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Une année plus tôt en effet, dans la nuit du 26 avril 1962, Franco Citti, qui avait joué le rôle-titre d’Accattone, avait été arrêté pour ivresse et trouble à l’ordre public suite à une bagarre avec des employés municipaux occupés à tracer des bandes blanches sur l’asphalte. Il ne s’agissait que d’une provocation verbale, sans blessure ni violence, sans véritable dommage matériel ou moral envers qui que ce soit, mais l’accusé fut condamné à 15 mois de prison. Selon

l’Epoca, seul le lien avec Pasolini explique la sévérité de la sanction50. Et en effet, le procureur de la République qui avait poursuivi Franco Citti pour ces incidents, Pasquale Pedote, déclare les 12 mai, 13 mai et 3 juin 1962, « ne pas faire le procès de la pauvreté » mais de Franco Citti en tant que « produit non pas de la misère d’hier et de l’ignorance mais d’un cinéma et d’une littérature corrompues. […] Ce que dit Pedote au nom du Ministère Public, c’est que Citti est ami de Pasolini, qu’il a été découvert par le réalisateur, l’écrivain Pasolini. […] La machination […] a trouvé le maillon le plus faible de la chaîne ; il a peut-être gâché l’avenir incertain d’un jeune des borgate qui a mal répondu à un policier et à quelques plâtriers employés par la commune51». Cet acharnement haineux contraste avec l’attitude plutôt modérée qu’aura le même Pasquale Pedote lors du procès de Viridiana, ce qui laisse penser que dans l’affaire de

La Ricotta, l’atteinte personnelle d’une part et probablement l’homosexualité de Pasolini

d’autre part ont joué un rôle déterminant.

En octobre 1962, une autre affaire éclate à laquelle la presse donne un large écho. Le producteur Roberto Amoroso avait fait appel à Pasolini pour un film à sketches, La vie est belle. Pasolini avait proposé un synopsis de La Ricotta et un contrat avait été signé. Mais à la lecture

49 10.3.63. nuova generazione, « Rogopag » après un résumé des épisodes, La Ricotta est jugée au-dessus du lot ; 14.3.63 Oggi présente un résumé des épisodes puis un éloge de La Ricotta moins rhétorique de Mamma Roma, plus humble et plus profond. Les deux journalistes perçoivent La Ricotta comme "catholique" ; de même le 17.3.63 Mondo Nuovo (quotidien communiste), « Pasolini all’ombra della croce » di Tommaso Chiaretti, résume les épisodes de RoGoPaG et détache La Ricotta comme « l’œuvre d’un catholique », et rapportent la polémique sur la « mauvaise foi » : 6.3.63 Avanti, Il gornale d’Italia, l’Unità, Corriere della Sera (« PPP ha rischiato l’arreso per offesa al pubblico ministero »), il giorno, la Stampa vont dans le même sens et louent l’écrivain Pasolini.

50 B. Vandano, « la bravata dell’accatone », Epoca, 13 mai 62 ; voir aussi Carlo Levi, « la condanna di Accattone », La Stampa, 22 mai 1962, et plus largement L. BETTI, Pasolini : chronique judiciaire, persécution, exécution, Seghers, 1979.

du scénario, Amoroso découvre soudain un « recueil d’impudences qui heurtent son sens moral et celui du public »52, se rétracte et refuse d’intégrer La Ricotta à son film. La production est alors reprise par Alfredo Bini, mais Amoroso ne s’en tient pas là : à l’automne 1962, défendu par Me Michele Pazienza, futur sénateur du parti monarchiste alors inscrit au M.S.I., il attaque Pasolini en justice, lui réclamant la restitution du million de lires déjà versées pour la rédaction du scénario53. Il est aussitôt soutenu par le journal Lo Specchio qui voit dans le cinéma italien « un cloaque où grouillent les mauvais garçons, les racoleurs, les souteneurs »54 et n’admet pas les positions de Pasolini contre la bourgeoisie et l’Église. Ces positions étant anciennes, constantes et publiques, Amoroso ne put prouver sa bonne foi et le procès, qui fit grand bruit, s’achèvera au bout de six années de procédure par l’acquittement de Pasolini et la condamnation d’Amoroso au paiement des intérêts et des frais de justice. En nommant « Amorosi » le figurant qui se cure le nez pendant la reconstitution de la Déposition de Rosso Fiorentino dans La

Ricotta, Pasolini lui fait un clin d’œil qui n’a rien d’affectueux.

Pendant cette même période, Pasolini dévoile à la presse quelques détails du scénario et mentionne en particulier « les questions stupides et inutiles de Pedoti, le journaliste de Tegliesera »55. Pasquale Pedote se sent immédiatement visé. Le fait que les mêmes juges qui ont condamné Franco Citti condamnent Pasolini pour La Ricotta en première instance, et que la levée de séquestre intervienne au moment où le nom de Pedote disparaîtra, dans la quatrième et dernière version proposée par Alfredo Bini, semble confirmer les enjeux personnels du procès56. A cela s’ajoute que dans La Ricotta, le journaliste minable travaille pour le

Tegliesera57, allusion transparente au Telesera de Fernando Tambroni. Telesera avait été fondé par trois ex-rédacteurs de Paese sera et présenté comme destiné à accompagner l’émergence d’un centre gauche disposé à gouverner avec les socialistes. En réalité, Tambroni et le groupe

52 L. BETTI, Pasolini : chronique judiciaire, persécution, exécution, op. cit., p.146.

53 14.10.62 Lo Specchio, « bestemmie da 8 Milioni » di Pietro Palumbo (blasphèmes à 8 millions) ; 15.10.62 Messaggero « PPP rivendica a ‘La Ricotta’ un contenuto rigorososamente morale’ di Giancarlo Del Re. Ce dernier prend la défense de Pasolini et avance les arguments suivants. Si Amoroso voulait un film lisse et propre, pourquoi s’adresser à Pasolini ? On reproche à Pasolini que l’affaire lui fait de la publicité, mais s’il était fourbe, il refuserait tout dédommagement et irait en prison comme un vrai martyr. Amoroso avait avancé un million et promis sept autres à la fin de la réalisation ; il réclame son million mais il n’y avait pas besoin d’avancer un million pour se rendre compte qu’il n’avait pas les mêmes goûts que Pasolini… Alfredo Bini est d’accord pour donner intégralement la version de Pasolini, et Amoroso crie et accuse Pasolini d’avoir vendu son projet.

54 L. BETTI, Pasolini : chronique judiciaire, persécution, exécution, op. cit.

55 G.S. « Di ricotta si muore », ABC, 28.10.62 ; voir aussi L. Biamonte, « PP Pasolini si autocritica tramite Welles », Il Paese 16.10.62.

56 T. SUBINI, Pier Paolo Pasolini : « La ricotta », Torino, Lindau, 2009. Voir également A. DIERKENS, J.-P. SCHREIBER, et CENTRE INTERDISCIPLINAIRE D’ETUDE DES RELIGIONS ET DE LA LAÏCITE, Le blasphème: du péché au crime, Bruxelles, Belgique, Ed. de l’Université de Bruxelles, 2012.

étiqueté « progressiste » avaient imposé une autre voie et le journal censé soutenir la formation du premier gouvernement de centre-gauche s’était finalement converti au centre-droit, ce qui fut perçu par beaucoup comme une pure et simple trahison58. Pasolini a souvent désigné le journaliste de La Ricotta par « le journaliste fasciste »59. La réplique ironique qu’il fait dire à Orson Welles à propos de Fellini (« il danse ») va dans le même sens. En effet, l’origine de cette réplique énigmatique est donnée par Pasolini lui-même à Welles sur le tournage : « je ne sais pas ce que cela veut dire, quelqu’un a écrit cela de moi, un critique dans un journal provincial fasciste »60. Le qualificatif d’homme médiocre (l’uomo medio cultivé par Mussolini) qui lui est jeté à la figure par Orson Welles porte donc toutes ces allusions. La mise en scène souligne le trait : medio signifie « moyen, du milieu » et si Stracci se réfugie précipitamment en bas dans la grotte, si Orson Welles trône en haut sur le plateau, le journaliste évolue au milieu. Pire, loin de se sentir insulté, il rit bêtement. La charge contre le procureur Pedote est à la fois personnelle et politique, tout comme le sera sa réaction.

Le 8 février, la Commission gouvernementale autorise la sortie en salle de RoGoPaG. La loi 161 du 21 avril 1962 soumettait la distribution des films dans les cinémas à l'autorisation préalable de la Commission de censure du Ministère du Tourisme et des Spectacles. Cette Commission était chargée de décider de la diffusion des films aux adultes et aux enfants de moins de 14 ans ou 18 ans, sur la base d’une interprétation du concept de buon costume (bonnes mœurs). Une fois un film autorisé et effectivement sorti en salle, la magistrature ne pouvait pas revenir sur la décision de la Commission gouvernementale en tant que telle, mais pouvait stopper la diffusion en faisant valoir son rôle de protection de la religion. Le 12 février Pedote déjuge le procureur de Milan qui avait interdit Viridiana. Le 18 février 1963, il demande à la Direction Générale des Spectacles de bien vouloir lui faire parvenir le texte du scénario et des dialogues de RoGoPaG qui doit sortir quelques jours plus tard. L’enquête sur La Ricotta est confiée au jeune Giuseppe Di Gennaro61. À l’aube des années 1960, la magistrature se perçoit encore comme une « communauté judiciaire » voire une « grande famille » et le président de la Cour de cassation est non seulement le chef suprême de la magistrature mais le « père spirituel

58 T. SUBINI, Pier Paolo Pasolini : « La ricotta », op. cit., p.127.

59 Paese Sera, 1er mars 1963, Sequestrato l’episodio di Pasolini nel film « Rogopag » et plus tard, Pasolini « una discussione del’64 », p.758.

60 Dans la 2e version du scénario, le journaliste devait demander à Angelo Rizzoli, le principal producteur de la Dolce Vita, ce qu’il pensait de Pasolini et non de Fellini. Par prudence, la 3e version remplace Angelo Rizzoli par Orson Welles puis, au moment du doublage et pour limiter la confusion qui s’intallait depuis que le projet de tourner le Vangelo était connu, « Que pensez-vous de Pasolini ? » devint « Que pensez-vous du grand Fellini ? ». Voir T. SUBINI, Pier Paolo Pasolini : « La ricotta », op. cit., p.36. Roberto Chiesi quant à lui récuse l’interprétation simpliste d’une saillie de Pasolini réglant quelques comptes avec Fellini. Voir Felliniade /

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de tous les juges italiens » 62. Di Gennaro ne peut pas ne pas voler au secours de l’honneur d’un confrère. Son zèle allait servir sa carrière.