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Si de nombreux commentateurs ont souligné le lien entre le rire joyeux et la liberté de la Création, la première mention explicite apparaît dans le cycle d’Abraham du livre de la Genèse (ch. 17).

Le Dieu de l’Ancien Testament n’est pas un Être, il est le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Il faut trois noms pour amorcer le passage qui donne leur nom aux Hébreux (ivri, de la racine avar, « passer »). La figure d'Isaac, centrale, est beaucoup moins personnalisée que celle d'Abraham et de Jacob. Il est surtout connu comme le fils inespéré que son père a accepté de sacrifier. Les commentateurs anciens et contemporains ont souvent lu dans ce cycle initial le récit de la fin des sacrifices humains et de l’installation progressive du monothéisme242. La tradition juive voit dans ce passage au monothéisme un changement d’attitude religieuse plus qu’un changement d’objet d’adoration. Pour elle, les dieux païens auxquels s’oppose le Dieu de l’Ancien Testament sont issus du monde et en font partie. Les païens cherchent donc dans le monde qui leur est familier, où leurs dieux ont place, les solutions à leurs problèmes mais surtout les principes qui guideront leur conduite et leur rapport au monde243. Les Hébreux passent au monothéisme –ou cherchent à passer, car ils ne quittent jamais vraiment le paganisme– en cherchant ailleurs les principes qui guident leur conduite et leur rapport au monde. Cet ailleurs n’est ni localisable ni assigné à un domaine sacré, il est en soi rupture, espace, ouverture. Ainsi, la naissance annoncée au vieil Abraham est impossible. Rachi et bien d’autres après lui soulignent la rupture eschatologique de l’enchaînement des descendances et de l’accomplissement de la promesse : cette dernière n’est pas la simple logique historique ou humaine enfin menée à son terme244. La descendance d’Abraham se réalise à travers Ismaël le fils de la servante, et Isaac le fils impossible. Et Abraham rit. C'est le premier rire de la bible, et ce rire introduit l'espacement, desserre, ouvre, déstabilise, interdit toute fixité. C'est une puissance de rupture. La joie recueillie dans le nom d’Isaac, pas plus que l'histoire, n’est raisonnable. Elle est explosion, scission, rupture, éclatement. Entre le texte et le monde, il y a cassure : « le monde ne réalise pas l'Écriture, et l'Écriture ne réalise pas le monde245 ». Cet espace ouvre la lecture de l’Écriture.

Et la tradition juive insiste : lire n’est pas trouver le sens mais produire du sens. La théorie médiévale des quatre sens trouve son origine dans le récit des quatre rabbins entrés au paradis (Pardès en hébreu), l'un des plus commentés du talmud. Chaque rabbin représente l'un des quatre niveaux d'étude de la Torah. Le premier est mort, le deuxième est devenu fou, le

242 Pour un bilan historico-critique contemporain, voir le cours de Thomas Römer au collège de France, chaire des « Milieux bibliques », 2008-2009 (« la construction d’un ancêtre : la formation du cycle d’Abraham ») et surtout 2009-2010 (« la formation du cycle d’Abraham (suite) : alliances, guerres et sacrifice scandaleux »).

243 Voir, pour les commentateurs récents, E. LEVINAS, Du sacré au saint, cinq nouvelles lectures talmudiques, Paris, Editions de Minuit, 1977.

244 Le Moyen Âge chrétien adhère à cette vision eschatologique de l’histoire, en s’appuyant notamment sur le livre de Qohelet. « Il n’est rien de nouveau sous le soleil » écrit l’Ecclésiaste. Sous le soleil règne le changement, il n’y a donc jamais rien de nouveau. Les nombreuses « renaissances » médiévales n’excluent pas l’idée plus générale d’un déclin progressif du monde envahi par le péché. Ce qui est éternel est au contraire toujours nouveau. La nouveauté véritable est nécessairement d’ordre eschatologique.

quatrième est rentré indemne. Le troisième est Elisha ben Abouya. Ayant constaté la mort accidentelle d’un jeune homme bien mal récompensé d’avoir scrupuleusement suivi les prescriptions de la Torah, il s’écrie en effet « Il semble bien qu'il n'y ait ni rémunération ni

résurrection ! » et renonce à l'illusion que le texte et le monde existent en parallèle, ouvrant la voie à l’interprétation. Il s’éloigne ainsi du judaïsme, tout en en devenant un maître vénéré. « Elicha Ben Abouya se situe au troisième : le drach ou midrach, celui de l'interprétation. Cet hérétique, cet Autre, est comme le midrach : toujours au seuil, dans un non-lieu sans savoir reconnu ni place où s'établir. N'ayant pas d'identité, il est toujours en passage, comme l'hébreu. N'ayant pas de lien, il est lié à l'inconnu. Il affirme la différence, l'inattendu. Par son rire, il fait éclater toute pensée qui cultiverait l'illusion de la vérité 246». Cette position n’est pas sans analogie avec celle de Pasolini qui se déclare athée, et fort de cette distance, réinterprète les figures judéo-chrétiennes fondamentales, en réactive les schèmes de pensée et produit du sens au point que les franciscains d’Assise voient en lui le seul cinéaste capable de tourner un Évangile.

Le rire qu’incarne Isaac a une autre portée. Il est le seul, d’Abraham, Isaac et Jacob, dont le nom ne sera plus modifié, et le futur du verbe qui le constitue – « il rira » – rejoint les nombreux titres ou symboles ou figures du judaïsme à caractère eschatologique qui servaient d'une manière ou d'une autre à exprimer l'attente d'Israël247. Trois éléments de la tradition soutiennent cette interprétation. Tout d’abord, dans la tradition relativement isolée du livre des Jubilés (Jub 16, 13), la date de la naissance d’Isaac est celle de la fête juive de la Pentecôte, fête sur laquelle convergent tous les renouvellements d'alliance de l'histoire d'Israël. La tradition juive la plus ancienne et la plus générale, quant à elle, situe à la Pâque la naissance d'Isaac, comme son sacrifice, c’est-à-dire à l'anniversaire de la création du monde248. La Pâque comme la Pentecôte impliquait l'idée d'un renouvellement. Un deuxième trait eschatologique est associé à la naissance d'Isaac dans certains récits midrashiques : l'augmentation de la lumière des astres (cf. Is 30, 26) comme préfiguration de l'augmentation de la lumière des astres à la fin des temps. Le troisième trait est la joie qui
accompagne la naissance d'Isaac, celle d'Abraham et de sa maison (Jub 16), mais aussi celle du monde entier avec les prodiges qui s'ensuivent. Comme dans la plupart des cultures, cette naissance est vue comme celle d'un enfant divin qui ouvre une nouvelle époque. Dans le Nouveau Testament, Saint Paul s’inscrit dans cette tradition et fait d'Isaac l'héritier eschatologique de la promesse ou le type de cet héritier (Rm 9, 7-8).

246 Ibid.

247 Voir A. JAUBERT, « Symboles et figures christologiques dans le judaïsme », Revue des Sciences Religieuses, 1973, vol. 47, no 2, p. 373‑390, et plus particulièrement p. 383-385 pour ce qui concerne la naissance d’Isaac et le rire qui lui est associé.

248 R. LE DEAUT, La Nuit pascale: essai sur la signification de la Pâque juive à partir du Targum d’Exode XII 42, Rome, Italie, Institut biblique pontifical, 1963.

Le rire porté par Isaac marque donc une ouverture, eschatologique, et la perte d’une illusion. Abraham est père mais ne maîtrise ni la naissance, ni le sort de son fils. Dans le même mouvement de retrait –le zimzum– qui préside à toute Création, le retrait du père est nécessaire pour que le fils existe. L’ancien Abram doit rompre avec sa vie antérieure, se rire des déterminismes et des certitudes. En ajoutant un "hé" au milieu de son nom, Dieu définit un espace intérieur, une capacité de mouvement. Abram entre dans l'histoire 249. Il peut laisser le rire secouer son corps vieillissant. Le nom de sa femme reçoit la même lettre « hé », à la place du « yod » final. Dans ce sens l'enfant rieur sera bien issu de leurs entrailles.

Dieu dit à Abraham : « tu n’appelleras plus ta femme Saraï du nom de Saraï, car elle aura pour nom Sarah. Je la bénirai et même je te donnerai par elle un fils. Je la bénirai, elle donnera naissance à des nations ; des rois de peuple sortiront d’elle. » Abraham tomba sur sa face et il rit ; il se dit en lui-même : « un enfant naîtrait-il à un homme de cent ans ? Ou Sara avec ses quatre-vingt dix ans pourrait-elle enfanter ? » […] Ta femme Sarah va enfanter un fils et tu lui donneras le nom d’Isaac 250.

A cette annonce, Abraham marque sa déférence en tombant face contre terre, mais son rire marque un contretemps. Il surgit dans le décalage entre le sens commun, la logique du monde dans son ordre familier, et la promesse impossible mais déjà entendue, enregistrée, d’un monde où la vie gagne sur la vieillesse et la mort. Il laisse « son corps secouer l’espace entre ce monde-ci soumis la mort, et le monde promis où triomphe la vie donnée par Dieu », selon la belle formule de Paul Beauchamp251. Abraham a ri en mesurant l’écart entre le monde limité des hommes et le Règne de l’action illimitée de Dieu. Le nom d’Isaac, comme celui d’Abraham et de Sara, porte la trace d’un miracle en attente : la réalisation de la promesse relève d’une conjonction entre le monde humain et le monde divin. Rire, c’est nier que cette conjonction puisse résorber purement et simplement l’écart entre l’humain et le divin. Cet écart est maintenu et même fixé dans la langue : en hébreu, on ne « scelle » pas une alliance, on la « coupe »252.

La coupure scande la différence qui permet de s'ouvrir dans le rapport à l'autre, ce n'est pas la fusion qui s'exprime dans l'alliance, mais l’espace et le mouvement. Parmi les commentateurs contemporains, Marc-Alain Ouaknin écrit ainsi :

Dans la dialectique (au sens hégélien du terme, par exemple) l’altérité représente le moment de l’aliénation dans lequel l’esprit se détourne de soi mais pour revenir à soi, enrichi par ce détour. L’autre n’est alors, comme opposé, que son autre. Aher est d’une autre altérité ! Et pour éviter la confusion, mieux vaut parler d’étrangeté : l’étrangeté déçoit

249 M.-A. OUAKNIN, Lire aux éclats, op. cit.

250 Gn 17, 15-17.19.

251 P. BEAUCHAMP, L’un et l’autre Testament. Tome II. Accomplir les Ecritures, Paris, Seuil, 1990.

le Même, le surprend, lui résiste. L’étrangeté ne réintègre pas la totalité. Elle n’en fait pas partie 253.

La longue et difficile élaboration de la théologie de l’incarnation a montré la difficulté de maintenir cet écart, et d’éviter qu’en Jésus-Christ l’humain se résorbe dans le divin ou l’inverse. À cet égard, la croix et le rire, paradoxalement, exercent la même fonction. Ainsi l’argument très judicieusement apporté par les avocats de Pasolini lors du procès en appel prend tout son sens :

E’ in questo momento di cristiano accostamento dell'umano al divino attraverso la morte di un misero, che le suggestive scene sacre poco innanzi realizzate da Pasolini manifestano la loro ragione d'essere nella trama del suo racconto.


Non si può affermare, dunque, senza cadere nella contraddizione e nell'arbitrio, che l'atmosfera di religiosità di quelle scene sacre fosse stato un maligno artificio.


Non sarebbe stato possibile, invero, di realizzare l'accostamento dell'umano al divino che la sentenza vede nel messaggio di Pasolini, senza la volontà di esaltare, e non di deridere, entrambi i valori. 254

C’est dans le moment chrétien du rapprochement de l’humain et du divin à travers la mort d’un miséreux, que les scènes sacrées spectaculaires réalisées peu auparavant par Pasolini, prennent tout leur sens dans son récit.

On ne peut donc pas affirmer sans tomber dans la contradiction ou l’arbitraire, que l’atmosphère de religiosité de ces scènes sacrées procède d’une habileté malveillante.

Ce rapprochement de l’humain et du divin, que la sentence voit dans le message de Pasolini, n’aurait pu être réalisé sans la volonté d’exalter, et certainement pas de railler, la valeur des deux pôles.

La religiosité des scènes dont il est question, à savoir les deux reconstitutions des dépositions de Rosso Fiorentino et Pontormo, est-elle gâchée par la légèreté et les plaisanteries des figurants ? A ce moment-là, les rires ne sont pas cyniques. Ils rendent les figurants sympathiques et leur amusement est communicatif. Ils incarnent l’ouverture vers la vie, vers ce qui échappe, jaillissent comme des étincelles de vie et ramènent les regards sur l’humain. Et surtout, si le tableau suspend le temps, le cinéma ne peut abolir le mouvement. Présenter le sacré comme une parenthèse isolée, une suspension éphémère du récit, relèverait finalement du paganisme. Or Pasolini ne combat pas le christianisme, au contraire il en réactive ici une composante fondamentale, la composante eschatologique. Dans le dernier tableau vivant, celui de la mort de Stracci, le rire fait place à la Croix qui ne fera rire personne, pas plus que n’avait fait rire la scène du supplice de Tantale infligé à Stracci par ces mêmes figurants.

En riant, Abraham donne corps à l’ouverture eschatologique. Son rire précède toute parole et toute pensée : il éclate comme une évidence éprouvée dans tout le corps, irrépressible, aussi impossible à dissimuler qu’à formuler 255.

253 Voir M.-A. OUAKNIN, Lire aux éclats, op. cit., p. 51.

254 E. SICILIANO, Processo Pasolini, op. cit., mémoire présenté par la défense en appel, p. 113.

255 Un dernier rire résonne après la mort de Sara puis celle d’Abraham, lorsqu’Isaac se rend à son tour chez Abimélek, et que, comme son père, il fait passer sa femme pour sa sœur. C’est leur rire partagé qui révèle la vérité de leur lien. (Gn 26, 8-9)

Double annonciation au père puis à la mère, naissance miraculeuse, triomphe de la vie au lieu même du sacrifice : pour la tradition chrétienne, Isaac préfigure le Christ. Son rire est la manifestation paradoxale du moment eschatologique de l’Incarnation.