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Avec La Ricotta, Pasolini produit donc un récit qui, à l’anonymat près, correspond étroitement à la définition des apocryphes formulée par Éric Junod : ce sont des « textes anonymes ou pseudépigraphes d’origine chrétienne qui entretiennent un rapport avec les livres du Nouveau Testament et aussi de l’Ancien Testament, parce qu’ils sont consacrés à des événements racontés ou évoqués dans ces livres, parce qu’ils sont consacrés à des événements qui se situent dans le prolongement d’événements racontés ou évoqués dans ces livres, parce qu’ils sont centrés sur des personnages qui apparaissent dans ces livres, parce que leur genre littéraire s’apparente à ceux d’écrits bibliques »278.

Le regard sur les évangiles apocryphes a considérablement varié selon les contextes culturels. S’ils ont régulièrement été vus comme les premiers signes d’une décadence de la pensée chrétienne ou au contraire comme victimes de la censure abusive d’une église

278 F. AMSLER, J.-D. KAESTLI et D. MARGUERAT, Le Mystère apocryphe: introduction à une littérature méconnue, s. l., Labor et Fides, 2007, vol. 26. Eric Junod rapproche d’autre part ces apocryphes des midrashim juifs dont la démarche lui semble analogue.

répressive279, leur analyse historique et théologique montre cependant que la distinction entre « pseudépigraphes » terme plus valorisant et « apocryphes » plus polémique, ne repose sur rien280. Les études récentes s’accordent sur plusieurs points.

Si les évangiles apocryphes opèrent des déplacements théologiques par rapport aux évangiles canoniques, c’était déjà le cas pour l’Évangile de Jean par rapport aux synoptiques. Les apocryphes vont amplifier ces déplacements, mais on ne peut pas dire qu’ils les créent et encore moins qu’ils amorcent une trahison par rapport à un noyau pur qu’ils déformeraient. Du reste, si l’autorité reconnue par l’Église au canon des Écritures n’est pas à contester, force est de reconnaître que le rapport orthodoxie-hérésie apparaît bien plus fluide et n’épouse pas aveuglément les contours du canon281. Les apocryphes signalent plutôt l’importance décisive des témoins, fruits de la nécessaire rencontre entre évangile et culture, et la difficulté d’être chrétien. Le besoin de redire le vieux message en termes neufs a déclenché une intense activité, dont le canon constitue une norme de référence mais pas une somme. Cette activité n’a jamais cessé. Scrutant les Écritures pour en découvrir la richesse de sens, les apocryphes ne sauraient entrer en concurrence avec des textes canoniques qu’ils ne contestent jamais, mais en imitent la trame et l’enrichissent de motifs nouveaux.

En ce sens-là, Pasolini écrit bel et bien avec La Ricotta un apocryphe. Le terme « apocryphe » désigne en effet en grec ce qui est caché, secret, sans valeur automatiquement péjorative. Dans la tradition juive comme dans la tradition chrétienne en effet, ce secret n’est pas forcément honteux, il n’est pas automatiquement dissimulation de quelque chose de subversif voire de sulfureux. Bien au contraire : dès le livre de Daniel, il est prescrit de garder secrètes les paroles du livre, livre lui-même scellé jusqu’au temps de la fin (Dn 12,4.9). Le

Quatrième Livre d’Esdras, écrit à la fin du Ier siècle, distingue entre les livres devant être rendus

publics dès ce jour, et les soixante-dix autres282 qui seront réservés à la lecture privée entre initiés jusqu’à la fin des temps. Certains livres dont la valeur pouvaient encore être discutée recevaient le même qualificatif d’« apocryphe », tandis que les écrits chrétiens étaient appelés « étrangers » et ne devaient être lus ni en public ni en privé. Ce n’est qu’au IIIe siècle et en milieu chrétien opposé à la gnose que le terme devient synonyme d’hérétique, puis au IVe siècle il s’étend aux livres juifs tardifs non retenus par la Synagogue mais très populaires parmi les chrétiens, et que les éditions contemporaines nomment plutôt « écrits intertestamentaires ». Le

279 Voir en français F. QUERE (éd.), Évangiles apocryphes, Paris, France, Éditions du Seuil, DL 1983, 1983 ou C. MOPSIK (éd.), Les Évangiles de l’ombre: apocryphes du Nouveau Testament, Paris, France, Lieu commun, 1983.

280 F. AMSLER, J.-D. KAESTLI et D. MARGUERAT, Le Mystère apocryphe: introduction à une littérature méconnue, op. cit., p. 31.

281 Id., p. 173.

282 La symbolique des nombres dans le judaïsme ancien lit 24 comme double de 12, chiffre de l’élection, tandis que 70 est le chiffre de l’universalité.

sens courant restreint de « rejeté hors du canon » date de Saint Jérôme qui écarte les écrits grecs absents du Canon juif, et sur lequel s’appuiera Luther. Pour autant, les écrits dits « apocryphes » ne sont pas dangereux ni cachés, mais simplement jugés d’une valeur moindre et non nécessaires à la règle fixée par le canon.

Dans tous les cas, il se s’agit pas d’entrer en concurrence avec les Écritures, mais de les scruter pour en faire fructifier la richesse de sens. Les inflexions théologiques sont plutôt rares, elles amplifient le plus souvent des déplacements internes au Canon et les raisons du rejet de certains apocryphes hors du Canon des Écritures sont parfois difficiles à saisir. Quoi qu’il en soit, les apocryphes attestent de l’importance et de la complexité des rapports entre les messages de témoins et les cultures qui les portent et qui les reçoivent. En général, le récit apocryphe imite la trame du récit canonique, l’enrichissant simplement de motifs nouveaux 283. D’un point de vue littéraire, c’est l’abondance de détails et la surcharge symbolique des récits qui frappe le lecteur habitué à la plus grande sobriété des Évangiles canoniques. Les griefs du substitut du procureur inscrivent La Ricotta dans cette filiation : ce sont bien les détails qui posent problème, en eux-mêmes ou par le ton général qu’ils finissent par donner au film.

La trama del film non è in alcun modo vilipendiosa per la religione dello Stato (…) ma tutto il film si svolge nelle sue scene, nelle sue inquadrature, nelle sue sequenze e nei suoi commenti musicali e verbali in maniera tale che la religione cattolica risulta dileggiata e derisa nei suoi simboli e nelle sue manifestazioni più toccanti ed essenziali. 284

« la trame du film n’est en aucune manière outrageante pour la religion de l’État. […] Mais tout le film, par sa mise en scène, son cadrage, ses séquences et son commentaire musical et verbal, se déroule de telle manière que la religion catholique se trouve ridiculisée et tournée en dérision dans ses symboles et dans ses manifestations les plus touchantes et les plus essentielles. »

Pourquoi une telle surcharge de détails dans les apocryphes ? Plusieurs interprétations ont été proposées à ce phénomène, et ce dès l’Antiquité.

Les apocryphes de l’Ancien Testament ont été écrits par des Juifs, répartis en deux groupes, palestiniens et hellénistiques, diversement reçus par les Pères de l’Église. Les apocryphes du Nouveau Testament sont traditionnellement classés selon leur genre littéraire plutôt que leur provenance : évangiles, actes, épîtres et apocalypses sont foisonnants. Leurs finalités sont variables : désir de fixer par écrit les paroles et actes que la tradition orale ou simplement la rumeur attribue au Christ, satisfaction de la curiosité populaire quant au destin de l’homme, à Jésus et sa famille en réutilisant des données scripturaires ou traditions locales, légitimation de l’hérésie et, pour les apocryphes tardifs, adaptation de l’apologétique aux contextes locaux. Par leur langage souvent très imagé et leur ancrage dans la culture et l’imaginaire locaux, les apocryphes ont eu une influence considérable sur les lettres, les arts, la liturgie et la religiosité chrétienne en général. Même si elle a été jugée secondaire par les Pères

283 F. AMSLER, J.-D. KAESTLI et D. MARGUERAT, Le Mystère apocryphe: introduction à une littérature méconnue, op. cit.

de l’Église toujours soucieux d’extraire des récits chrétiens une Vérité dégagée de toute contingence, leur valeur historique est considérable.

Le Canon en effet ne définit pas une identité chrétienne réductible à un noyau le plus pur et le plus réduit possible qui traverserait ensuite les siècles en toute sécurité 285. Dans une telle perspective en effet, tout nouveau récit ou commentaire ne pourrait s’évaluer qu’en terme de fidélité à l’original, de conformité à une norme immuable et intangible, et toute évolution de la tradition ne serait qu’une lente dégradation au fur et à mesure que l’on s’éloignerait de son origine. Conçue comme norme et étalon, le Canon des Écritures constituerait un carcan finalement fragile lorsqu’il se trouverait en concurrence avec d’autres récits se comprenant aussi comme porteurs de vérité comme les écrits d’autres religions ou les discours scientifique, historique, psychanalytique etc. Il n’en reste pas mois que le portrait du Christ que dressent les évangiles risque de voler en éclats lorsque sont soulignés les écarts irréductibles entre les quatre évangiles. Le risque est vu dès l’Antiquité, Tatien tentant par exemple de rédiger une sorte de synthèse des évangiles mais il n’a jamais été question d’intégrer son texte au Canon des Écritures, les écarts ont été maintenus.

Dès le IIe siècle, des listes ou catalogues sont dressés répartissant les écrits chrétiens en trois catégories : écrits canoniques reconnus par toutes les Églises, écrits discutés, écrits apocryphes. Les apocryphes ne sont pas condamnés, ils sont à lire en privé – la Bible étant lue en public – parfois avec une initiation particulière notamment pour les livres gnostiques utilisant un langage très hermétique. L’épître aux Corinthiens de Clément de Rome par exemple est considérée comme l’un des écrits patristiques les plus anciens. Tenue en très haute estime dans toute l’Antiquité, elle est lue très régulièrement dans de nombreuses églises jusqu’au IVe siècle au moins. Des apocryphes ont pu être oubliés, d’autres ont traversé les siècles et de nouveaux apparaissent à chaque époque : le processus ne s’est jamais interrompu. L’imaginaire travaille, donne forme et parfois réponse à des interrogations, les Évangiles canoniques se doivent d’être le plus sobres possible pour laisser grand ouvert le champ d’expression de l’imaginaire humain. Apocryphe n’est donc pas a priori synonyme d’hérétique, et l’intérêt d’un récit apocryphe tient avant tout à la richesse de l’imaginaire qu’il met en mouvement, à sa part de stimulation plutôt qu’à la conformité à un modèle canonique indépassable et même inégalable. Pour la Tradition catholique, le Canon représente une norme de référence et une matrice minimale mais suffisante à partir de laquelle peuvent se déployer toutes les tentatives d’explication, de compréhension, de relecture des Écritures et plus généralement du message chrétien. Il amorce une tradition vivante, animée, parfois surprenante.

Pasolini revendique cet héritage, cette filiation littéraire à un modèle qu’il ne prétend ni dépasser, ni actualiser, ni imiter en aucune manière. Il proclame simplement que les Textes qui

285 J.-N. ALETTI et C. THEOBALD, Le Canon des Écritures : études historiques, exégétiques et systématiques, Paris, Cerf, 1990

racontent l’histoire de la Passion, sont « les plus sublimes jamais écrits ». Pour autant, Pasolini l’a déclaré à plusieurs reprises très clairement, il ne croyait pas à la divinité du Christ 286. Cette apparente contradiction rejoint un paradoxe dérangeant de la manifestation du divin par Jésus telle que la comprend la théologie du XXe siècle. A la vieille question de la conscience que Jésus pouvait avoir de son identité particulière, question derrière laquelle se cache celle de la réalité de l’Incarnation, Christian Duquoc répond avec finesse et pertinence :

Les réactions des compatriotes et de la famille de Jésus à sa prise de parole publique et à son style prophétique annonçant l’imminence de la venue du Règne de Dieu témoignent, par leur incrédulité et leur stupéfaction, que le nouveau prophète n’avait rien laissé paraître, dans la vie quotidienne menée pendant trois décennies à Nazareth, de sa mission future et de son identité réelle confessée plus tard sur la base de sa résurrection. Si l’on admet la confession chrétienne sur la filiation divine de Jésus dès son origine humaine, on est contraint de conclure qu’aucun signe de cette identité n’avait été perçu par son entourage pendant les trois décennies que Jésus vécut dans ce village 287.

Le fait a inquiété les communautés chrétiennes puisque deux essais de relativiser cet anonymat ont été produits : l’un accepté dans le Canon subséquent des Écritures : les évangiles de l’enfance de Matthieu et de Luc. Leur but fut de manifester que des traces de son destin futur furent présentes à l’origine. L’autre, écarté du Canon : les évangiles apocryphes qui s’efforcèrent, par recours au merveilleux, de briser cet anonymat. Ces essais montrent que l’anonymat du Fils n’allait pas de soi. Il contredisait le désir populaire sur la manifestation du divin 288.

Le substitut du procureur se place sur cette ligne de défense du désir populaire. Ce qui se joue au procès de La Ricotta dépasse donc largement les réactions épidermiques face à un film qui peut certes heurter la sensibilité religieuse de beaucoup, mais qu’après tout personne n’est obligé d’aller voir, ce que les avocats de la défense puis la Cour d’appel qui acquittera Pasolini ne manqueront pas de faire valoir.

La violence du conflit s’explique davantage par la profondeur des désaccords et par les forces mobilisées. Di Gennaro juge le film selon sa fidélité au modèle évangélique tel qu’il le conçoit, et à l’imaginaire religieux de son temps, marqué par la bourgeoisie, jamais défini mais omniprésent. Or cet imaginaire est en pleine mutation. Di Gennaro dans le sillage de Pie XII y voit une décadence teintée d’apocalyptique. Pasolini quant à lui ne nourrit pas tant l’imaginaire apocalyptique qu’il réactive la portée eschatologique des récits de Passion, notamment par les mises en scène du Dernier repas et du Calvaire.

286 A Virgilio Fantuzzi qui lui demandait comment il Vangelo, le « film de sa vie » qui lui avait procuré une telle émotion non seulement esthétique mais religieuse pouvait avoir été réalisé par quelqu’un qui ne croyait pas que le Christ fût fils de Dieu, PPP répondit : « les journalistes ne devraient pas poser certaines questions ». interview accordée supplément DVD Il Vangelo.

287 C. DUQUOC, « Discrétion du Dieu trinitaire et mission chrétienne », Mission, vol. 1, no 1, 1999.