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Chapitre 2 : les communautés de pratique à l’hôpital : entre émergence et volonté

2.5 Un fonctionnement qui évolue dans des champs de tensions

2.5.2 Le risque de management clandestin

Au sein d’une institution hospitalière, le cadre manager gère la composition des équipes, la répartition des charges de travail en tenant compte des compétences évaluées et des réactions présumées des professionnels. Nous nous appuyons sur l’étude de Michel Moullet

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(1992), sociologue pour lequel ce management explicite est considéré comme un management de premier niveau. Il donne naissance à des modèles qui structurent l’organisation. Il concerne l’organisation formelle de l’hôpital, les organigrammes par pôles, la définition des fonctions en fonction de la GPMC, les processus. L’objectif est de garder le contrôle et le lien avec les équipes de professionnels. Ce management explicite est souvent éloigné des réalités de la pratique du terrain. Cela peut être lié à l’éloignement géographique (établissement multi-sites, regroupement en communautés de territoire) mais plus souvent à la distance qui s’établit dans les relations entre l’encadrement supérieur et le management de proximité. Les critères de bonnes pratiques, les indicateurs et autres tableaux de bords constituent des synthèses réductrices qui ne représentent pas le fonctionnement quotidien de l’institution. Entre ce management organisationnel explicite et la pratique existe un second niveau de management, plus intime ( Moullet, 1992). Empreint d’une part d’informel, il reflète l’expérience et l’intuition du manager. Cet échelon plus profond permet d’ajuster les objectifs et les priorités et peut influencer l’octroi des ressources nécessaires pour les atteindre ou faire face aux besoins spécifiques des situations.

Figure 22 : les niveaux du management clandestin ( d’après Moullet, 1992).

Cependant, la prescription de la hiérarchie est rarement assortie d’un mode d’emploi. L’hôpital n’est pas un univers réglé et cohérent. Il est aussi une structure informelle dans laquelle rivalisent et s’expriment les expertises et intérêts de chacun. Le management

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explicite de premier niveau ne peut régir tous les aspects. Les insuffisances de la hiérarchie peuvent prendre la forme d’une faiblesse de prescription, d’une prescription floue ou au contraire d’une prescription suréminente (Soenen, 2015). Au-delà d’un certain seuil, les solutions sont prises par le collectif. Ainsi le médecin élabore une thérapeutique en tête à tête avec le patient mais lorsque les référentiels de bonnes pratiques ne peuvent répondre aux incertitudes, il présente le cas à ses pairs, dans le cadre d’un staff médical.

Les incertitudes, auxquelles le management de la hiérarchie ne peut apporter de réponse, induisent une augmentation de la prise de risque de professionnels qui « bricolent » des solutions. L’adaptation de la pratique est nécessaire pour pouvoir appliquer les injonctions de la hiérarchie(Friedberg, 1992). C’est à ce niveau qu’apparait le management clandestin. Le management n’est pas uniquement opéré par les décideurs stratèges légitimés par l’institution. Il est l’objet d’un glissement : les professionnels prennent les choses en mains et managent les éléments nécessaires à la réalisation de la pratique. Ce management clandestin est le reflet de l’appropriation par les professionnels des orientations stratégiques. Ces derniers ajustent et modifient l’application de la prescription pour en combler les failles qui sont induites par des situations sensibles, tout en répondant à leurs propres intérêts. Ce management, opéré dans l’ombre du fonctionnement de l’établissement, est appelé management clandestin car il ne répond pas nécessairement aux impératifs du moment, ni aux objectifs du management formalisé exercé par le cadre professionnel d’encadrement (Moullet, 1992). Bien qu’ignoré, Il apparait comme incontournable.

Le management clandestin n’est ni le fruit d’une perversité ou d’une tentative de prise de pouvoir, ni le symptôme de dysfonctionnements. Les décideurs hospitaliers ont conscience qu’ils ne peuvent tout régir et qu’un certain nombre de décisions échappent à leur contrôle. La spécificité des tâches, la sensibilité des situations et la volonté des professionnels de se protéger de l’obligation de rendre compte pour ne pas être jugés sont le plus souvent incriminés. Les professionnels improvisent et construisent des solutions pour faire face aux situations de manière autonome, sans en référer à la hiérarchie, mais, pris dans le flux de l’action quotidienne, ils peinent parfois à inscrire leur action dans un cadre collectif.

La CoP peut, dès lors, constituer l’espace de construction d’une réponse collective aux insuffisances de la prescription de la hiérarchie (Soenen, 2015). En effet, quelle que soit la

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forme des incertitudes, les professionnels, confrontés à la réalité de la situation, éprouvent le besoin de développer des solutions pour rendre applicable l’injonction. La CoP favorise les échanges qui peuvent prendre la forme de dons et de contre dons, dont la nature peut être différente (Batifoulier et al,1992). Par exemple, un professionnel peut prodiguer des conseils à un collègue pour poser une perfusion alors que le second en retour réalisera un soin pour alléger sa charge de travail. Au sein de la CoP, les postures opportunistes sont atténuées et les liens entre les membres se renforcent au fur et à mesure des interactions. Les échanges de connaissances entre pairs sont dotés d’une qualité et d’une légitimité accrue qui favorisent leur appropriation par la majorité des acteurs de la communauté de pratique et participe à l’élaboration du répertoire partagé (Wenger, 1998). Ils sont construits sur une négociation réciproque entre les acteurs. Les participants apprennent à se connaitre. Ils s’entraident mutuellement et prennent l’habitude de travailler ensemble. Au sein de la CoP, « il y a appropriation collective de l’espace, du temps et le développement d’un

fonctionnement cohérent s’instaure peu a peu qui va de la stratégie jusqu’au détail des procédures [...] Le terrain joue le contrat implicite, l’échange, l’arrangement, le réciproque au plus près des intérêts de chacun » (Moullet, 1992, p.94). L’émergence de ce management

clandestin échappe à la hiérarchie. Cette approche permet de considérer la CoP comme un construit social doté d’une identité propre qui émerge pour répondre « aux inévitables failles de la prescription » (Soenen, 2015).

En réaction à ce management « clandestin » la hiérarchie est tentée de se réapproprier le fonctionnement de la CoP en exerçant un contrôle détaillé et localisé. Celui-ci peut prendre une forme explicite comme des demandes de reporting (contrôle des présences, directives sur la manière de travailler, compte rendu de réunions...) ou davantage implicite au travers des moments de partage informels (discussion autour du café ou lors de rencontre dans un couloir). L’objectif est d’obtenir la transparence sur des aspects du fonctionnement ou de l’utilisation des ressources. Cependant, cette intrusion peut susciter des résistances et altérer la communication. La démarche est alors contre-productive. La question se pose dès lors de savoir comment identifier et repérer ce management clandestin ? Les indicateurs, critères, tableaux de bords reflètent le management explicite, mais ils n’intègrent pas les arrangements du management clandestin. Ce dernier s’exprime au travers de faits intimes vécus par des professionnels proches. Les conseils de prescription d’antalgiques dispensés

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par l’infirmière senior à un interne novice ne sont pas référencés et relèvent d’un management qui échappe à toute hiérarchie. Ces décisions d’adaptation implicites forgent l’ambiance et la vie de l’unité ou du pôle. Michel Moullet (1992) indique qu’au-delà des occasions de contrôle du management officiel, il existe, au sein des zones d’ombre du management clandestin, des espaces d’autonomie et de liberté ; des sortes de fenêtres au travers desquelles se manifeste cette activité souterraine. C’est à l’occasion des contrôles ou de reporting, portés par les systèmes d’informations et ceux exercés par la hiérarchie, que les professionnels vont justifier des décisions non prescrites, décidées pour adapter la pratique à la situation et atteindre les objectifs. La mise en lumière de faits intimes permet de reconstituer et de comprendre la dynamique réelle de l’organisation (Moullet, 1992). Ainsi, à l’occasion de la présentation du logiciel de référencement des bonnes pratiques au sein d’un pôle de chirurgie cardiaque, les Cadres de santé expriment leur inquiétude face aux difficultés éprouvées par les internes en médecine à prescrire des spécialités pharmaceutiques qu’ils ne connaissent pas. L’infirmière oriente alors la prescription alors que celle-ci ne relève pas de ses attributions. Elle manage de manière clandestine la prescription des spécialités spécifiques.

Figure 23 : La diffusion des éléments intimes du management clandestin (d’après Moullet, 1992)

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Ce glissement d’attributions participe à l’ambiguïté de rôle et de responsabilité des professionnels. Il peut déstabiliser l’organisation et constituer une perte d’efficacité pour l’offre de soins. La question est dès lors posée : l’institution peut-elle et a-t-elle intérêt à lutter contre ce management clandestin ? Moullet nous indique que celui-ci est indissociable du fonctionnement de l’institution et constitue une opportunité car il permet l’adaptation des professionnels et facilite la pratique.

Notre démarche cherchera à éclairer et mieux comprendre le positionnement de la hiérarchie face à ce qui est considéré comme une distorsion de fonctionnement (Moullet, 1992).

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