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Le XIXe puis le début du XXe siècle avaient placé dans le progrès scientifique et technique une confiance immense, qu’Auschwitz et Hiroshima – dont les images sur l’adagio d’Albinoni hantent La Rabbia – gâtèrent définitivement. Une représentation de l’histoire comme synthèse dialectique des contraires et comme évolution vers un progrès général ne paraît plus guère crédible.

Pasolini clôt ainsi Les Cendres de Gramsci :

[...] Mais moi, avec le cœur conscient de celui qui ne peut vivre que dans l'histoire, pourrai-je désormais œuvrer de passion pure, puisque je sais que notre histoire est finie ?

Les années 1960 achevèrent d’enterrer l’utopie progressiste : aux doutes jetés sur les bénéfices du progrès technologique, s’ajouta une inattendue contestation des bienfaits des démocraties occidentales. Le Tiers Monde faisait irruption dans l’histoire : dans les anciennes colonies qui revendiquaient leur indépendance souvent dans la violence, ou à travers le sous-prolétariat des banlieues des grandes villes occidentales qui paraissait figé dans un incompréhensible archaïsme. Et ces Tiers Mondes résistaient, perduraient, comme imperméables à l’avenir plus heureux qu’était censée leur apporter la modernité occidentale. Le 5 mars 1963, lorsque le substitut Di Gennaro l’interrogea sur les intentions qui avaient présidé au tournage de La Ricotta, Pasolini déclara sans ambages que Stracci représentait ce sous-prolétariat écrasé et en train de disparaître dans l’indifférence générale, tout comme

s’effectuait dans l’indifférence générale, mais elle n’était encore pas assez rapide aux yeux de certains.

Je voudrais que personne ne tombe dans l’excès inverse et considère que le monde du sous-prolétariat est définitivement passé. Pourtant c’est ce qui s’est produit ces dernières années : tout le monde – les critiques bourgeois et même les communistes – avait fini par se convaincre que le monde du sous-prolétariat n’existait plus266.

Le même malaise apparaît dans le Père Sauvage, dont Pasolini écrivit le scénario mais qu’il renonça à tourner après le procès pour La Ricotta. L’action se déroule au Congo et met en scène la non-rencontre tragique et violente entre ce que Pasolini nomme « préhistoire » africaine et histoire occidentale, qui déchire le jeune héros congolais. Le dénouement laisse cette déchirure entière. Seule, à la toute fin du scénario, la poésie permet d’échapper à l’anéantissement réciproque par un nouage vivable et partageable – une culture – de la vitalité dévastatrice de l’africain et de la rationalité méprisante de l’européen. Appauvrir la culture jusqu’à la réduire à néant comme le fait la télévision aux yeux de Pasolini, c’est empêcher ce nouage et laisser libre cours à la violence réciproque. C’est perpétrer un « génocide anthropologique ».

— Pasolini : la préhistoire classique, celle des Égyptiens, des Assyriens, des Babyloniens, qui est restée telle quelle, et celle qui commence maintenant, parce que notre histoire est finie. Nous verrons une longue période de préhistoire, l’humanisme se dissoudra, sera supplanté par la mécanisation et la culture de masse, de la production et de la consommation et l’homme perdra ses caractéristiques humaines.

— Hammer : personne n’a réussi à supprimer les poètes.

— Pasolini : mais les poètes ne sont pas humains, ce sont des brutes épaisses. Les deux préhistoires sont horribles car elles sont la négation de l’humain. Le premier stade de la préhistoire est un stade d’immobilité. Maintenant, l’immobilité lèse et fait souffrir l’humain : les deux préhistoires sont très douces et en même temps il y a encore des cas de cannibalisme, de sacrifices humains, un état de terreur, terreur de la forêt, de la jungle. En revenant d’Afrique, je suis passé par Assise et j’ai traversé l’Italie du XIVe. J’ai parfaitement compris qu’elle est finie267.

La cruauté de ces deux préhistoires est très présente dans le Père sauvage, comme un peu plus tard dans Œdipe Roi et Médée. Quant à leur douceur, elle est merveilleusement exprimée dans Poésie en forme de rose.

266 « Non vorrei però che qualcuno cadesse nell’eccesso contrario, cioè nel considerare il mondo sottoproletario come completamente finito. E questo era successo effettivamente in questi ultimi anni : infatti tutti, i critici borghesi e anche gli stessi communisti, avevano finito per convincersi che il mondo del sottoproletariato non esistesse più » in P.P. PASOLINI, Per il cinema, Milano, Mondadori, 2001, p. 2855. Le parallélisme avec la Shoah est repris p. 2855-56.

267 5.3.63 settimo giorno, « tutti i nodi vengono al pettine », dibattito a cura di Ambrogio Hammer. Interventi di P.P. Pasolini, U. Gregoretti, R. Rossellini, A. Bini, F Berutti.

Car moi, du Nouveau Cours de l’Histoire – dont je ne sais rien – comme un profane en la matière, un retardataire

laissé devant la porte à tout jamais –

je ne comprends qu’une chose : que l’idée de l’homme qui apparaît aux grands matins de l’Italie ou de l’Inde est sur le point de mourir, homme absorbé dans son petit travail,

avec un petit bœuf, ou un cheval amoureux de lui, dans un petit enclos, dans un petit champ, perdu dans l’infini d’une grève ou d’une vallée,

semant, labourant, ramassant dans le verger près de sa maison ou de sa cabane, les petites pommes rouges de saison

entre le vert des feuillages maintenant rouille en paix… L’idée de l’homme… qui au Frioul…

ou aux Tropiques… vieux ou jeune, obéit à qui lui dit de refaire les mêmes gestes dans l’infinie prison de blé et d’oliviers, sous le soleil impur, ou divinement vierge,

répétant un à un les geste de son père, ou plutôt recréant le père sur terre, en silence, et avec un rire de timide scepticisme ou de renoncement face à qui

le tenterait, car dans son cœur il n’y a pas de place pour un autre sentiment

que la Religion. J’ai pleuré Pour cette image Que, en avance sur les siècles, Je voyais disparaître de notre monde,

Mais ne connaissant pas les termes employés dans l’élite De ce monde pour en exprimer l’adieu, j’ai adopté le style Du Vieux Testament, imitations d’un néostyle-1900, et j’ai prophétisé,

Prophétisé une Nouvelle Préhistoire – guère mieux identifiée – où Une Classe devenait Race pour l’humour effroyable d’un Pape,

Avec des révolutions en forme de croix, sous l’ordre D’Accattones et d’Ali aux Yeux Bleus – Jusqu’à ces embarrassants calligrammes

De mon « vil larmoiement » Petit-bourgeois268.

Aucune action, aucune vision n’intègre ces deux préhistoires, même en tant qu’opposées l’une à l’autre. Il n’existe pas de pont de l’une à l’autre, pas de transition, seulement des heurts,

268 « Nouvelle poésie en forme de rose » datée du 3 septembre 1963, in P.P. PASOLINI, Poésie en forme de rose, R. de Ceccatty (trad.), Paris, Payot et Rivages, 2015, p. 311-313.

des points de friction. Leur contact est une collision, un choc violent, qui marque la fin de la lisibilité rassurante du monde et que seule la poésie peut sublimer. Pasolini décrira le Nigeria qu’il vient de sillonner comme le territoire d’un gigantesque sous-prolétariat en train de se dissoudre dans le néo-capitalisme américain. A ses yeux, la vie y est encore « à l'âge du pain ». Pasolini écrit encore en 1974 :

C’est ce monde paysan éclairé, prénational et préindustriel, qui a survécu jusqu’à il y a quelques années, que je regrette (ce n’est pas pour rien que j’habite le plus loin possible, dans les pays du Tiers Monde où il survit encore, quoique le Tiers-monde soit lui aussi en train de pénétrer dans l’orbite du soi-disant développement).

Les hommes qui peuplaient cet univers ne vivaient pas un âge d’or parce qu’ils n’étaient pas liés, sinon formellement, à l’Italietta. Ils vivaient ce que Chilanti a appelé « l’âge du pain » c’est à dire qu’ils étaient des consommateurs de biens de toute première nécessité. C’est sans doute cela qui rendait leur vie pauvre et précaire tandis qu’il est clair que les biens superflus rendent la vie superflue269.

Cette prise de conscience est pour Pasolini irréversible et son cinéma se fonde sur cette conviction. Après le diptyque que constituent la passion vécue d’Accattone et la lente pietà de

Mamma Roma, « La ricotta raconte comment un producteur et un metteur en scène sans

scrupule réalisent en technicolor un film biblique, de manière à présenter une action totalement dépourvue de sens moral et religieux, pendant qu’un pauvre figurant affamé meurt d’indigestion sur la croix »270. Cette Passion sur le tournage d’une Passion est celle du figurant mort pendant le tournage du Barabbas de Fleischer.

La commande du producteur était claire : chaque sketch du film devait traiter de la fin du monde, et plus précisément du conditionnement technologique de l’homme contemporain. Rossellini répondit par La Pureté qui met en scène les jeux d’image entre une hôtesse de l'air et un jeune Américain qui voit en elle la femme idéale bien qu’elle repousse ses avances. Dans

Le Nouveau Monde, Godard présente dans un Paris menacé par une attaque nucléaire les

rapports amoureux d’un couple déjà contaminé par cette perspective. Et enfin Le Poulet de

grain qui devait clore l’ensemble évoquait le conditionnement de l’homme moderne par la

publicité et la facilité des achats à crédit. Si le traitement du sujet dans ces trois sketches obéissait implicitement à une vision déterministe de l’histoire, Pasolini au contraire ne pouvait produire une apocalypse classiquement intégrée dans un grand récit commandé par son aboutissement. Il choisit donc dans la matrice de la culture italienne la dramaturgie archaïque de cette collision mortelle, de ce déchirement eschatologique du voile du Temple, pour l’ancrer dans les profondeurs de l’histoire humaine que la religion bourgeoise occultait. A la commande d’un film sur la fin du monde, il répond par le tissage poétique d’un double récit de Passion.

269 Lettre ouverte à Italo Calvino publiée par le Paese Sera du 8 juillet 1974 et intitulée « étroitesse de l’histoire et immensité du monde paysan », in P.P. PASOLINI, Écrits corsaires, Paris, Flammarion, 1976, p. 86.

"Il film è composto di quattro episodi. Il filo conduttore è costituito dai diversi aspetti di uno stesso fenomeno, il condizionamento dell'uomo nel mondo moderno. […] Pasolini si occupava della maggior parte degli uomini non ancora in tale stato di condizionamento"271.

Alfredo Bini : « le film se compose de quatre épisodes dont le fil conducteur est constitué par les divers aspects d’un même phénomène : le conditionnement de l’homme dans le monde moderne. […] Pasolini s’occupait des hommes qui n’ont pas encore atteint un tel stade de conditionnement mais qui constituent la majeure partie de l’humanité ».

Pour Pasolini, le conditionnement technologique de l’homme contemporain va de pair avec celui du cinéma. Après avoir souligné le peu d’amabilité d’Orson Welles sur le plateau du tournage de La Ricotta, Alberto Ceretto voit dans le futur court-métrage de Pasolini la mise en scène du « conditionnement du cinéma pour faire de l’argent », ironisant sur les films bibliques à grand spectacle. Mais de quel conditionnement s’agit-il ? La standardisation des images du kolossal biblique est celle de l’homme moderne, mais au-delà du problème religieux ou social, l’ultime conditionnement humain, radical, est celui de la mort : c’est la mort, sacrée, qui conditionne la vie au point de la déterminer, et ce conditionnement-là est universel et inéluctable272. En se référant très explicitement aux récits évangéliques de la Passion, Pasolini en reproduit le geste : la mise en scène des grands récits universels, à la fois fallacieuse et contraignante, s’effondre devant la réalité singulière de la mort de Stracci. Le scandale soulevé par Pasolini réitère celui de Jésus : dans La Ricotta, ce ne sont pas les grands récits du passé qui donnent sens, écho ou profondeur à la mort de Stracci. Au contraire, comme dans les Évangiles, c’est la mort singulière de Stracci qui donne sens et valeur aux récits anciens.

271 Procès verbal des débats du 5 mars 1963, E. SICILIANO, Processo Pasolini, A. Guadagni (éd.), Roma, L’Unità, 1994, p. 36.