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1.2 L’hôpital, une institution où la dynamique professionnelle peine à s’épanouir

1.2.3 Des professionnels confrontés à l’incertitude

« L’incertitude est le caractère de ce qui est incertain » (Larousse, 2017). Les professionnels de soins sont quotidiennement confrontés à l’incertitude des causes de la maladie ; la volatilité du pronostic et la précarité de l’évolution de l’état du patient sont quotidiennement présentes. L’incertitude est également présente dans le fonctionnement de l’organisation hospitalière, soumise à des objectifs de rendement et d’autofinancement. Cette section souhaite identifier les principales causes d’incertitudes et tenter d’éclairer le rapport établi par les professionnels de santé entre incertitude et le sens qu’ils donnent à leur métier. Nous nous appuyons, pour ce faire, sur les travaux de Fraccaroli (2007).

Les incertitudes naissent des exigences de flexibilité légitimées par la GPMC, de valorisation des compétences et de la qualité, nouvellement introduites dans le fonctionnement hospitalier. Cette évolution nécessite des professionnels capables d’entretenir des relations adaptées face au patient consommateur, sur des durées de séjour de plus en plus courtes. Ils doivent être aptes à passer rapidement et aisément d’une activité et d’un pôle à l’autre, tout en développant des nouvelles compétences pour s’adapter aux situations sensibles. Ces capacités impliquent de renoncer aux routines passées . Pourtant, les professionnels, pour donner du sens à leur action et adapter les actes prescrits à la pratique du terrain, ont besoin d’établir un lien avec leur expérience, leurs valeurs et ce qui les lie au passé (Fraccaroli, 2007). D’autre part le fonctionnement de l’organisation bureaucratique est construit sur la tradition des études et du déroulement de carrière qui donne une continuité et une cohérence à l’expérience professionnelle. Cette continuité permet aux professionnels de donner un « sens subjectif à leur parcours de vie » (Fraccaroli, 2007, p.236). Il est donc possible d’identifier une première tension entre les injonctions de la hiérarchie hospitalière, mue par le New Public Management, et les attentes et aspirations personnelles des professionnels, nourries par un souhait de stabilité et de valorisation des compétences

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accumulées. Ces tensions peuvent bousculer les systèmes de croyances des professionnels et questionner leur identité. L’institution hospitalière est historiquement stable et les professionnels sont bercés par l’illusion de « la stabilité de l’emploi, de l’existence d’un socle

solide de certitudes et de droits garantis » (Heery et Salomon, 2000). L’Hôpital public n’est

plus garant de la protection de l’emploi rendu nécessaire par le principe de continuité du service public puisque l’hôpital n’est plus un service public en lui-même, mais il est dorénavant doté d’une mission de service public. La continuité est liée à la mission et non plus intégrée dans son statut. Même si les professionnels gardent leur emploi, les changements de services ou d’établissement dans le cadre des groupements hospitaliers de territoire nourrissent un sentiment d’instabilité. Ce sentiment nouveau d’incertitude professionnelle prend l’aspect dune perte de motivation et de diminution de l’engagement dans la mission. L’assouplissement de la ligne hiérarchique, la centralisation des compétences, la perte progressive de l’importance de l’ancienneté diffusent un sentiment d’incertitude. La carrière devient versatile, imprévisible et le changement modifie le contrat psychologique établi entre la hiérarchie et le professionnel. Le contrat de type relationnel, basé sur la fidélité, la confiance et le développement de carrière interne se transforme en contrat de type « transactionnel » (Fraccaroli, 2007, p.238). Le rapport au temps s’en trouve modifié. La durée des contrats et des moyens proposés sont dorénavant établis sur le court terme.

Les incertitudes peuvent également provenir de l’organisation. Celle-ci prescrit la mission de chaque corps de professionnels au travers de fiches de postes, de référentiels métiers, de procédures, de recommandations et de processus. Un répertoire des métiers répertorie les éléments structurants essentiels, lui-même légitimé par des grades et un statut protecteur. La mémorisation de ces normes est assurée de manière manuscrite via le recourt à des logiciels informatiques personnalisés. Cependant, la sensibilité et l’incertitude qui entourent la réalisation de l’acte de soins, dans un contexte et au service d’un patient toujours différent, ne peuvent être totalement garanties par ces nombreuses procédures, processus, règlement, référentiels ou critères de bonne prise en charge.

Parallèlement, le professionnel possède ses propres objectifs, qui peuvent différer de ceux de l’organisation. Il existe un espace différentiel entre ce qui est prescrit et ce que le professionnel doit réaliser pour s’adapter à la situation et répondre en même temps à ses

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propres objectifs. Il persiste des zones non prescrites et non précisément définies. Ces zones, appelées « zones d’incertitudes » constituent des aspects cachés de l’organisation (Crozier et Friedberg, 1977).

Au sein de ces zones, le professionnel doit négocier des manières d’agir qui lui sont propres et font appel à son expérience et ses compétences tacites, pour effectuer l’acte prescrit, tout en répondant à ses objectifs propres. Ces zones d’incertitudes sont intégrées dans l’organisation et en constituent les aspects cachés. Le jeu des acteurs est influencé par la cohérence de l’organisation hospitalière au sein de laquelle il s’exerce (Crozier et Friedberg, 1977),

Les incertitudes précédemment identifiées impactent la relation que le professionnel entretien avec son travail.

En premier lieu, l’incertitude domine la représentation sociale et économique que le professionnel se fait de son travail. Les professionnels s’interrogent sur la pérennité de leur métier, de la formation qui permettait d’assurer leur évolution de carrière, voire, au regard des nombreuses fusions, de l’existence de l’établissement dans lequel ils travaillent. Le comportement des professionnels se modifie et est davantage marqué par la crainte et la méfiance. Les professionnels prennent moins de risques et la prudence est de mise. Ils considèrent le métier comme l’espace d’expression de leur vocation ainsi que le moyen de valoriser leurs compétences et de lier des connaissances (Fraccaroli, 2007). La représentation du travail pour les professionnels de soins fonctionnaires est celle d’un emploi fixe et pérenne au sein de l’établissement hôspitalier choisi par le professionnel. Cet emploi permet l’épanouissement des compétences chèrement acquises et validées par un diplôme. L’évolution des métiers et la rationalisation des emplois au sein de la Fonction Publique Hospitalière introduit un écart entre la vision des professionnels et la réalité. Les observations qui permettent d’analyser les conséquences sur les attentes du métier sont peu nombreuses. Cependant, Fraccaroli (2007, p.240) indique que ces transformations peuvent « provoquer de profondes érosions ».

Les professionnels ressentent cette évolution comme une violation du contrat précédemment établi et modifient « les attentes, les attitudes et les comportements » vis-à- vis des patients (Fraccaroli, 2007, p. 238). L’écart peut altérer l’investissement affectif des

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professionnels et être à l’origine de frustrations et ou de tensions propices au désengagement.

Pour Crozier et Friedberg (1977), le positionnement des professionnels est nourri par le désir de satisfaire ses besoins de pouvoir personnel. Au sein de ces zones d’incertitude, certains professionnels, détenteurs d’influences, utilisent ce pouvoir pour s’approprier les décisions et les actions de l’institution. Il parait important d’identifier les principales formes de pouvoir et d’autorité au sein de l’institution hôpital pour mieux comprendre ces positionnements. L’utilisation du pouvoir semble étroitement liée à la notion d’autorité. « Le

pouvoir est toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale, sa propre volonté, même contre des résistances ; peu importe sur quoi repose cette chance. » (Max Weber,

1922). La régulation du fonctionnement d’un établissement public hospitalier, comme celui de la société repose sur le pouvoir de faire respecter les règles et normes de fonctionnement. Pour ce faire, le pouvoir puise son fondement sur une oscillation entre contrainte et légitimité (Max Weber, ibid.).

Le pouvoir peut être défini comme la capacité à « exercer une influence à obtenir quelque

chose de la part de quelqu’un dans une situation donnée (Crozier, 1962). Si le pouvoir ne

constitue pas l’élément déterminant du fonctionnement de l’hôpital, son expression est présente et la manière de l’utiliser en influence le fonctionnement (Mintzberg, 2003). Il ne constitue pas un attribut. Il s’inscrit dans une relation de dépendance entre deux individus, entre un individu et un groupe, ou encore entre deux groupes. La dépendance réciproque est construite sur le fait que les deux parties souhaitent atteindre un objectif où satisfaire un de leurs besoins. S’il n’y a pas dépendance, le pouvoir ne peut s’exercer. Le pouvoir est fugace et contextualisé. Il existe à un moment donné dans une relation unique. Il ne se capitalise pas. S’il y a changement de contexte, l’emprise d’une des parties sur l’autre peut devenir caduque, ou la relation de pouvoir peut s’inverser. Au sein du fonctionnement de l’hôpital public, il est possible d’identifier plusieurs formes de pouvoir dont le dénominateur commun est la capacité de certains individus à exercer une influence sur les autres (Crozier, Friedberg, 1977).

Le pouvoir personnel peut être charismatique et ne semble pas dépendre de la position statutaire ni de sa mission mais être construit sur le respect et l’admiration. L’influence sur

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les autres semble s’appuyer sur l’attraction exercée. Les autres individus ont alors l’impression de grandir au contact du leader et se soumettent volontiers à son influence. Une seconde forme de pouvoir identifiée par Michel Crozier est le pouvoir statutaire. Très marqué dans le modèle bureaucratique de l’hôpital, le pouvoir statutaire est attaché à une fonction et non à une personne. Il est l’apanage des directeurs et plus largement des décideurs cadres hospitaliers. Ce pouvoir permet à l’autorité statutaire d’appliquer les décisions concernant des responsabilités dont elle a la charge. Il s’exerce au travers de sources formelles comme l’octroi de moyens financiers et matériels, la procédure d’évaluation, les gratifications ou la procédure disciplinaire. Il est souvent légitimé par la notion d’autorité. Les professionnels sont impliqués dans cette relation de pouvoir car elle concerne leur évolution professionnelle et salariale personnelle. Ils sont individuellement en position de dépendance. Le déficit en management étendu à l’organisation hospitalière peut favoriser l’émergence de contre-pouvoirs organisationnels. Certains professionnels que Mintzberg dénomme ‘détenteurs d’influences’ vont s’approprier et gérer l’espace laissé libre par l’organisation en apportant des réponses non spécifiées. Ils peuvent développer une position de leader. Le professionnel qui maîtrise cette zone d’incertitude devient irremplaçable. Il crée alors une dépendance des autres professionnels envers lui (Crozier et Friedberg., 1977.). Nous formulons l’hypothèse que cette dynamique est confortée par la présence du patient qui justifie l’urgence des prises de décisions par le professionnel. D’autant que le positionnement du patient devenu citoyen malade, consommateur éclairé, possède des désirs qui deviennent des injonctions souvent assorties d’une demande de rendre compte.

Les soignants vivent ces évolutions comme des contraintes supplémentaires qui les obligent à établir des compromis dans leur activité entre actes de soins et actes gestionnaire (reporting). « Ils sont à l’origine de tensions contradictoires qui obligent les acteurs à

effectuer un travail important de gestion des décalages entre le prescrit et le réel »

(Detchessahar, 2009). Pour faire face a ces contraintes, les professionnels sont obligés d’effectuer des arbitrages entre les actes prescrits et ceux qu’ils peuvent effectivement assumer. Il s’agit d’une forme de compromis pour pouvoir accomplir leurs tâches. La démarche correspond à un travail de régulation sociale. Celui-ci s’appuie sur la théorie de la régulation, élaborée par Jean Daniel Reynaud. Cette théorie articule deux concepts

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essentiels considérés comme contradictoires. Le premier est « le contrôle du comportement » des professionnels par la hiérarchie. Il s’oppose à une « régulation dite autonome » qui correspond à l’effort de résistance du professionnel face à l’emprise du contrôle de la hiérarchie. Cette résistance semble avoir pour objet de préserver l’autonomie du professionnel et de rendre le travail plus facile (Reynaud, 1988).

L’équilibre entre ces deux concepts constitue la régulation conjointe, « idéal de pilotage » qui repose sur la réciprocité. « Un ensemble de règles acceptable pour les deux parties parce

qu’elles combinent harmonieusement règles de contrôle et règles autonomes » (Reynaud, 2003).La question de la régulation sociale du travail se pose et devient essentielle. Elle

semble constituer un « enjeu fondamental » de la performance à l’hôpital (Terssac (de),1992).