• Aucun résultat trouvé

L’architecture du Temple biblique récapitule l’itinéraire qui mène du sacré au saint. Étymologiquement, le profanum est une notion – païenne – spatiale, architecturale qui désigne l’espace devant le temple, le terme de templum désignant le cadre délimitant l’espace sacré. L’irruption du profane dans le sacré provoque le blasphème, acte de parole au sens étroit et sacrilège au sens large.

Le Temple biblique quant à lui est édifié dans un seul but : abriter le Nom. Il ne s’agit pas de réactiver les mythes des origines, et le temple n’est pas édifié « pour un numen mais pour un nomen 261». La symbolique juive est d’abord historique. La foi yahviste en effet ne s’élabore pas dans une perspective mythologique ou spéculative. Au contraire, elle démythologise progressivement les apports religieux des cultures dans lesquelles elle se trouve immergée, tout en restant consciente que le paganisme est inhérent à la vie humaine et ne disparaîtra jamais totalement. Sa perspective est historique et le Premier Temple biblique est à la fois intime et nomade : c’est la « Tente du Rendez-vous » (traduction de la Bible de Jérusalem, Ex 27, 21 ; Ex 29, 42-44 ; Nb 9,15) ou la « Tente de la Rencontre » (traduction de la TOB, mêmes références). S’il contient quelque chose, ce n’est pas tant une présence statique qu’un événement, et l’édifice symbolise dans son architecture même un itinéraire, celui du sacré au saint. Son but est d’abriter le Nom.

A ce symbolisme historicisé est subordonnée une symbolique cosmique traditionnelle – païenne – portée par divers éléments : la mer d’airain, les bassins roulants, les deux colonnes de bronze, les chérubins, l’éphod du Grand Prêtre, la menorah. Toutefois, selon une idée courante en Israël dès l’Antiquité, ces éléments sont destinés à disparaître avec le Temple qui sera remplacé par un temple plus parfait avant l’instauration des temps messianiques. A cette relative dépréciation s’ajoute la réorganisation du culte et du sacerdoce qui, sous la pression des bouleversements politiques et religieux à l’orée de l’ère chrétienne, effectue des déplacements et recompositions diverses selon les groupes porteurs : Esséniens, Qumran, baptistes, hellénistes… Un élément architectural cependant ne connaît pas la même destinée : le voile du Temple (Parokhet) au contraire, voit sa symbolique progressivement renforcée et enrichie.

Les premières traces se trouvent dans le livre de l’Exode (26,31.36). Sur la montagne, Dieu parle à Moïse. Il donne ses ordres sur la construction du sanctuaire. Il faudra séparer par un voile un premier lieu, le Saint du Saint, où se trouve l'arche sainte, l’arche d'alliance, d'un second lieu, le Saint, où vient le public.

Ex 26, 31 : Tu feras ensuite un voile en étoffe d'azur, de pourpre, d'écarlate et de lin retors; on le fabriquera artistement, en le damassant de chérubins [Traduction Rabbinat français]; Fais un voile, azur, pourpre, cochenille écarlate, byssus tors, il sera un ouvrage d'inventeur, griffons [Chouraqui 1979]; Fais un écran, indigo, pourpre, écarlate de cochenille, lin torsadé, fait par un tisserand; il le fera en keroubîm [Chouraqui 1985]; Tu feras un voile de bleu, de pourpre, d'écarlate cramoisie, lin tissé, oeuvre d'art, on le fera avec des kerouvim [Traduction Bayard, 2001].

Ex 26, 36 : Puis tu confectionneras un rideau pour l'entrée de la tente en azur, pourpre, écarlate et lin retors, artistement brodés [Traduction Rabbinat français]; Fais un rideau pour

261 L’expression est de W. Visher, cité par G. CHALVON-DEMERSAY, « Le symbolisme du temple et le nouveau temple », Recherches de science religieuse, 1994, vol. 82, no 2, p. 165–192 (p. 190).

l'ouverture de la tente, azur, pourpre, cochenille écarlate, byssus tors, ouvrage de brodeur [Chouraqui 1979]; Fais un rideau pour l'ouverture de la tente, indigo, pourpre, écarlate de cochenille, lin torsadé, fait par un brodeur ( [Chouraqui 1985]; Tu feras un rideau pour l'entrée de la tente, de bleu, de pourpre, d'écarlate cramoisie, lin tissé, oeuvre de brodeur [Traduction Bayard, 2001].

Dans la littérature apocalyptique en général, le Temple, lorsqu’il apparaît, est consacré par la gloire de Dieu (kabod) comme lieu de la Présence (Shekhinah) et non l’inverse. Or la gloire dit la présence permanente et universelle de Dieu mais de Dieu comme Maître de l’Histoire et non comme immuabilité statique. Dans le Livre de l’Apocalypse262, le temple n’est pas évoqué car « la lumière est venue dans le monde » et sa présence ne saurait se limiter ou même être associée à un lieu précis. Dans l’Ancien Testament comme dans le Nouveau, cette maîtrise est essentiellement eschatologique, c’est-à-dire comme à-venir, processus et résultat de la brisure de l’enchaînement fatal des choses.

Après la destruction du Second Temple vers 70, pour le judaïsme comme pour le christianisme, c’est désormais l’Écriture qui abrite le Nom, et le texte se fait le lieu nomade de la Rencontre. La Shekinah (Présence) de Dieu dans le monde, passe alors par la lettre. Pour le judaïsme, la sainteté (qiddusha), la transcendance, est ailleurs et l’ailleurs premier est le livre. A l’orée de l’ère chrétienne, Israël connaît des bouleversements très profonds de la vie religieuse et politique, qui se traduisent notamment par la réactivation et le développement de la théologie du « petit reste » comme lieu de résistance au chaos… ou au changement. La symbolique cosmique du voile du Temple est alors ajoutée à sa symbolique historique par Philon d’Alexandrie puis par Flavius Josèphe au Ier siècle. Les premiers chrétiens opèrent une réorganisation symbolique signifiée par la mention du déchirement de ce voile au moment de la mort de Jésus. Sa mort opère en effet une désacralisation et une exposition du Nom au grand public, et ouvre à tous un accès au-delà du voile. Jean rapproche ce symbole de celui des vêtements du Christ : il oppose la déchirure du voile du Temple au tirage au sort des vêtements de Jésus, justement pour ne pas les déchirer.

Pasolini à son tour se fait témoin des passages, heurts et chevauchements des représentations qui travaillent son époque. Pour exorciser le malheur et réduire l’angoisse, dans les époques troublées où tout se désagrège, les valeurs se mélangent et même se renversent. Au Moyen Âge, le rire tourne en dérision et, en même temps, orchestre la dynamique des opposés : le haut et le bas, le sacré et le profane, le sérieux et le plaisant. Mais le rire et le sacré restent indissociables : fête des ânes, bouffons, peuvent dire la vérité à condition de faire rire. Après le

262 Au sens courant, une « apocalypse » est une catastrophe planétaire, destructrice, très souvent associée à une faute voire chargée d’une valeur de punition. Le terme grec qui a donné son titre au livre biblique désigne en réalité un dévoilement, une simple mise à nu. C’est un terme plutôt rare en grec profane mais très employé par les Septante, notamment pour signifier la révélation de secrets humains ou divins. La littérature apocalyptique est donc difficile à délimiter.

chaos engendré par le rire apparaissent de « nouvelles structures symboliques », capables de contenir l’ordre passé et à venir.

A ce premier niveau se placent les rires provoqués par la déclamation des vers de Jacopone da Todi, perçue comme caricaturale. Rires des figurants, rire peut-être aussi ou sourire du spectateur. Rires en amont de La Ricotta, des figurants sur le tournage du Barabbas de Fleischer : rires juvéniles, dépourvus de toute agressivité ou amertume, par pure ignorance du poème et de sa charge religieuse et culturelle. Ces rires-là ne relèvent pas de la volonté de dénigrer, et en ce sens ne sont guère répréhensibles, mais ils n’en révèlent pas moins l’état d’une culture en décomposition et recomposition :

"Nell'espisodio di cui è causa, è stato preso l'ambiente cinematografico per satireggiare persone e situazioni, in cui, con la scusa della pietà, si accostavano senza pietà soggetti degni del massimo rispetto". 263

Dans l’épisode en cause, on a choisi le monde cinématographique pour faire la satire de personnes et de situations qui, sous couvert de piété, abordent sans aucune piété des sujets dignes du plus grand respect.

Dans La Ricotta, cohabite un deuxième niveau, plus proche de l’économie biblique de la lutte contre l’idolâtrie, le blasphème et la gestion du sacré en général. Cette économie symbolique trouve peut-être un écho lointain dans la mise en scène appuyée de l’interview : le journaliste arrive – et repart – en écartant les vêtements et costumes des figurants comme un rideau, de scène ou de Temple, alors qu’il pouvait passer ailleurs ; il écoute un texte poétique auquel il ne comprend rien, et reçoit un jugement sur son époque.

En 1963, la critique de la religion de l’État italien est possible et acceptée même si elle est sévère et sans concession comme dans Viridiana en tant qu’expression d’une opinion argumentée, posée. En revanche, elle est déclarée offensante et relève du délit de vilipendio si elle offense le « sentiment religieux » de la majorité des Italiens, notion extrêmement floue qui exige une interprétation délicate. Dans ce cas, la critique envers la religion se rapproche du sacrilège voire du blasphème quant à leurs effets. Elle se manifeste principalement par la satire, la dérision, l’ironie et le rire offensant.

Quoi qu’il en soit, pour la Bible comme pour Pasolini, le sacré appartient à l’univers païen et c’est l’univers que connaît la Torah, chercher à l’éliminer serait une vanité qui de plus conduirait au crime. Il s’agit donc simplement de s’en distinguer, ce que concrétise notamment la kashrout 264. Les Prophètes ne cessent de rappeler l’obligation de prendre soin de la veuve, l’orphelin et l’étranger. Cet étranger, le païen, n’est ni le vestige agaçant d’une mentalité

263 E. SICILIANO, Processo Pasolini, op. cit., p. (PV débats vers la fin) 17h15.

264 D’une manière générale, les lois de pureté du judaïsme sont d’abord rituelles et symboliques. Elles n’ont de sens que par les distinctions qu’elles établissent, parfois arbitrairement, parfois avec une dimension mémorielle, et qui installent jusque dans le quotidien le plus trivial la conscience d’une altérité structurante, forme de transcendance plus éthique que métaphysique. Dans le système chrétien notamment paulinien, le Christ parachève cette incarnation de la loi, rendant caduques les préceptes concrets désormais superflus mais en rien condamnables, cet accomplissement n’entraînant pas nécessairement une pure et simple substitution.

archaïque, ni une incongruité destinée à disparaître, il est au contraire le lieu de vérification de la morale biblique fondamentale. Alors que le judaïsme, ne serait-ce que pour des raisons historiques, a bien été obligé de penser la place de l’étranger dans son rapport à Dieu et au monde, le mirage de la chrétienté l’avait fait oublier. Il ressurgit au moment où le christianisme s’inscrit dans des sociétés pluralistes de plus en plus éloignées de sa vision du monde. La conception païenne du temple comme espace sacré aux frontières duquel il existe un autre monde de moindre valeur reste cependant si forte que Lumen Gentium, la constitution de l’Église promulguée par Vatican II, craignant de réactiver une représentation enfermante et de gêner le dialogue avec les autres religions, reprend peu l’image ancienne de l’Église comme Nouveau Temple – elle lui préfère la notion de peuple de Dieu jugée plus historicisante. En retrouvant « ses racines juives » l’Église catholique découvre à quel point était précieux l’héritage symbolique qu’elle avait enfoui.

De même que le voile du Temple sépare et permet le passage du Saint au Saint des Saints, de même La Ricotta permet la séparation et le passage des Sopralluoghi au Vangelo. Elle offre une surface, un écran de passage de l’écrit à l’adaptation, de l’Évangile au film 265.

Pasolini annonce un récit de Passion. Il est grand temps de se pencher sur ce récit.

265 Pasolini n’a jamais déclaré vouloir adapter l’Évangile de Matthieu, bien au contraire, pas plus qu’il ne voulait écrire avec Œdipe Roi une adaptation de Sophocle. Quant à Teorema, il écrit un scénario sous forme poétique et tourne le film bien connu, considérant l’ensemble comme un diptyque.

Deuxième partie