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public aux fondements d’une idéologie de la communication

1.1.1 Entre instrumentalisation et dépolitisation, la transformation de l’espace public

1.1.1.2 Richard Sennett et la perte des médiations symboliques

Pour Sennett (1979) nous aurions à faire au « déclin de l’homme public ». En effet, pour le philosophe américain c’est l’avènement d’une société capitaliste qui petit à petit déconstruit la « théâtralité du jeu social », ce qu’il nomme « The fall public man » (Sennett, 1979). Autrement dit, c’est une analyse de la perte de la dimension symbolique de l’espace public qui est proposée ici car elle vise à décrire la perte de valeurs symboliques partagées par les individus composant la communauté, passant par le rejet des rites, des coutumes, des traditions, afin de satisfaire une contrainte collective poussant à l’affiche des subjectivités. Il est donc explicite que ce qui fondait jusque-là le lien social était un ensemble de conventions, médiations symboliques et rituelles. Mais cette trame symbolique a peu à peu disparu avec l’irruption de la personnalité individuelle comme catégorie sociale. Pour Sennett le régime de la visibilité sociale s’en est trouvé totalement bouleversé et a laissé émerger une nouvelle articulation du privé et du public, un jeu social se jouant peu à peu sans l’arbitrage du « neutre », dans l’exclusion du tiers symbolisant. Le partage non médiatisé des opinions, des sentiments et des détails de l’expérience individuelle est devenu le modèle normatif de l’échange dans un système culturel où les techniques de communication ont pris le relais des médiations symboliques antérieures. L’espace public qui en a résulté obéit à une dynamique inédite. Ou, plus exactement, « il est vide » puisqu’en ont été exclus jeux de rôles, conventions et rituels au « profit de la publicité (mise en

visibilité) des subjectivités et des expériences individuelles » (Quéré, 1982, p.56). Bien évidemment,

les effets d’un tel bouleversement des rapports sociaux sont corrélatifs de l’affaiblissement de la dimension symbolique de l’échange. Le régime moderne de la visibilité sociale détermine alors la manière d’être en public qui se substitue à celle qui passait par les jeux de rôles et les rites.

Ce régime de visibilité mis en avant par Sennett à été particulièrement bien décrit par le sociologue français Louis Quéré qui affirme que « les transformations induites dans le

commerce par l’industrialisation des biens de consommation sont par exemple l’occasion d’une expérience nouvelle de « l’être-en-public » » (Quéré, 1982, p.57). L’auteur fait référence ici à l’essor des

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grands magasins au 21ème siècle qui aurait fait naître un modèle inédit de conduite en public reposant sur plusieurs fondamentaux. D’abord, ceux-ci ont facilité l’abolition de la pratique du marchandage, avec tous leurs rituels et leur théâtralité, et ceci au profit d’un choix silencieux, c’est-à-dire d’une conduite passive d’observation des objets. Ensuite, en favorisant l’investissement de la personnalité dans l’acte public qu’est l’achat. Celui-ci est alors devenu un des éléments de la conduite à travers lesquels la personnalité est lisible. Pour le formuler autrement, disons qu’une « disjonction parallèle et solidaire caractérise ainsi

désormais aussi bien l’objet de consommation que le sujet social : de même que le premier est soumis à une mise en scène visant à lui simuler une valeur d’usage, le second se voit contraint de soigner ses apparences, dès lors qu’elles sont considérées comme les signes distinctifs de sa personnalité, et non plus comme l’expression d’une conformité aux règles impersonnelles de la convenance » (Quéré, 1982, p.58).

Dès lors, si l’on suit Richard Sennett (1979), l’individu moderne aurait substitué le rôle de la médiation symbolique, faite de rites et de croyances, à une sustentation communicationnelle des apparences, c’est-à-dire induire et déduire les significations du jeu social par la publicité des conduites. La transformation que souligne Sennett affecte donc profondément l’activité communicationnelle. En effet, alors que dans une société dont la régulation est assurée par un tiers symbolisant, la soumission aux normes rend sensible un ordre de l’équivalence, c’est-à-dire une identité collective ; dans la « société intimiste »22 dominée par la psychologisation du lien social, l’identité collective est une pure projection imaginaire reposant sur le partage d’un même état : mêmes idées, mêmes sentiments, mêmes convictions. C’est à partir d’un jeu de révélation mutuelle que les sujets forgent l’image de ce qu’ils sont collectivement. D’où le primat du principe de décodage sur celui plus complexe de l’interaction. Ceux qui se reconnaissent comme appartenant au même groupe n’ont pas besoin de communiquer entre eux, de rechercher en commun la vérité en échangeant des arguments rationnels. Ils se préoccupent surtout de savoir qui appartient à la personnalité collective, et qui doit en être exclu. Telle est la fonction du décodage : il vise à « déshabiller le moi ». C’est-à-dire à déchiffrer le statut, les convictions et les opinions des gens derrière leurs conduites et pouvoir les inscrire dans une catégorie ou une classe déterminée. Par conséquent, Sennett remarque que « l’idolâtrie intimiste nous empêche d’utiliser

notre compréhension des phénomènes du pouvoir comme une arme politique » (Sennett, 1979, p.275).

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Il n’est pas surprenant d’avancer aujourd’hui que l’organisation sociale de la société occidentale moderne est profondément ancrée dans un rationalisme instrumental constitutif de l’idéologie capitaliste. Pour Habermas, la perversion du principe de publicité a affaibli la distinction entre la sphère publique et la sphère privée, mais aussi instrumentalisé le dispositif médiatique au profit d’une publicité manipulatoire conduisant à la dépolitisation de l’espace public.

Pour Richard Sennett, si l’organisation sociale précapitaliste était dictée par une relation aveugle aux mythes et divinités, prescrivant les normes et morales constituantes, aujourd’hui c’est l’interminable quête de la transparence et de la circulation de l’information qui forme la trame d’une idéologie de la communication dans l’espace public soutenue par une vision instrumentale ou « ceux qui aspirent à disposer techniquement des processus de

communication pour parvenir à une plus grande maîtrise du fonctionnement de l’organisation sociale cherchent à réduire l’épaisseur du tissu social et l’opacité des réseaux d’échange régis par la logique des obligations symboliques » (Quéré, 1982, p.45).

Pour conclure, j’ai donc montré avec Habermas et Sennett que l’espace public, comme espace d’émergence d’une communauté politique démocratique, avait subi deux types de transformation. Tout d’abord, selon l’analyse du philosophe de l’École de Francfort, bien qu’un « public » soit né de la critique littéraire et qu’il se soit ensuite tourné vers l’activité politique (la sphère public bourgeoise selon lui), celle-ci a très vite été victime d’instrumentalisation imputable aux pouvoirs médiatiques favorisant la mise en publicité de l’activité politique au détriment du débat citoyen. Ensuite, pour Richard Sennett, c’est avant tout un phénomène de perte de ciment symbolique entre les individus (disparition des rites et des croyances partagées), au profit d’une imposition des subjectivités liée à l’institutionnalisation du système capitaliste industriel, qui a marqué la transformation de cet espace public.

Par conséquent, c’est cette transformation de l’espace de concertation de la communauté politique qui fait affleurer un mode de régulation dépolitisé et désymbolisé. Dès lors, je souhaite montrer que l’activité communicationnelle, et son interprétation scientifique, bourgeonneront sur le terreau de cette tendance instrumentale dépeinte ici.

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Plus particulièrement, elle sera le lieu d’apparition d’une utopie de la communication, elle- même génératrice d’une idéologie communicationnelle.

1.1.2. De l’utopie de la communication à l’idéologie