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Les interventions nord-américaines pour promouvoir la caféiculture industrielle

CHAPITRE II – TECHNICISATION AGROCHIMIQUE ET DÉGRADATION DE LA CAFÉICULTURE

2. La marche de l‘introduction de la Révolution verte dans la caféiculture colombienne

2.3. Les interventions nord-américaines pour promouvoir la caféiculture industrielle

2.3.1. Les interventions privées et la promotion d‘un « agenda technoscientifique »

L‘interventionnisme nord-américain s‘est servi de nombreuses missions massivement diffusées comme l‘élément central d‘un programme d‘action mondiale basé sur les avancées technoscientifiques afin de mettre en marche une profonde transformation culturale et environnementale, certes, mais également culturelle, surtout en Colombie. Ainsi, inspirés par Echeverria (septembre 2010), nous pouvons considérer que cette intervention a été le point de départ d‘un « agenda technoscientifique » 20

appliqué à l‘agriculture colombienne. Selon cet auteur, cet agenda cherche à impacter les quatre contextes21 de l‘activité scientifique : le contexte de l‘éducation (de l‘enseignement du savoir à la diffusion des techniques et méthodes), le contexte de la recherche et de l‘innovation, les contextes d‘application et le contexte de l‘évaluation. Dans ce sens, notre cas d‘étude viendra illustrer les propos de Bruno Latour lorsqu‘il écrivait « les technosciences sont avant tout affaire de développement » (Latour, 2005, p. 409).

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Pour Echeverría, la notion « d‘agenda technoscientifique » désigne alors les programmes de changement du monde social, naturel ou, virtuel associé aux TIC‘s à travers les technosciences ou à travers leur convergence. Cela nous invite à mettre en place, à côté de l‘épistémologie, l‘axiologie de la science, et à les mettre toutes deux en relation. Il est donc nécessaire d‘analyser cet agenda afin d‘envisager la « connaissance de l‘usage de la connaissance comme outil de transformation du monde » (Echeverría, septembre 2010).

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Dans le cadre de recherches effectuées par Mario Arango, cet agronome et professeur à l‘Université Nationale de Colombie a révélé qu‘en 1950 a été signée une convention entre le ministère colombien de l‘Agriculture et la Fondation Rockefeller qui définissait « l‘intervention de plusieurs missions nord-américaines dans les programmes d‘enseignement et dans les plans de carrière de la Faculté Nationale d‘Agronomie » (Arango, 2005, p. 2801). À la suite de cette convention, la Faculté Nationale d‘Agronomie a été désignée « pour mettre en pratique un projet pilote dans tout le pays, à travers lequel elle pourrait contrôler la politique agraire en général et son enseignement en particulier » (Arango, p. 2802). En procédant à une analyse comparative, aussi bien des programmes d‘enseignement que des plans de carrière, Mario Arango a mis en évidence que le modèle d‘enseignement nouvellement instauré se rapprochait de celui « des

Land Grant Colleges, orienté vers la formation du fermier ou farmer nord-américain, qui tend à

promouvoir un usage élevé d‘agrochimiques de synthèse, un emploi réduit de main-d‘œuvre et une sélectivité de variétés ou de races de haut rendement » (Arango, 2005, p. 2806). Par ailleurs, Arango a dévoilé que :

[…] des intérêts multiples ont motivé un tel acharnement pour remplacer l‘agriculture diversifiée antérieure à 1950, qui connaissait jusqu‘à présent des résultats économiques et écologiques satisfaisants. En effet, pour concrétiser le concept de la Révolution verte, de jeunes multinationales productrices d‘agrochimiques et d‘engrais ont fait preuve d‘acharnement, sous couvert de vouloir moderniser l‘agriculture colombienne, pour atteindre rapidement de hauts niveaux de productivité. Pour ce faire, la transmission de la connaissance et le contenu de l‘enseignement ont été minutieusement fragmentés. Pour instaurer leur modèle technique, de nouvelles normes ont été prescrites afin de mettre en œuvre l’agriculture redressée. La Révolution verte est ainsi devenue pour la Colombie l‘objet d‘un engrenage discursif fondé sur la notion de développement pour imposer le contexte culturel nord-américain au détriment des pratiques locales (Arango, 2005, p. 2806).

La notion de développement à laquelle s‘est référé Mario Arango, est celle qui a été soutenue sur la scène internationale par les décideurs des pays de l‘hémisphère nord dans l‘après-guerre. Une telle version considérait que, seule la croissance économique, fondée d‘une part, sur la recherche et l‘application de la connaissance technico-scientifique, et d‘autre part, sur la consommation, conduisait vers le progrès social. C‘est à partir de cette approche économique du développement que la distinction entre les pays développés et les pays sous-développés est née. Ces derniers, aussi nommés pays du tiers-monde à l‘époque, devaient, selon les pays développés, adopter les

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caractéristiques des pays industriels, technologiquement plus avancés, celles des États-Unis22 essentiellement.

Dès la fin du siècle dernier, ce modèle développementaliste a suscité une controverse23 parce que, en plus de mettre en péril la préservation des biotopes et des habitats, il méconnaissait les singularités culturelles, sociales et écosystémiques des pays ciblés, en survalorisant les critères technico-économiques. En agriculture, et particulièrement en ce qui concerne notre étude de la caféiculture, la mise en œuvre du modèle de la Révolution verte, décrit dans le chapitre précédent, a complètement réorienté la production agricole nationale : ce processus a favorisé les exportations, au détriment des marchés locaux et/ou régionaux qui ont progressivement été désertés.

2.3.2. L‘interventionnisme officiel : « l‘Alliance pour le progrès » et « l‘Accord international sur le café »

Kalmanovitz (1997, p. 420), quant à lui, a qualifié cet événement de « tournant interventionniste » dans la sphère agricole mondiale. L‘ensemble de ces programmes lancés par les États-Unis a reçu un appui d‘ordre législatif décisif : la Loi 135 du 13 décembre 1961. Les sept missions annoncées dans cette loi se sont organisées selon deux grands axes : tout d‘abord, « réformer la structure sociale agraire » afin de trouver une solution à la violence des années 1950, causée par l‘inéquitable concentration de la propriété rurale, ce qui a conduit à créer de nouvelles institutions établies par la même loi ; le second objectif était d‘« accroître le volume de la production agricole » en fonction de programmes qui contribuaient à son exploitation rationnelle, « en appliquant des techniques appropriées » proposées par le Conseil

Social Agraire, également créé par cette loi, dont faisaient partie, entre autres, un représentant

des facultés d‘agronomie et le gérant de la Fédération nationale de caféiculteurs.

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Le 20 janvier 1949, le Président des États-Unis, Harry S. Truman, dans son discours de possession (cité par Arturo Escobar, 2007, pp. 19-20), a annoncé au monde entier sa notion de « traitement juste ». Il s‘en est servi pour vendre au reste du monde l‘idée que cela permettrait de résoudre les problèmes des « régions sous-développées » du globe et de garantir la paix : « … Ce que nous avons dans l‘esprit est un programme de développement basé sur les notions de traitement juste et démocratique… Produire davantage est la clé pour la paix et la prospérité. Et la clé pour produire davantage est une majeure et vigoureuse application de la connaissance technique et scientifique moderne ». Ces propos du Président Truman font écho au contenu du Rapport Bush cité dans le chapitre précédent. 23

On peut évoquer deux exemples : le Club de Rome et son rapport connu, intitulé The Limits to Growth, publié pour la première fois en 1972, actualisé ensuite à plusieurs occasions et, la deuxième Conférence Sur l‘Environnement et le Développement, organisée par les Nations Unies à Rio en 1992, date à partir de laquelle s‘est imposée la notion de « développement durable ».

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La loi 135 a favorablement préparé le contexte politique, académique, social et scientifico- technique colombien à l‘instauration de l‘« Alliance pour le progrès ». Cette collaboration institutionnelle instaurée par les États-Unis, depuis le monde politique jusqu‘au domaine de l‘enseignement, a utilisé la Colombie comme une vitrine de cette Alliance pour les autres pays cibles d‘Amérique latine (Kalmanovitz, 1997, p. 421). Les violences vécues en Colombie dans les années 1950 étaient l‘expression des déplorables conditions de vie subies par les populations rurales pauvres de presque toute l‘Amérique latine à cette époque. Une partie de ces populations a ainsi basculé et s‘est unie aux guérillas qui ont commencé à surgir au début des années 1960 et qui comportaient de plus en plus les paysans. Ceux-ci, encouragés par la prise de pouvoir à Cuba des guérillas rurales en 1961, ont vu dans ce déchaînement de violence l‘occasion de procéder à des revendications sociales et économiques. Pour prévenir une répétition du cas cubain et l‘extension de la pensée communiste, les États-Unis ont largement forcé et accéléré la mise en marche de l‘Alliance pour le progrès ce qui scella l‘entrée officielle de la Révolution verte en Amérique latine.

En Colombie, cette Alliance a été présentée comme la panacée. Elle s‘est, cependant, d‘emblée traduite par un accroissement considérable de la dette extérieure (Kalmanovitz, 1997, p. 421), car la quasi-totalité des produits agrochimiques de synthèse promus par la Révolution verte était d‘origine importée. C‘est ainsi que l‘agenda mis en marche pour une agriculture autour de ce paradigme a rendu la caféiculture colombienne dépendante des subsides venus de l‘intervention publique. À l‘époque, cela a peut-être affaibli l‘avancée communiste qui inquiétait les États- Unis, ou avait au moins diminué la violence des années 1950. Néanmoins, dans un pays trop peu industrialisé et à vocation agricole, une agriculture constamment subventionnée est économiquement insoutenable à long terme. Dans la dernière partie de ce chapitre, nous verrons comment, en absence de l‘intervention politique, ce modèle d‘agriculture devient un échec social, en d‘autres termes, une involution culturale et culturelle.

La mise en marche de la Révolution verte peut aussi être interprétée, tout comme les missions nord-américaines et de l‘Alliance pour le progrès, dans l‘agriculture colombienne, et notamment dans la caféiculture, comme un enjeu géopolitique pour les États-Unis. Ce n‘est qu‘en 1989, après la chute du mur de Berlin et l‘effondrement ultérieur du bloc soviétique, que c‘est opéré autres choses, une restructuration mondiale, ou presque, de la vie politique et économique dans le sens du libre marché. Cependant, entre 1962 et 1989, le pays en tête des démocraties libérales a promu un Accord international sur le café, véritable exemple de planification directive dans le

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domaine économique entre pays consommateurs et producteurs. Il s‘agissait d‘une autre forme d‘intervention en faveur du système agroindustriel, mais cette fois-ci à l‘échelle des échanges globaux et sur un produit spécifique. L‘objectif de cet accord international était de réguler le marché en maintenant une offre constante du produit au niveau mondial afin de contrôler les aléas des prix entraînés par la dynamique de l‘offre et la demande. Au fond, ce dessein cherchait à soutenir les pays producteurs les plus pauvres, notamment de l‘Amérique latine, en empêchant leur déstabilisation politique à cause de la chute brusque du prix international du café, qui aurait servi la cause des revendications communistes. A l‘encontre même des théories sur le libre marché et la libre concurrence, chaque pays signataire s‘engagait à stocker un pourcentage important de sa production nationale, car chacun d‘entre eux disposait un quota annuel assigné de production (x millions de sacs) par rapport à la production mondiale. La Colombie, par exemple, était obligée de retenir 15 % de ses exportations de café, « c‘est-à-dire obligée d‘acheter une partie considérable de la récolte et puis de la stocker » (Kalmanovitz, 1997, p. 427). Finalement, cette dépense a été aussi payée avec des ressources publiques.

En conclusion, l‘établissement du modèle agro-industrielle de caféiculture a nécessité la mise en œuvre d‘une triple subvention, à savoir d‘une « subvention énergétique » (Carrizosa, 1988, p. 31) à la ferme, d‘une subvention publique apportée à travers de la Fédération des caféiculteurs, et d‘une subvention internationale fournie principalement par les États-Unis. Dans la constitution et l‘adoption de ce système agro-industriel, Cenicafé a rempli une fonction déterminante. Nous le verrons en soulignant le rôle décisif et les répercussions complexes qu‘ont eu ses recherches au service de la technicisation au cours de deux crises phytosanitaires qui ont sévèrement affecté la monoculture du café dans le Quindío.

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