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Le modèle esthétique implicite et son dépassement

Dès ses origines, le cinéma en quête de respectabilité trouve dans les plus grandes œuvres littéraires une source idéale pour la production de films. L’adaptation de l’Enfer de

Dante par De Liguoro et Padovano en 1909 a ainsi fait date, et la Bible constitue une source idéale d’adaptations filmiques : ses genres littéraires sont variés – nouvelles, poèmes, paraboles, épopées… – les récits connus de tous pouvaient aussi bien divertir qu’édifier ou catéchiser un public populaire. Si la projection d’œuvres cinématographiques dans les églises a été très vite interdite et si le cinéma n’a jamais fait l’objet de discussions concernant l’art sacré c’est-à-dire comme objet ou partie du culte, les films à sujet religieux, italiens ou importés, furent innombrables. Parmi eux, Cristo (Christus, 1916) de Giulio Antamoro est emblématique97 et continuera de faire référence presque un siècle après sa sortie98. Le succès de ce monument du cinéma italien est tel que c’est le film suivant du même réalisateur, Frate

Francesco (François d’Assise, 1927) qui est projeté lors de la présentation inaugurale du

Comité Catholique du Cinématographe (CCC) à Paris en 1927 99. Mais Cristo est le type même du kolossal biblique que Pasolini ne veut surtout pas réaliser en tournant l’Evangile selon Saint

Matthieu. Le récit de la vie du Christ se déploie à travers une succession de tableaux vivants

qui reconstituent très minutieusement et très spectaculairement des œuvres

célébrissimes comme L’Annonciation de Fra Angelico, L’Adoration des Mages du Corrège, La

Cène de Léonard de Vinci, La Pietà de Michel-Ange ou la Transfiguration de Raphaël,

accompagnées de musiques grandiloquentes plus théâtrales que recueillies. Ce langage du sacré codé, familier, convenu, est refusé et tourné en dérision par Pasolini. La Ricotta montre l’impasse esthétique de ces tableaux vivants : ni l’imitation de la peinture ni l’illustration musicale ne peuvent contenir le sacré. Au procès de La Ricotta, il semble acquis que la musique de Verdi représente la musique profane, celle de Celano la musique sacrée. Leur emploi à contretemps est reproché à Pasolini, dont la défense tente de montrer qu’elles sont utilisées à bon escient, sans remettre en cause leur classification. Curieusement, le choix de Gluck qui achève de faire de la reconstitution de la Déposition de Rosso Fiorentino une scène digne d’un opéra comique ne paraît pas poser problème. Un bref détour s’impose.

Les plus anciennes disputes relatives à « l’art sacré » concernèrent la musique100. La question des caractéristiques formelles des œuvres destinées à la liturgie pose des problèmes redoutables, les conventions implicites masquant la difficulté de définir la musique sacrée. Monteverdi, Philippe Neri et les franciscains sont en leur temps nettement favorables au nouveau style, mais pour d’autres, la sacralité dérive de l’opposition entre cantus et musica elle-même : les formes anciennes sont simplement considérées comme plus canoniques et plus

97 R. EUGENI et D. VIGANO (éd.), Attraverso lo schermo : cinema e cultura cattolica in Italia, Roma, EDS, Ente dello spettacolo, 2006, 3 vol.

98 voir par exemple « Il film della settimana : "Su Re" di Giovanni Columbu », de Giona A. Nazzaro, in La Repubblica, 29 mars 2013.

99 M. LEVENTOPOULOS, Les catholiques et le cinéma : la construction d’un regard critique, France, 1895-1958, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p.75

liées à la prescriptivité cultuelle101. La distinction entre musique profane et musique sacrée relève finalement des usages et des appréciations de convenances. Ainsi la Passion selon Saint

Matthieu de Bach102, pour ne prendre que cet exemple, était destinée à un office de Vendredi Saint et non à un concert. Or elle procurait une grande jouissance esthétique, ce qui était interprété comme une contamination de la musique sacrée par la musique profane. En 1723, Bach avait dû promettre, dans son contrat d’engagement, que sa musique « ne dure pas trop longtemps et ne paraisse pas trop théâtrale ». Il est accusé de blasphème et la polémique soulevée à l’époque rappelle certains points du procès de Pasolini : pour les autorités, Bach blasphème par le caractère théâtral de son office, mais pour Bach lui-même, ce sont Caïphe et la foule qui ont condamné Jésus qui blasphèment, et il choisit pour eux un style musical qui le fasse entendre. Presque trois cents ans plus tard, à un journaliste qui lui demandait quel type de problème pose cette Passion, Gustav Leonhardt répond : le manque de sens religieux chez la plupart des gens103. De même, Pasolini insistera à plusieurs reprises lors de son procès sur le fait que si quelqu’un est irrévérencieux vis-à-vis des choses sacrées, ce sont les jeunes gens chargés de représenter les scènes de la Passion, et non le cinéaste qui les filme, et ce aux deux niveaux de la narration. A la fin du XXe siècle, force est de constater qu’il n’y a pas de musique sacrée en elle-même, que les caractéristiques formelles qui lui sont associées sont des conventions qui varient selon les époques et les régions, et que c’est la réception par l’auditeur qui est déterminante.

L’usage massif voire écrasant de citations picturales convenues est bien une caractéristique du cinéma biblique italien jusque dans les années 1950, mais cette répétition de stéréotypes n’épargne pas d’autres cinémas. En 1927, Julien Duvivier filme en Terre Sainte

L’Agonie de Jérusalem, puis en 1933 Golgotha, avec un même souci de réalisme dans lequel

Pasolini voit une autre impasse 104. Qu’est-ce qu’un film religieux ? Comment filmer le sacré ? Les grands spectacles épiques hollywoodiens qui rencontrent un immense succès constituent une troisième impasse, raillée par Pasolini et fustigée par Amédée Ayfre qui écrit à propos de Cecil B. De Mille : « il trouve le moyen de mêler sa religiosité confuse de prêcheur puritain à l’habile exploitation du sex-appeal dont il est l’inventeur. La trahison des valeurs religieuses y descend au niveau de l’escroquerie »105. Pendant le tournage du Barabbas de Fleischer, grandiose adaptation du roman torturé de Pär Lagerkvist, un figurant meurt, et Pasolini en fait

101 Ibid., p.32

102 Célébrissime musique d’Accattone.

103 Voir F. ESCAL, « D. Laborde, De Jean-Sébastien Bach à Glenn Gould. Magie des sons et spectacle de la passion », L’Homme, 1998, vol. 38, no 145, p. 288–290

104 La citation du Christ cloué à terre dans Golgotha de Duvivier sera explicite dans le Vangelo de Pasolini et un peu plus indirecte dans La Ricotta.

105 A. AYFRE, Dieu au cinéma : problèmes esthétiques du film religieux, Paris, France, Presses universitaires de France, 1953, p. 36

le sujet de La Ricotta. La trahison des valeurs religieuses n’est plus une escroquerie, mais un crime.

Pasolini a déclaré à de multiples reprises son admiration pour Dreyer, dont la Passion

de Jeanne d’Arc est une autre fondatrice du cinéma religieux analysé par René Bazin, Henri

Agel et surtout Amédée Ayfre. Ce dernier, refusant de réduire le cinéma à un outil de propagande efficace et de n’en considérer que le contenu, insiste sur les qualités formelles de la représentation du sacré par Dreyer. Il souligne la « quasi-absence de décors, des paroles et de l’anecdote », le choix de la musique – grégorienne – et les jeux de la lumière et de la caméra qui permettent de saisir « l’être spirituel intime et unifié que la souffrance fait remonter sur tous les points de la superficie charnelle ». Mais surtout Amédée Ayfre loue le silence et la lenteur.

Il faut se soumettre comme les contemplatifs à une lenteur calculée de la respiration, substituer à l’alexandrin dramatique le verset de la Bible. On est dans le poème, non dans le drame. […] le poème est de l’ordre de l’instant, et s’il est obligé de s’inscrire dans le temps, c’est plutôt comme par un gonflement de cet instant, par un déploiement selon un rythme interne. Le poème est de nature cyclique ou atmosphérique. Son tissu est une sorte d’éther vibratoire, où la propagation des ondes est quasi instantanée, où leur mouvement centrifuge n’est qu’une illusion, fruit de multiples oscillations immobiles.

La passion de Jeanne d’Arc relève de ce climat d’immobile vibration poétique. Le titre souligne ce caractère, c’est la « Passion », non le « Procès » de Jeanne d’Arc. […] C’est cette épaisseur, ce volume [du scénario], qui donne toute sa signification à la lenteur onirique ou plutôt hiératique du tempo : transposer en termes de durée, des valeurs d’éternité et de silence106.

Le substitut souscrirait très certainement à une telle définition du film religieux : son insistance à condamner la précipitation avec laquelle Stracci fait le signe de croix au milieu d’une course effrénée l’atteste. Di Gennaro semblait attendre des tableaux vivants d’après Rosso Fiorentino et Pontormo, la suspension du temps nécessaire à l’élévation de l’âme. Ses griefs contre Pasolini s’expliquent autant par la parodie du kolossal biblique, instrument privilégié de la propagande catholique, que par un tempo et un rythme qui lui paraissent totalement inadaptés à un sujet sacré. Les séquences qui ne répondent pas aux codes implicites de l’art sacré sont incriminées : celles « dans lesquelles Stracci, filmé de façon à ce que sa course se transforme en fuite comique à la Larry Semon, fait deux fois le signe de croix devant un édicule sacré », tout comme les gags autour de l’illustration musicale des tableaux vivants.

Mais la lenteur et le silence attendus dépassent de très loin les conventions culturelles ou simplement le calme nécessaire au recueillement devant la manifestation du sacré. Amédée Ayfre l’exprime magnifiquement :

C’est que tout ici plonge dans le silence de l’âme.[…] Ses voix se sont tues et elle en est réduite maintenant, comme le dernier des hommes venant en ce monde, à interpréter

des signes ambigus, à deviner son Dieu au travers d’une croix d’ombre sur le sol, à croire en lui dans une hostie blanche et muette, à se laisser égarer aussi par le sourire trompeur d’un juge hypocrite. Mais elle sait rester fidèle dans les ténèbres à ce qu’elle a vu dans la Lumière et dans le silence de ses Voix, écouter les Voix du silence qui, avant d’être celles de l’art, sont celles de la foi107.

Au procès de La Ricotta, il n’est pas question de foi, qui n’est ni une catégorie juridique ni une revendication de Pasolini. La protection pénale concerne la religion et le substitut évoque également le sentiment religieux d’une majorité d’Italiens. Le tribunal n’est pas le lieu de discuter des articulations toujours problématiques entre foi, religion, sentiment religieux et respect du sacré. Si Pasolini ne cesse de revendiquer son athéisme, il revendique tout autant sa volonté de défendre le sacré que le magistrat cherche à protéger. Comment, puisque tous s’accordent sur la nécessité de respecter le sacré, expliquer l’apparition du sacrilège ? On peut dès lors se demander ce que recouvrent ces catégories de sacré et de profane, jamais définies mais bien présentes dans le droit, à la fois incontournables et insuffisantes, et dont on peut finalement douter de la pertinence. A cela s’ajoute que cette opposition sacré-profane ne permet pas de saisir la cohérence de la pensée, de l’attitude et de l’œuvre de Pasolini devant le sacré et la religion. Condamnant à ne voir dans le magma de La Ricotta qu’un tissu de contradictions gratuitement provocatrices ou racoleuses comme le perçoivent – ou voudraient le faire croire – le substitut Di Gennaro puis les magistrats de la Cour de cassation, ce cadre de pensée n’éclaire que partiellement ce qui se joue au procès et dans le film lui-même.

Faiblesses de la distinction sacré-profane :