• Aucun résultat trouvé

Analyse coût/bénéfice ou délibération sur les valeurs prioritaires

CHAPITRE II – TECHNICISATION AGROCHIMIQUE ET DÉGRADATION DE LA CAFÉICULTURE

2. Quelle approche pour l‘analyse des conflits de valeurs ?

2.2. Analyse coût/bénéfice ou délibération sur les valeurs prioritaires

Dans l‘agriculture, et notamment à partir du paradigme de la Révolution verte, les décisions concernant les interventions dans ce domaine sont surtout définies sur la base d‘une analyse des alternatives envisagées en termes de coût-bénéfices ou coût-bénéfice-risque. Nous montrerons pourquoi les conflits de valeurs de notre étude de cas ne sont pas susceptibles d‘une analyse coût-bénéfice.

L‘analyse coût/bénéfice constitue un outil d‘évaluation qui permet de comparer parmi différentes alternatives lors de la prise de décisions. Cette analyse met en relation un ensemble de buts prévus (les bénéfices ou l‘utilité) et, en contrepartie, un ensemble d‘actions et/ou de ressources (les coûts) nécessaires pour atteindre les objectifs et de là on obtient enfin un ensemble de résultats (les conséquences). Le principe de l‘analyse coût/bénéfice est simple : exécuter l‘alternative qui maximise les bénéfices nets par rapport aux coûts. Ceci explique pourquoi cette analyse a été très importante et largement utilisée tant dans le domaine économique que politique (Sunstein, 1997). L‘analyse coût/bénéfice, comme nous l‘avons montré plus haut, à l‘aide de Leñn Olivé, est aussi utilisée dans l‘évaluation du niveau interne d‘un système technique, notamment pour estimer son efficacité. Car cette dernière est comprise comme la relation entre les objectifs attendus et les résultats obtenus une fois que le système a opéré.

John Finnis (1997, p. 219) offre une définition détaillée de l‘analyse coût/bénéfice :

Ici [dans l‘analyse coût/bénéfice], (1) les objectifs sont bien définis, (2) les coûts peuvent être comparés par rapport à certaine unité définie de valeur (par exemple, l‘argent), (3) les bénéfices peuvent être aussi quantifiés d‘une manière qui les rend commensurables l‘un par rapport à l‘autre [mieux que, aussi précieux que, pire que, ou supérieur, inférieur, égal] et (4) les différences entre les moyens, sauf leurs coûts mesurables, leurs bénéfices mesurables, et d‘autres aspects de leur efficacité respective en tant que moyen, ne sont pas considérés comme importantes.

Compte tenu de son principe ainsi que de cette définition, le ratio coût-bénéfice est un outil dans une perspective conséquentialiste et, en tant que telle, l‘analyse coût/bénéfice constitue une version forte de commensurabilité de valeurs. Selon cette approche, la délibération d‘actions alternatives utilise le langage du calcul et reste dans le domaine technique. Habituellement, l‘analyse coût/bénéfice est aussi appliquée à la gestion préventive de risques naturels et technologiques. Dans ces cas, les décideurs publics disposent de contraintes juridiques afin de

Chapitre III – Agrotechnologie et conflits de valeurs : un cadre d‘analyse axiologique

141

protéger la population, les biens publics et l‘environnement. Et, étant donné qu‘une catastrophe naturelle ou un accident technologique causent des coûts inéluctables, s‘impose la décision de mettre en pratique un programme de prévention en fonction du degré de dangerosité du risque. Ce dernier permet d‘établir les mesures correctives et/ou préventives les plus adéquates vis-à-vis des conséquences prévisibles. Cependant, la qualité de l‘exécution de telles mesures dépend des alternatives (programmes de préventions) qui sont soumises à l‘analyse coût/bénéfice. Dans ce cas, on parle donc d‘une notion de « risque » qui désigne les dangers qui peuvent avoir une détermination spatio-temporelle. Ainsi, d‘autres estimations du risque et de ses conséquences, au-delà du cadre de calculabilité, « ne sont pas considérées comme importantes »57.

L‘analyse coût-bénéfice peut être très utile dans des cas exceptionnels où il n‘existe pas de conflits de valeur, c‘est-à-dire où n‘a pas lieu la rencontre d‘une pluralité de systèmes de valeurs. Autrement ce serait la disparition forcée d‘une multiplicité d‘agents et de valeurs par les voies de la commensurabilité et du calcul. À ce sujet, James Griffin (1997, p. 35) souligne :

Et quand beaucoup d‘entre nous insistent, par exemple, sur le fait que les décisions complexes sur l‘environnement ne peuvent pas être réduites à une analyse coût-bénéfice parce que certaines des valeurs en conflit sont incommensurables, nous ne disons pas seulement que ces valeurs ne peuvent pas être réalisées dans des échelles additives cardinales, mais qu‘elles ne peuvent pas être réalisées même dans l‘échelle ordinale avec laquelle les économistes sont généralement contents de travailler.

Comme nous l‘avons montré jusqu‘à présent, la connexion entre pluralité et incommensurabilité est assez problématique en ce qui concerne l‘évaluation rationnelle des conflits de valeur. Mais il ne faudrait pas en conclure que tels conflits imposent une situation d‘irrationalité. Le défi consiste à passer du réductionnisme des différentes versions du monisme axiologique, à une délibération sur les valeurs prioritaires, lorsqu‘il s‘agit de l‘agir technique dans un contexte d‘incertitude. Ce passage n‘est pas l‘acte de la découverte de « la solution correcte », car il n‘existe pas une telle solution, mais un acte de créativité qui conduit, comme le dit Michel Serres (2009a, p. 8), à emprunter « un tout autre chemin ». En d‘autres termes, Il ne s‘agit pas de trouver la clé pour conjurer les conflits de valeurs, mais plutôt d‘inventer une réponse à partir des conditions concrètes d‘une étude de cas. C‘est pourquoi cette délibération doit satisfaire au

57

C‘est pourquoi le « principe de précaution » est de plus en plus évoqué dans des situations dans lesquelles ce qui est en jeu en matière de protection contre la dégradation, notamment de la santé de l‘environnement et des êtres humains, va au-delà de ce qui est calculable, c‘est-à-dire au-delà de la certitude scientifique.

Première partie – L‘usage d‘agrochimiques de synthèse dans la caféiculture : une crise de valeurs

142

moins à deux conditions : premièrement, partir d‘une évaluation empirique des systèmes de valeurs en jeu. Deuxièmement, garantir la rencontre ou l‘interaction de la pluralité d‘agents et des sous-systèmes de valeur, dans la mesure où ils sont incommensurables.

La délibération sur les valeurs prioritaires ne représente donc pas une rechute dans la commensurabilité qui conduit à sacrifier certaines valeurs au profit d‘autres. Il s‘agit plutôt, en empruntant les termes de Gilbert Hottois (2000, pp. 56 – 59), d‘« accompagner avec sagesse » la recherche et le développement technoscientifique :

L‘accompagnement n‘est pas passif : il est complexe en raison du caractère multiculturel de nos sociétés et des associations d‘intérêts qui s‘y expriment. De telle sorte que ce n‘est pas seulement la RDTS [la recherche et le développement technoscientifique] mais aussi cette pluralité culturelle, plus ou moins conflictuelle, qu‘il s‘agit d‘accompagner si possible avec sagesse.

Si « le bien » qui constitue la fin visée par un système agrotechnologique n‘est pas effectivement éprouvé en tant que « bien » par rapport aux relations sociales et aux relations de la société avec son environnement, alors il est tout à fait sage de réévaluer une telle fin. La délibération sur les valeurs prioritaires devient alors un accompagnement, avec la participation de tous les agents concernés, pour accomplir cette réévaluation. À notre avis, grâce à cette réévaluation, l‘agrotechnologie gagnerait en robustesse, c‘est-à-dire que l‘interaction homme-technique-nature dans la production agricole gagnerait en durabilité. Pour la FAO (2007, p.3), par exemple : « Il est aujourd‘hui clair que l‘agriculture doit coexister avec le milieu naturel, et non saper les ressources dont elle dépend ». Pour nous, cela n‘est pas possible qu‘à travers l‘agencement de la pluralité d‘agents et valeurs concernés.

Passons maintenant à l‘analyse des deux conditions que doit satisfaire une délibération sur les valeurs prioritaires. Comment peut-on analyser et évaluer (mesurer) les valeurs en conflit, en tenant toujours compte de leur incommensurabilité ?

Chapitre III – Agrotechnologie et conflits de valeurs : un cadre d‘analyse axiologique

143

Outline

Documents relatifs