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La Grande Famine en Irlande ou la mise faillite d‘une monoculture vulnérable

CHAPITRE I – L‘AVÈNEMENT HISTORIQUE DE LA PROTECTION DES CULTURES EN FONCTION

2. L‘agriculture issue de la première révolution industrielle : la mise à l‘épreuve par ses bioagresseurs

2.1. La Grande Famine en Irlande ou la mise faillite d‘une monoculture vulnérable

2.1.1. Un agroécosystème ravagé par un champignon

Le cas de la Grande Famine en Irlande, vers le milieu du XIXe siècle, illustre bien les vulnérabilités écologiques et sociales qu‘a provoquées la spécialisation des régions agricoles. En Europe du Nord, le développement des voies et des moyens de transport a entraîné la transformation d‘une économie de subsistance, basée sur des systèmes agricoles ménagers, en

Chapitre I – L‘avènement historique de la protection des cultures en fonction d‘agrochimiques de synthèse

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une économie des échanges, fondées sur l‘essor d‘une agriculture régionalement spécialisée, qui permettait des gains de productivité. La pomme de terre, importée d‘Amérique, fut introduite en Irlande vers 1580. En tant que culture souterraine, ce tubercule résistait aux gelées en hiver et aux incendies de l‘été. De plus, « une petite parcelle permettait alors de nourrir une famille de six enfants, une vache et un cochon » (Johnson, 2002, 64.42).

Ces avantages expliquent que la monoculture de ce tubercule était devenue, dans l‘Irlande des années 1840, le moyen principal, et même l‘unique, pour assurer les valeurs de souveraineté et de sécurité alimentaires des habitants, puisque « la pomme de terre constituait le seul aliment solide ingéré par 40 % des Irlandais, et que le reste de la population en était grandement tributaire. De plus, l‘Irlande figurait parmi les pays les plus pauvres d‘Europe » (Mann, 2013, p. 260). Ce contexte s‘est avéré propice à l‘entrée en scène du parasite Phytophtora infestans, classé parmi les oomycètes, responsable du mildiou de la pomme de terre, une pathologie végétale qui dévasta les champs européens au cours des années 1840, causant une véritable crise malthusienne (Griffon, 2006, 32-33), car l‘approvisionnement insuffisant en denrées alimentaires dans une période de forte croissance démographique a entraîné la mort de deux millions de personnes, dont la moitié en Irlande, sans parler de deux millions d‘Irlandais immigrés aux États- Unis ((Mann, 2013, p. 256). On peut affirmer que Phytophtora infestans, « incarne un des premiers désastres de l‘agriculture commerciale moderne » (Mann, 2013, p. 263), c‘est-à-dire de l‘agriculture industrielle qui non seulement a procuré aux agents phytopathogènes des cibles nombreuses et homogènes, mais qui, en s‘appuyant sur des réseaux des transports plus rapides et plus denses, a également, accéléré la circulation des organismes déprédateurs. En effet, c‘est en juillet 1845, dans la ville de Courtrai, à quelques kilomètres de la frontière avec la France, que s‘est trouvé le point de départ de la plus vaste épidémie de mildiou jamais enregistrée en Europe :

À peine quelques semaines plus tard, ils touchaient la Hollande, l‘Allemagne, le Danemark et la Grande-Bretagne. [...] On a signalé la première manifestation du mildiou en Irlande le 13 septembre 1845 (Mann, 2013, p. 259).

2.1.2. Les raisons d‘une vulnérabilité exceptionnelle

Regardons de plus près les raisons qui peuvent expliquer la vulnérabilité exceptionnelle qu‘a manifestée l‘agroécosystème irlandais face à son bioagresseur. Il y avait d‘une part, comme nous

Première partie – L‘usage d‘agrochimiques de synthèse dans la caféiculture : une crise de valeurs

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l‘avons déjà dit, une omniprésence de la pomme de terre, « ce qui en en faisait une cible toute désignée, d‘autant plus sensible que la production était très homogène. D‘après Ó Gráda, la moitié du pays était dominée par une variété ultra-productive connue sous le nom de ―Lumper‖ » (Mann, 2013, p. 264). D‘autre part, il faut regarder du côté de l‘évolution des pratiques culturales :

Depuis des siècles, les paysans irlandais pratiquaient la culture sur billons, des rangées de petites buttes séparées par des tranchées. [...] Ces crêtes d‘une trentaine de centimètres de haut ressemblaient étrangement aux wacho des Indiens des Andes, aménagées comme eux sur des sols marécageux. Les buttes se réchauffaient plus tôt et conservaient la chaleur plus longtemps que les terrains plats environnants, un avantage de taille dans les régions aussi froides que les Andes ou l‘Irlande. [...] Ignorant les atouts de la culture sur billons, les réformateurs du XVIIIe

siècle la jugeaient obsolète et improductive. Andrew Wight et Jethro Tull, agronomes militants, invitaient les fermiers à labourer le sol en profondeur pour faire remonter les nutriments et à ensemencer le moindre lopin disponible. Partisans d‘un emploi intensif de l‘engrais (le fumier, puis le guano) et d‘un désherbage implacable, ils prônaient des méthodes de récolte plus efficaces, propres à accroître les rendements. Leur foi dans les progrès techniques leur faisait voir les machines industrielles comme des dons de Dieu destinés à l‘accomplissement de tels projets. Et dans la mesure où le nouveau matériel ne s‘accommodait que des sols plats, il fallait se débarrasser des cultures sur billons. Pour finir, ils considéraient les intervalles entre les buttes comme autant d‘espaces perdus (Mann, 2013, pp. 264-265).

Chercheur en phytopathologie de l‘université de Texas, Michael D. Myers (cité par Mann, 2013, pp. 265-267) a déduit que les mauvaises récoltes étaient imputables à l‘abandon des cultures en billons, tant décriés par les agronomes éclairés et partisans de l‘agriculture industrielle. Cette modification des agroécosystèmes « eut pour effet imprévu de favoriser les pathologies végétales. (Notons au passage que les Andes ont été épargnées par les épidémies de cette envergure) ». En conclusion, l‘implantation d‘une monoculture dans un milieu reconfiguré en fonction des nouvelles technologies a ouvert au loup, ici au Phytophtora infestans, les portes de la bergerie. Autrement dit, sans ce genre de progrès scientifique et technique, qui a précédé l‘apparition de l‘épidémie et qui visait à la maximisation des rendements et de la surface cultivable, le mildiou aurait eu un impact bien moindre. Bref, il est légitime de considérer que la

Grande Famine représente le premier désastre de l‘agriculture moderne, scientifiquement

Chapitre I – L‘avènement historique de la protection des cultures en fonction d‘agrochimiques de synthèse

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2.2. Les tentatives empiriques pour contrer la prolifération des bioagresseurs : L‘exemple du

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