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public aux fondements d’une idéologie de la communication

1.1.2. De l’utopie de la communication à l’idéologie communicationnelle

1.1.2.1 L’utopie d’un « modèle » de communication

Philippe Breton (1997) situe la genèse de ce qu’il nomme la « nouvelle notion de

communication » dans l’univers scientifique et plus particulièrement dans le cadre étroit

proposé par la théorie mathématique de la communication formulée en 1949 par deux ingénieurs en télécommunication Claude Shannon et Warren Weaver (1975). Ce modèle propose de décrire schématiquement le processus de transmission optimale d’un message en proposant l’interaction entre un émetteur (qui code le message) et un récepteur (qui décode le message) par l’intermédiaire d’un canal de communication qui transmettra le signal codé en étant perturbé par des bruits environnementaux (Fig. 1). Bernard Miège (2005) souligne fort justement la négligence de la dimension sémantique de la communication dans ce modèle, critique que nous reprendrons largement par la suite. Mais n’oublions pas que les deux scientifiques américains n’ont jamais cherché à révolutionner l’approche de la communication. En effet, ils se contentaient humblement de traiter les phénomènes perturbateurs que sont les bruits dans tout canal de communication.

S’appuyant sur les apports de cette théorie mathématique la réelle impulsion arrive à la fin des années 1940 lorsque l’américain Norbert Wiener publie « The human use of human

beings » (1949) avec un objectif précis, celui de donner accès à un public plus large à ces

écrits pointus parus quelques mois plus tôt dans « Cybernetics, or Control and Communication in

the Animal and the Machine » (1948). D’un point de vue technique il fait évoluer la

proposition de Shannon et Weaver en lui introduisant la notion de feed-back, soit une rétroaction du récepteur qui tend à modifier l’action de l’émetteur dans une situation de communication. Mais Norbet Wiener ne s’est pas contenté, comme l’avaient fait ses prédécesseurs, d’une approche technique. Non, celui-ci regroupe alors un ensemble de réflexions sur la société « qui sonne comme autant de propositions pour sa réforme radicale » (Breton, 1997, p.31) et qui repose sur deux points essentiels. Le premier point est issu de la seconde loi sur la thermodynamique de Bolzmann (1974) et tente de pallier au risque d’entropie (désordre inverse à l’ordre généré par l’information). Le second point, dans la droite ligne d’une nécessité de limiter le risque d’entropie sociale, propose d’ouvrir les voies de communication pour faciliter l’avènement d’une société de la communication. Mais pourquoi un théoricien de mathématiques appliquées propose à la fin des années 40 cette vision communicationnelle de la société ? Et en quoi celle-ci provoquera un tel

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bouleversement paradigmatique ? Nous voudrions souligner la triple dimension contextuelle de la naissance du paradigme télégraphique de la communication véritable incubateur d’une « société de la communication ».

Au centre du « modèle », l’homme cristallin

Tout d’abord, il nous semble que la première raison est d’ordre symbolique. En effet, ce qui éclot avec la cybernétique c’est l’utopie de l’homme moderne qui n’a plus de secret pour ses semblables23 et qui agit de façon rationnelle. En effet, derrière ce paradigme de la communication émerge la notion fondamentale de « contrôle », or il ne faut pas se méprendre, car « là où le français met du « pouvoir » dans la notion de contrôle, l’américain y voit

d’abord de la « régulation » et de la « commande » » (Breton, 1997, p.20). C’est donc la crainte

d’une société moderne incontrôlable qui pousse Wiener à développer une vision sociétale utopiste dans laquelle le désordre et les risques de conflits s’effacent derrière une paix totale de l’homme avec l’homme, mais aussi de l’homme avec son environnement. C’est la question du lien social qui est fondamentale dans l’utopie de la communication que propose Wiener et qui viendra apporter deux bouleversements paradigmatiques essentiels pour saisir les relations idéologiques concomitantes. Le premier bouleversement survient avec l’apparition de la dimension médiatique de la communication. L’homme n’est plus « agi de l’intérieur » comme le dit Freud, mais la recherche des valeurs se tourne vers l’extérieur, vers les modèles de communication et de comportement qui sont autant de boussoles, de points de repère pour se conduire dans le monde. Le rôle des médias est ainsi dessiné en creux, comme l’outil essentiel qui permet à l’homme de réagir de façon appropriée aux réactions qui l’entourent. Dans la lignée de la cybernétique Erik Neveu soulignera d’ailleurs la « consécration d’un discours communicationnel » (Neveu, 2006, p.43) au travers des travaux de Marshall MacLuhan apparus dans les années 70. Pour l’auteur canadien, « le message c’est le médium » ce qui vient souligner combien par leur statut et leur grammaire « les médias agissent comme des formes symboliques, des médias qui surdéterminent le sens mis

en circulation. L’histoire des civilisations est même soumise à une périodisation liée aux outils de communication, qui mène de la culture tribale de communication orale, aux temps réflexifs de l’imprimerie pour laisser une communication orale et plus fusionnelle faire retour avec l’électronique et la télévision »

23 Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, c’est la peur du retour vers l’idéologie destructrice du nazisme qui

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(Neveu, 2006, p.34). Le second bouleversement paradigmatique apparait dans le sillage d’une pensée moderne et laïque (que nous avons déjà largement abordé dans la première section), qui se détache du mystique et du religieux, et dans laquelle le modèle cybernétique propose une revalorisation de la pensée. Cette approche propose alors une pensée rationnelle dont les processus mentaux « relèvent du raisonnement conçu comme un calcul » (Breton, 1957, p.57). Or, cette rationalisation de la pensée vue comme schéma mathématique favorisant le contrôle et limitant le risque d’entropie vient conforter la thèse de Max Weber pour lequel les actions et les représentations des hommes sont devenues plus systématiques et méthodiques au cours de l’histoire, particulièrement dans une société occidentale dans laquelle le capitalisme moderne constitue l’organisation économique la plus puissante et la plus rationnelle24. Une rationalité en finalité25 qui est orientée vers l’action pratique dans le monde, c’est-à-dire la volonté de contrôle et de domination systématique de la nature et des hommes qui a aussi des conséquences sociales car elle tend à favoriser la croissance d’action où buts et moyens sont sélectionnés en fonction de leur seule efficacité. Cette posture tend selon Weber à construire des relations sociales à la fois impersonnelles, instrumentales et utilitaires qui favorisent le désenchantement du monde (recul des croyances religieuses ou magiques comme mode d’explication des phénomènes). Sur le continent nord-américain, la théorie cybernétique de Norbet Wiener éclot donc tout d’abord dans un contexte symbolique favorable à son appropriation collective, car elle répond dans un premier temps à l’utopie d’un homme cristallin au sein duquel ne pourra plus se développer l’obscurantisme. Mais elle répond aussi à cette tendance accrue à la rationalisation que connait l’homme occidental, ainsi qu’à la transformation de l’espace symbolique politique dans lequel se joue l’avenir de la communauté. Dans ce contexte-là, la communication émerge comme une valeur post-traumatique, au sortir de la Seconde Guerre mondiale qui a largement contribué, elle aussi, à faire éclore cette utopie moderne.

24 Pour Weber le capitalisme d’entreprises fondées sur l’utilisation rationnelle du travail libre (salariat) favorisé

en occident par des prédispositions éthiques et psychologiques qu’il nomme « esprit du capitalisme » et qui trouve son origine selon lui dans la religion protestante (Weber, 2008).

25 Weber distingue quatre types de rationalité. Une rationalité traditionnelle qui fait référence aux traditions,

une rationalité affective déterminée par les passions et l’émotion, une rationalité de valeur qui agit en fonction de celles-ci, et enfin la rationalité de finalité (comparaison des objectifs, des moyens possibles pour les atteindre et recherche de l’efficacité pour parvenir à la fin choisie).

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Média de masse et persuasion

La seconde explication de cette fièvre cybernétique qui atteint dès les années 40 la communauté scientifique anglo-saxonne trouve son origine dans le contexte géopolitique de ce début du siècle. En effet, alors que l’idéologie nazie fait des ravages, Philipe Breton souligne « les liens souterrains qui pourraient exister entre la guerre qui secoue le milieu du 20ème siècle,

la montée des techniques de communication et la formation d’une nouvelle utopie autour de la communication » (Breton, 1997, p.49). J’ai déjà éclairé cela dans sa dimension symbolique,

mais nous trouverons une autre explication du phénomène dans la trajectoire militaire. En ce sens, c’est Serge Proulx qui nous guide, dans un très bon texte publié dans le numéro 48 de la revue Hermès concernant « Les racines oubliées des sciences de la communication ». Pour le chercheur québécois, plus qu’une nouvelle utopie présente pour sauver l’humanité de l’obscurantisme du nazisme, la communication deviendra un outil de persuasion. Il explique alors que l’événement fondateur du domaine d’étude des sciences de l’information et de la communication aux États-Unis fut un séminaire organisé par la fondation Rockefeller sur la communication de masse. Celui-ci se déroula à New York entre septembre 1939 et juin 1940 et se résumera par une réunion mensuelle des plus grands spécialistes de l’époque (Lasswell, Lazarfeld etc.) afin d’élaborer un cadre général de compréhension du phénomène26. Mais l’histoire en décidera autrement et l’invasion de la Pologne par les troupes allemandes, ainsi que la crainte de l’élargissement du conflit, viendront modifier la tournure du séminaire qui s’attellera alors à la tâche délicate d’élaborer une réponse satisfaisante à l’interrogation des autorités : « comment utiliser les

moyens de communication pour expliquer aux gens l’implication des Etats-Unis au conflit ? » (Proulx,

2007, p.63). Tout cela contribuera largement à orienter le séminaire vers les « effets d’une communication de masse » et influencera le développement des grands programmes de recherche durant les décennies suivantes. C’est donc ainsi, dans un contexte bureaucratique et militaire, que Wilbur Schramm (fondateur du domaine universitaire d’étude des communications aux États-Unis) développe sa vision d’une communication publique vue comme un « acte de persuasion évalué au moyen de méthodologie surtout quantitative » (Proulx, 2007, p.64). Ainsi, nous comprenons mieux comment le contexte militaire des années 40 « canalise

les recherches dans les avenues balisées par une épistémologie quantitative » (Proulx, 2007) favorisant

26 C’est d’ailleurs dans ce séminaire qu’Harold Lasswell développera son fameux modèle à cinq questions :

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l’émergence d’un modèle de communication, vu comme moyen de persuasion qui s’est par la suite imposé. On parlera alors d’Homo communicans qui est « un être sans intériorité et sans

corps, qui vit dans une société sans secret, un être tout entier tourné vers le social, qui n’existe qu’à travers l’information et l’échange, dans une société rendue transparente grâce aux nouvelles « machines à communiquer » (Breton, 1997, p.50). Une vision paradigmatique qui apporte une alternative à

la dégradation de l’humain qu’a produite la tourmente du 20ème siècle.

Communication et économie, la naissance des outils de gestion

Enfin, la dernière explication contextuelle de l’apparition d’une théorie télégraphique de la communication est d’ordre purement économique. Elle s’explique par le passage d’une économie de pénurie (jusqu’à l’après-guerre) à une économie de l’abondance ou la surproduction menace. En effet, dans le contexte du début du 20ème siècle, la production économique poursuit la satisfaction des besoins du consommateur. Les entreprises produisent alors ce qu’elles savent et aiment fabriquer sans se soucier de l’écoulement des productions. Jusque dans les années 1920, la demande est supérieure à l’offre manifestée de biens et de services alors on encourage la production qui génère du pouvoir d’achat chez les ouvriers. Il s’agit de produire plus et vendre ce qui donne un caractère optimisé à la production en limitant les stocks. Or, l’économie d’abondance des trente glorieuses atteindra ses limites et l’adaptation de l’état d’esprit des capitaines d’industrie ne se fera pas sans mal, mais dans la nécessité. En effet, dès la fin des années 50 on voit apparaître les prémisses de l’abondance dans laquelle l’offre est supérieure à la demande manifestée ou potentielle. On cherchera alors les moyens de générer cette demande non manifestée en développant des outils adaptés à un nouvel « état d’esprit », celui du marketing, qui « équivaut à se placer du point de vue du consommateur et à analyser

constamment ses besoins, ses désirs et ses attentes de façon à s’y adapter » (Chirouze, 2007, p.5). En

effet, « la logique de demande se substitue à la logique de production dès lors que l’offre des producteurs

excède la demande des clients et que le problème de l’écoulement des produits n’est plus résoluble par une seule politique de vente et de communication aussi efficace qu’elle puisse être » (Chirouze, 2007, p.5).

On entre donc dans l’ère d’une rationalité accrue par la mobilisation d’un ensemble de méthodes dont disposent les organisations pour encourager des attitudes et des comportements favorables à la réalisation de leurs objectifs auprès de ces publics

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consommateurs. Plus clairement, on assiste à la mise à disposition d’une interprétation instrumentale des théories de la communication, au service d’intérêts économiques27.

Les trois dimensions contextuelles exprimées ici (symbolique, militaire et économique) montrent l’imbrication socio-historique d’une utopie de la communication frémissante depuis les physiocrates28, et modélisée par Norbert Wiener, dans un contexte idéologique tout à fait favorable (dépérissement de l’espace public). Or, pour Paul Ricoeur (1997), utopie et idéologie ont une polarité commune, elles se joignent dans un « nulle part » qui constitue le renversement d’un modèle pour l’une et la disparition de ces fondements pour l’autre. Les éléments fournis précédemment forment le tapis de ce « nulle part » au sein duquel la société capitaliste post-conflit mondial à vu se transformer l’utopie de la communication en idéologie communicationnelle.