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La fin des aides internationales et la nécessité des subventions publiques

CHAPITRE II – TECHNICISATION AGROCHIMIQUE ET DÉGRADATION DE LA CAFÉICULTURE

3. L‘implantation du système agro-industriel : hauts rendements et contreparties

3.3. La crise de la caféiculture technicisée et dépendante des subventions

3.3.2. La fin des aides internationales et la nécessité des subventions publiques

La fin des subventions internationales en provenance des États-Unis, sous la forme d‘une régulation du marché et d‘aides au développement, a soumis le prix de vente du café aux fluctuations de la Bourse de New York. La dérégulation du commerce de cette denrée, liée à la fin de l‘Accord international sur le café, et l‘entrée en force sur le marché, dans les années 1990, d‘autres pays tels que le Vietnam, l‘Indonésie, l‘Inde et le Mexique, qui avaient considérablement augmenté les surfaces cultivées de café, ont accru l‘offre mondiale jusqu‘à arriver à un phénomène de surproduction (Pizano, 2001, pp. 43-52). La caféiculture colombienne n‘a pas tardé à souffrir de la perte de ce secours extérieur. Pour la période 1991-1992, malgré la présence du scolyte des grains de café, la production nationale a atteint le chiffre record de 18 millions de sacs, mais cette même année, le prix interne de vente est tombé de 26,3 % et de 37,6 % en 1993. Durant l‘année 1996-1997, le panorama semblait encore plus sombre : la rentabilité était nulle, voire négative, à tel point que la production est descendue à 10,8 millions de sacs (Robledo, 1998, p. 4). C‘est ainsi que beaucoup de petits et moyens caféiculteurs et leurs familles se sont trouvé dans une position d‘asphyxie financière : seulement dans la Banque

agraire et la Banque des caféiculteurs, les dettes échues atteignaient 43 % de l‘ensemble des

crédits. Les agriculteurs étaient confrontés au dilemme de rembourser leurs dettes à la banque en se privant des moyens nécessaires à la poursuite de l‘exploitation ou de refuser le remboursement et de continuer à produire en prenant le risque de voir leurs terres saisies par la banque.

Pour sortir de ce dilemme et desserrer l‘étau engendré par l‘établissement d‘une caféiculture monoculturale et hautement subventionnée en intrants agrochimiques, en 1993, les caféiculteurs n‘avaient d‘autre issue que de réclamer des subventions publiques en demandant un rajustement du prix interne du café au-dessus du prix fixé par le marché international, ou en sollicitant un refinancement des dettes, qui sont rapidement devenues impayables à cause des intérêts capitalisés, ou en suppliant le gouvernement de leur accorder une remise de leurs dettes comme

Chapitre II – Technicisation agrochimique et dégradation de la caféiculture colombienne

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seule solution pour éviter que leurs terres hypothéquées continuent d‘être saisies et liquidées par les institutions financières. La politique de subventions étatiques n‘a pas comporté un caractère systématique. Les aides concédées ont été obtenues uniquement après de vastes et longues mobilisations de la part des caféiculteurs (voir infra, chapitre VII). Il reste qu‘entre 1989 et 2000, les gouvernements successifs ont approuvé douze processus de refinancement et deux de remise du paiement d‘obligations (Márquez, 2000, p. 105). Pourtant, ces subventions publiques ont joué un rôle structurant dans le maintien d‘un système agrotechnologique dépendant d‘apports énergétiques extérieurs à l‘exploitation, sans qu‘à aucun moment les gouvernements, la Fédération nationale des caféiculteurs ou les agriculteurs eux-mêmes aient ne fût-ce qu‘essayé de remettre en question la technicisation.

Conclusion du chapitre II

Entre la fin du XIXe siècle et les années 1950, la polyculture autour du café avait été le moteur du développement socioéconomique, culturel et paysager de la région andine colombienne, dont fait partie le Quindìo. La technicisation de la caféiculture s‘est opérée par l‘introduction de la variété

caturra, importée du Brésil, le grand rival de la Colombie sur les marchés internationaux. Ce fut

un processus engagé par le haut et soutenu de l‘extérieur. D‘une part, elle a été le résultat de l‘action institutionnelle de la Fédération nationale des caféiculteurs et de Cenicafé en tant que centre de recherche scientifique et de développement technologique. D‘autre part, elle a découlé d‘un « agenda technoscientifique » pour réformer l‘agriculture nationale, voire sud-américaine, dans le cadre de l‘Alliance pour le progrès, au détriment des systèmes agricoles traditionnels et des savoirs locaux.

La généralisation de la caféiculture industrielle, orientée vers l‘exportation et centrée sur la monoculture d‘une seule variété de café à haut rendement, s‘est accomplie au nom de la productivité et pour rectifier la prétendue inefficacité des pratiques polyculturales. Or, nous avons vu que les performances obtenues, dont la meilleure illustration est le boom du café survenu dans les années 70 suite à des mauvaises récoltes au Brésil, dépendent de la mise en place de subventions énergétiques en pesticides et fertilisants de synthèse et d‘aides publiques pour réguler les prix ou pour alléger le poids des dettes engendrées par les investissements nécessaires à la technicisation.

Première partie – L‘usage d‘agrochimiques de synthèse dans la caféiculture : une crise de valeurs

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En transformant les fermes en des monocultures dépendantes des intrants chimiques, la technicisation a rendu les caféières vulnérables aux attaques des insectes phytophages ou aux agents phytopathogènes, ce qui a renforcé cette dépendance en exigeant l‘intensification de la lutte chimique au moyen de produits phytosanitaires. Il est difficile de ne pas voir, par exemple, l‘arrivée du scolyte des grains de café comme l‘aboutissement de l‘implantation de surfaces étendues et homogènement cultivées, suivant un processus caractéristique des agroécosystèmes régis par la Révolution verte et qui ne va pas sans rappeler la crise du doryphore étudiée au chapitre I. La technicisation a également rendu les caféiculteurs vulnérables face aux dangers du surendettement provoqué par l‘absence d‘une politique internationale de régulation des prix, par la faiblesse ou l‘irrégularité des subventions publiques et par la nécessité de recourir constamment et de plus en plus à des intrants chimiques importés.

La vulnérabilité et dégradation de la caféiculture colombienne actuelle sont associées à des risques multiples, d‘ordre écologique, social, économique et culturel. Cependant, cette dégradation n‘a jamais conduit à une réflexion sur le bien-fondé de la technicisation. Or, à notre sens, il est impossible de dissocier la crise de la caféiculture du système technique d‘exploitation culturale. Est-il possible de continuer à méconnaître les détériorations ou les effets indésirables liés à l‘usage d‘agrochimiques sur l‘environnement et sur l‘autonomie des paysans ? Ce qui est enjeu ici n‘est pas seulement la question d‘une technicisation « durable » du point de vue économique du rendement, mais, surtout, la « durabilité » de la caféiculture par rapport à la vulnérabilité du tissu social, des écosystèmes et de la santé humaine. C‘est en ce sens qu‘il est indispensable de développer un cadre d‘analyse axiologique autour de l‘usage d‘intrants chimiques de synthèse, afin de préciser les enjeux méthodologiques à prendre en considération dans notre étude de cas. Déployer ce cadre d‘analyse sera l‘objectif du prochain chapitre.

Chapitre III – Agrotechnologie et conflits de valeurs : un cadre d‘analyse axiologique

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CHAPITRE III – AGROTECHNOLOGIE ET CONFLITS DE VALEURS : UN CADRE D’ANALYSE AXIOLOGIQUE

Le chapitre précédent a montré que le type de technicisation mis en œuvre dans la caféiculture a été facteur de sa propre crise. Nous la réinterprétons comme la manifestation d‘une situation de crise38 de valeurs. Cette dernière montre clairement les limites de l‘équilibre social au fur et à mesure que se manifestent les limites de l‘équilibre écologique, à cause de la prédominance des valeurs qui ont fondé et véhiculé cette technicisation au détriment d‘autres valeurs qui, paradoxalement, sont devenues de plus en plus décisives pour la durabilité de la caféiculture. Les conflits de valeurs sont, donc, les éléments dynamisants de cette situation de crise. C‘est pourquoi nous proposons que pour faire face à cette situation, c‘est-à-dire pour arriver à la comprendre et, éventuellement, à la surmonter, il est nécessaire d‘entreprendre une analyse et une évaluation axiologique qui révèle empiriquement les conflits de valeurs sous-jacentes, de même que la responsabilité des agents face à l‘avenir. Ainsi, dans ce chapitre nous développons le cadre d‘analyse nécessaire pour mettre en évidence ces conflits de valeurs. Nous nous demandons, alors, quelle est la nature des conflits de valeurs et comment procéder à cette analyse ? Quelles sont les conséquences et risques qui découlent des conflits de valeurs et comment les approcher ?

Nous procéderons en trois temps. Premièrement, il s‘agira de montrer que la nature des conflits de valeurs dans notre étude de cas demande une perspective pluraliste sur les valeurs, qui conduit à établir l‘incommensurabilité. Ceci s‘oppose, comme nous le verrons ensuite, à la perspective

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Nous entendons ici la notion de « crise » dans le sens de menace, elle désigne donc un moment décisif dans la dynamique d‘un système à s‘auto-organiser et trouver (décider) la façon de continuer sa marche autrement. C‘est la situation, par exemple, dans une crise alimentaire, une crise sanitaire, une crise économique ou, plus proche de notre cas d‘étude, une crise écologique. À cet égard, nous empruntons à Michel Serres (2009, p.p. 7 – 9) sa définition du

mot crise : « Le mot crise vient du grecκπινω, crinô, qui justement signifie juger [faire la critique de] […] Ainsi, le

mot crise laisse voir son origine juridique. Il s‘agit, là, d‘une décision prise par un jury et par son président. Latine quant à elle, dé-cision veut dire couper en deux, comme avec des ciseaux […] Dans l‘espace, cette décision dessine un chemin qui bifurque : nous prenons à gauche ou à droite ; belle ou ratée, la comédie ; coupable ou non coupable, condamné ou relaxé, l‘accusé […] Passée, mais alors de façon décisive pour ce qui nous occupe, au lexique médical, la crise y décrit l‘état d‘un organisme confronté à la croissance d‘une maladie, infectieuse, nerveuse, sanguine, cardiaque, jusqu‘à un pic local et catastrophique qui le met tout entier en danger : crise de nerfs, d‘asthme, d‘apoplexie, d‘épilepsie, crise cardiaque… En cette situation, justement dit critique, le corps prend à nouveau, et de soi, une décision : passé cette limite, ou il meurt ou il emprunte un nouveau chemin. Bifurcation et choix de nouveau. Dans le cas où il survit au sortir de la ladite crise, il prend une autre voie et guérit […] La guérison indique donc un nouvel état, comme modelé à nouveaux frais par l‘organisme. La crise lance le corps ou vers la mort ou vers une nouveauté qu‘elle le force à inventer ».

Première partie – L‘usage d‘agrochimiques de synthèse dans la caféiculture : une crise de valeurs

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moniste, assez répandue dans les approches conséquentialistes. Dans un troisième temps, nous présenterons la structure et la dynamique des conflits de valeurs. Nous verrons également que la manifestation négative des valeurs, c‘est-à-dire les non-valeurs, dans le système agrotechnologique en fonction d‘intrants chimiques, est liée à la production de risques et de conséquences dommageables qui seront envisagés à l‘aide de la notion de « société du risque ».

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