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Chapitre 2 : les communautés de pratique à l’hôpital : entre émergence et volonté

2.3 Les éléments d'une dynamique étroitement liés à la pratique

2.3.2 Un processus de négociation de sens

Différents modèles théoriques portent sur la création de sens. Sous l’influence des sciences sociales, « le savoir est perçu comme un sens élaboré à partir de ses connaissances, ses

expériences et l’environnement qui l’entoure, l’information n’est plus considérée comme un objet extérieur à l’utilisateur mais comme une construction personnalisée » (Maurel, 2010, p.2). Le concept de sensemaking est modélisé par deux auteurs majeurs : Brenda Dervin et

Karl Weick. « Le sense-making de Dervin adopte une position épistémologique constructiviste

qui met l’accent sur la manière dont les connaissances sont construites par l’individu »

(Maurel, 2010, p.2). Karl Weick étudie la construction de sens en lien avec le groupe. Dervin, (1998) observe l’individu en situation de travail, lorsque survient une rupture de continuité de l’action sous l’effet d’un évènement indésirable. Il décrit la manière dont l’individu construit le sens, en lien avec son environnement, en tenant compte des facteurs temps et espace. La notion de sensemaking individuel implique ainsi la prise en compte du contexte. Dervin présente son modèle comme une métaphore construite sur trois concepts clés : la situation initiale de l’individu, un manque ou une discontinuité dans l’action et une aide ou des résultats. Le caractère dynamique du concept est formalisé dans les questions posées par Dervin (1992) :

-Que manque-t-il dans votre situation ? -Pourquoi vous arrêtez vous ?

-Quelles questions vous posez-vous ?

-Ressentez-vous des ambiguïtés et lesquelles ? -Quel aide souhaitez-vous obtenir pour continuer ?

L’information doit être appropriée par l’individu pour qu’il puisse poursuivre l’activité initiale (Dervin, 1992). La discontinuité initiale étant dépendante de l’interprétation de l’individu, elle n’est pas figée et peut changer. L’individu comble le manque et poursuit l’action en

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construisant un pont grâce à l’information qu’il recueille, tout en la reliant avec son expérience, ses idées et ses valeurs. Dervin (1992) met en valeur le fait que les idées sont construites et peuvent de ce fait générer plusieurs versions de la réalité.

Si Dervin, s’intéresse particulièrement à l’étude de la création de sens par l’individu, Karl Weick (2005) étudie la construction de sens par les collectifs d’individus. Celle-ci nait de la diversité individuelle des perceptions. « La communication entre les acteurs est perçue

comme un processus d’interactions et de significations partagées » (Maurel, 2010, p.4).

« Donner du sens signifie : justifier ce que l’on fait à partir d’images plausibles extraites de

l’expérience. Il s’agit de faire le lien entre des actions menées dans un contexte de partage identitaire et social avec d’autres professionnels, et des actions issues de l’expérience qui leur correspondent de près ou de loin. » (Weick, 2005, p.409-traduction personnelle). Le modèle

de Karl Weick étudie comment les professionnels donnent du sens à ce qui se produit dans leur quotidien et construisent leur réalité à partir de messages et d’informations choisis dans les interactions avec l’environnement.

Pour Weick, la création de sens est indissociable de l’action. L’individu professionnel est entrainé dans une succession ininterrompue de tâches. Parfois, des évènements viennent perturber et interrompre son activité. Il peut s’agir d’une urgence entre deux soins, d’un appel téléphonique, de l’appel d’un collègue. Cet évènement provoque une rupture dans la continuité des soins et génère une ambiguïté perturbatrice. Pour répondre a cette intrusion perturbatrice, l’individu va alors tenter de répondre aux questions suivantes «What’s the

story here ?» et «Now, what should I do ? » (Weick et al. 2005, p. 410). Ce faisant, il amorce

la quête de sens en identifiant les repères sur lesquels s’appuyer pour lui permettre de poursuivre son action : « Il s’agit de mettre des mots sur des circonstances, d’aboutir à une

situation comprise explicitement en mots et catégories saillantes, pouvant servir de tremplin pour l’action » (Weick et al. 2005, p. 419).

La construction de sens se forme lorsque les circonstances peuvent être décrites avec des mots ou des écrits. Lire, écrire, discuter, constituent les canaux de diffusion de connaissance ou d’information par lesquels les professionnels vont recueillir l’information pour construire du sens. C’est lorsque le professionnel « a mille choses à faire » telles que préparer les médicaments, faire un pansement, assister les visites du médecin, noter les prescriptions, renseigner le logiciel, boire le café, discuter avec les collègues et effectuer des demandes

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administratives qu’il réussit ou non à se concentrer et à donner du sens pour organiser sa mission. La création de sens se construit sur l’identification de signes d’alerte en rupture avec le fonctionnement routinier. Donner du sens est un concept sensible au système social qui l’entoure. Ainsi, lorsqu’un patient présente des signes de difficultés respiratoires, l’infirmière note la dyspnée sur le cahier et les symptômes qui marquent la différence avec la normalité. Le fait de noter et d’identifier ces différences constituent la première étape de la création de sens. Il s’agit, dans un contexte particulier, de donner une nouvelle interprétation à un élément survenu au cours d’une procédure de soins mais qui n’a pas encore de nom. Le professionnel est guidé par les modèles mentaux acquis dans son travail et son expérience pour réifier l’évènement et surveiller étroitement ce patient en attendant l’arrivée du médecin

Lorsque le professionnel s’interroge sur ce qui se passe et ce qu’il doit faire, il interroge la pratique. Le fait de repérer des symptômes anormaux et de déclencher une action ancre la création de sens dans la pratique. Elle nait cependant de la présomption, car il s’agit de connecter ce qui est abstrait avec ce qui est concret. Ce faisant, la création de sens réalisée par le professionnel est influencée par l’environnement, les interactions avec les collègues et les nombreuses injonctions de l’organisation. Elle répons à un processus systémique ; elle se construit également dans les interactions et échanges avec les autres professionnels.

Elle est ainsi un ensemble de micro mécanismes qui marque le fonctionnement de la communauté de pratique tout au long de son cycle de vie.

Pour Weick, l’organisation et le concept de sens sont interdépendants. L’organisation n’existe pas sans la présence du sensemaking et vice et versa. « We need to grasp each to

understand the other » (Weick and al, 2005, p.410). Les professionnels ont besoin de faire

émerger le sens de leur action au sein de l’institution afin de se construire un environnement professionnel ordonné. Mais le besoin de créer du sens nait dans le chaos. Lorsqu’une infirmière en pédiatrie voit l’état d’un enfant se dégrader en quelques heures et que la situation lui échappe, elle s’interroge sur la conduite à tenir et ne trouve pas de solution immédiate. Elle est en situation critique et éprouve le besoin de créer du sens. Elle cherche donc des informations lui permettant de « développer des images plausibles qui

donnent de la rationalité à la pratique en cours » (Weick, 2005, p.409, traduction

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construites de manière coordonnées et consensuelles » (Weick, 2005, p.409). cette

construction permet de labelliser et catégoriser l’expérience, de stabiliser les repères et de transformer des évènements difficiles et rigides en éléments susceptibles de faire naitre une dynamique de déploiement fonctionnel.

La création de sens survient rétrospectivement aux évènements. Cette analyse repose sur le constat suivant : « Comment puis-je connaitre ce que je vois avant de l’avoir vu ? ».

Ainsi, le modèle développé par Weick comporte cinq étapes :

-Un évènement imprévu issu de l’environnement de l’institution provoque une rupture de continuité (changement écologique). Chaque professionnel interprète à sa manière l’évènement, ce qui influence le choix de l’action mobilisée en retour.

-La traduction en acte (enaction) repose sur la construction d’une réalité possible par le groupe. Cette réalité n’est pas stabilisée puisqu’elle est soumise aux fluctuations de l’environnement. Weick, s’appuyant sur les travaux de Nicholson, propose de considérer le concept d’enactment comme le moyen sur lequel s’appuie l’institution pour s’adapter a son environnement (Jenning et Greenwood, (2003).

-La sélection des indices, choisis parmi les interactions avec l’environnement et les modèles de valeurs de l’individu, justifie l’action programmée et impacte l’interprétation de la réalité. La mémorisation permet de choisir la solution qui apparait la plus efficace. Elle participe à l’enrichissement du répertoire de connaissances de l’acteur organisationnel.

-Les données mémorisées sont comparées à celles stockées dans les cartes cognitives. L’apprentissage s’élabore au fur et à mesure que l’individu effectue le tri entre les indices préalablement négligés et ceux retenus.

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Dans cette approche, la notion de sensemaking est centrée sur l’élaboration de la solution. Dans cette approche, la notion de sensemaking est orientée vers la recherche de solution. Celle-ci semble davantage résulter de la créativité et de l’invention du professionnel organisateur que de la découverte. Identifier les critères à retenir, les sélectionner, les organiser, les rendre tangibles pour élaborer une solution explicite et adapter devrait permettre d’apporter une réponse adaptée à un évènement critique de l’environnement (Weick, 2001 ; Maurel, 2010).

Les approches de Dervin et de Weick comportent des similitudes dans le processus de construction de sens. Le professionnel en tant qu’individu, ou le groupe, confrontés à une discontinuité d’action dans un environnement et une situation donnée, s’interrogent sur cette situation imprévue et partent en quête des indices et critères issus de leurs propres valeurs, du partage avec les pairs, pour élaborer de nouvelles significations et construire une solution appropriée. Les deux théories postulent qu’il y a rupture dans une pratique déjà engagée pour que naisse la création de sens. Nous nous interrogeons sur la nécessité que l’action soit déjà engagée pour que naisse la création de sens. Savolainen (2010) interroge la théorie de Levin et Weick fondée sur la métaphore : « gap-uses/help ». Il postule qu’il n’y a Figure 18 : La relation entre les interactions, la sélection et la notification des éléments du sensemaking (Source : adaptation du schéma de Jenning et Greenwood, d’après Karl Weick

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pas nécessairement rupture dans l’action pour créer du sens. Pour Savolainen, la communication et le partage des connaissances favorisent la construction de sens lorsqu’ils sont ancrés dans le cadre conceptuels des professionnels.

La mission sensible des établissements publics de santé semble projeter la notion de construction de sens au cœur des postures des professionnels de santé. Elle semble identifiée comme un élément majeur, indissociable de la pratique. Ce sentiment de reconnaissance pourrait favoriser la motivation et la mise en dynamique du professionnel. Nous tentons de formaliser cette dynamique vertueuse par le schéma suivant :

Figure 19 : La dynamique de la création de sens(Proposition personnelle)

Dès lors, se pose la question des apports de la communauté de pratique en termes de sensemaking. Comment la communauté de pratique peut-elle favoriser la création de sens ? Pour Blais et Martineau (2006), le sens apparait à posteriori de l’action. Il s’agit d’une construction mentale qui s’opère lorsqu’une action est mise en relation avec une autre

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expérience antérieure. La communauté de pratique est un espace de partage des expériences et d’interrogation des pratiques professionnelles vécues. Elle favorise la mise en relation entre l’activité en cours et l’expérience passée, c’est-à-dire la confrontation des représentations préalables avec les nouvelles représentations établies par le professionnel. Cette mise en relation génère une modification de la représentation de la situation interrompue. Les interactions au sein de la CoP permettent d’échanger et de valider entre pairs cette nouvelle représentation. Le professionnel construit du sens, et ce faisant, modifie la perception qu’il a de son rôle et donc de son identité (Blais et Martineau 2006).