• Aucun résultat trouvé

public aux fondements d’une idéologie de la communication

1.1.1 Entre instrumentalisation et dépolitisation, la transformation de l’espace public

1.1.1.1 L’instrumentalisation de l’espace public habermassien

Habermas, en s’appuyant sur ce concept de publicité kantien retrace la genèse d’un espace public moderne en prenant soin de stipuler au préalable que son analyse se situe dans la sphère publique bourgeoise (au sens d’une catégorie caractérisant une époque déterminée) et libérale (correspondant à la volonté de tous)18. Pour le philosophe allemand, tout débute à la fin du 17ème siècle lorsque les pouvoirs féodaux, l’Église, la royauté et les seigneurs, dont dépend la sphère publique structurée par la représentation, se décomposent au cours d’un long processus de polarisation. Ils se scindent ainsi d’un côté en éléments d’ordre privé et de l’autre en éléments à caractère public. Plus précisément, Habermas fixe trois évolutions décisives au cours de cette période.

Premièrement, on assiste à une profonde modification du cadre souverainiste puisque la formation d’un État souverain vient se substituer au monarque à la suite de la Révolution française. Ainsi, l’on passe subitement, par un acte historique fondateur qui est

17 Plus tard Karl Marx dénoncera cette « opinion publique » qui flotte sur la mer de la publicité, comme une «

fausse conscience » dissimulant les intérêts de la seule bourgeoisie.

18 Ainsi, il « laisse de côté la variante que représente la sphère publique plébéienne et qui, au cours de l’histoire, est restée en

quelque sorte réprimée » (Habermas 1978, p.10). Considérant ainsi, comme nous le verrons plus tard, qu’il n’est

46

représenté par l’épisode de 1789, d’une société féodale à une société républicaine. Au pouvoir du « sang bleu » s’impose celui du « sans-culotte ». Par ailleurs, cette poussée républicaine aura pour effet de générer une double distinction entre domaine privé et domaine public d’une part, mais aussi entre État et société d’autre part, car elles subissent toutes deux le développement du capitalisme marchand et l’apparition de la propriété ainsi que l’autonomisation de l’activité économique qui lui est consubstantielle. La Révolution de 1789 a donc ouvert grand les portes à l’économie de marché ainsi qu’au capital en affirmant les droits individuels de l’homme et des grandes libertés économiques (d’entreprise, de commerce et du travail). Mais aussi en s’opposant à deux formes d’organisation. La première est l’organisation économique de l’Ancien Régime (plus communautaire, hiérarchisée et professionnelle) en évinçant un système de privilèges encourageant le monopole de la bureaucratie et freinant le progrès technique et industriel. La seconde est l’organisation ouvrière revendiquant le libre droit d’association, la fraternité et l’égalité entre les membres du groupe. Enfin, la dernière évolution majeure de cette période repose sur l’apparition d’un individu réflexif, c’est-à-dire qui se détache progressivement de la fonction normative exercée par l’État ou l’Église. C’est l’émancipation de l’Homme issue du projet des Lumières visant à dépasser l’obscurantisme et promouvoir la connaissance. Dans l’œuvre d’Habermas (1978) il est cependant souligné que le cadre familial, celui de la famille restreinte, a lui aussi joué un rôle important. À partir du moment, en effet, ou la famille bourgeoise représente le cadre institutionnalisant le domaine privé corrélatif du public, c’est « au sein de la famille bourgeoise que se développe le sentiment d’humanité et de subjectivité » (Habermas, 1993, p.59). Elle prendra, tout d’abord, une forme épistolaire et constituera le soubassement d’une émancipation subjective des personnalités fondées sur la conscience d’être sujet. Dès lors, « au sein des couches plus larges de la bourgeoisie, la sphère du public apparait

d’abord comme un prolongement et, simultanément, comme un complément de la sphère d’intimité familiale » (Habermas, 1993, p.60) qui se retrouve publicisée dans la littérature de l’époque

dont le public bourgeois fait « une consommation culturelle individuelle » (Quéré, 1982, p.66). L’espace public habermassien s’est donc avant tout développé dans le domaine de la culture car il fut, corrélativement à l’émergence d’un sujet autonome, relayé par une production culturelle s’autonomisant du joug de l’État et de l’Église. C’est ainsi que se forme au 16ème siècle une sphère publique littéraire, construite sur le socle de la critique et relayée par les discussions mondaines d’une classe bourgeoise aisée discourant dans les

47

cafés, les salons, les clubs et les journaux. Bien sûr, alors que le débat était en droit ouvert à tous, en réalité il se cantonnait à un public éclairé. Ainsi, un certain nomber de professionnels forme un ensemble critique de la culture littéraire qui fera progressivement autorité par rapport au public bourgeois. Première manifestation de l’intelligentsia moderne ; ces critiques d’art étaient considérés doublement, à la fois comme « porte parole » du public, et comme son pédagogue. Par conséquent, « les couches bourgeoises

incarnent la conscience publique qui correspond à un usage littéraire de la raison au sein duquel la subjectivité, dont l’origine et l’intimité familiale, communique avec elle-même pour se comprendre elle-même »

(Habermas, 1993, p.61).

Dès lors, si l’exercice de la culture pouvait être soumis à la critique, pourquoi ne pas affranchir le politique au même régime de légitimation fondé sur l’usage public que les individus faisaient de leur raison ? C’est toute la thèse d’Habermas que de reprendre le surgissement d’une sphère publique critique dans le domaine littéraire pour lui donner une dimension politique en affirmant que le régime de régulation délibératif d’un tel processus peut être reproduit dans le but de « critiquer » l’action de l’État. Alors, le cœur de ce projet reste le « principe de publicité » qui tend à assujettir le pouvoir politique à l’expression collective de celle-ci. Cependant, au grand dam du philosophe allemand, l’espace public bourgeois libéral restera un espace public capitaliste soit « une expression de la société civile, c’est-

à-dire des intérêts privés » (Quéré, 1982, p.69). En effet, un tel projet de transformation de la

profonde nature de la domination a fait émerger, entre le 16ème et le 18ème siècle, un débat autour de l’élaboration d’une loi constitutive de l’État politique. Elle fut fondamentalement liée « à l’émergence d’une nouvelle sphère face à l’état et aux diverses sources d’autorité : celle de la société

civile, fondée sur le développement des échanges marchands entre individus émancipés » (Quéré 1982,

p.69). La régulation sociale s’échappait alors des jupons divins et étatiques pour se lover dans d’illusoires croyances en la capacité du marché, soumise aux lois de la libre concurrence et à la rationalité des intérêts privés. Une activité économique qui subira très vite la régulation étatique, donnant naissance à une économie politique transformant une activité mue par l’intérêt privé en affaire publique. Au centre de cette dialectique économie/politique, la classe bourgeoise, déjà matrice d’un « public éclairé » porteur de la critique culturelle, deviendra actrice d’un rapport plus ou moins conflictuel caractéristique de l’espace public libéral centré autour de l’activité économique. Un rapport qui inclura (même de manière illusoire) les couches les plus larges de la société progressivement

48

adjointe à l’encastrement politique de l’économie (Chochoy, 2012a). L’espace public, initialement lieu de débat élitiste des objets culturels dont le médium est « l’usage public du

raisonnement » (Habermas, 1978, p.38) devient alors le lieu d’affrontement concernant le

contrôle du domaine de l’échange et de l’économie en générale. Cette perversion de l’espace symbolique de l’échange politique est donc, selon Habermas, largement imputable à la colonisation des « mondes vécus » par la poursuite de l’intérêt individuel d’ordre avant tout économique.

Théoriquement, « ce sont les physiocrates qui, les premiers, ont explicitement établi un lien entre

opinion publique, Raison et Loi » (Quéré, 1982, p.71). Institutionnellement, c’est avant tout la

Révolution française qui fit voler en éclat les bases d’un pouvoir monarqual pour laisser place à régime parlementaire favorable à l’implication de la bourgeoisie dans la vie politique et donc les décisions économiques. Cependant, le modèle de l’espace public bourgeois libéral laisse très vite entrevoir les paradoxes d’un espace contraint par les impératifs d’une économie capitaliste, car « le principe de publicité qui le fondait a été subverti au profit de l’État et des

puissances économiques. De ce fait, l’espace public a progressivement cessé d’être le lieu d’une discussion critique ou « pratique » fondatrice. Le système opérationnel qui l’étayait a été détourné, surtout à partir de la seconde moitié du XIXe siècle pour organiser l’intégration des individus au maillage institutionnel de l’État et au marché capitaliste des biens de consommation » (Quéré, 1982, p.72).

Jürgen Habermas souligne alors trois facteurs prédominants à la désintégration de la sphère publique libérale. Tout d’abord, il souligne la transformation du statut de la Loi. En effet, auparavant la Loi était vue par les sujets sociaux comme contraignante et négative. Elle est dorénavant une des garantes du bon déroulement des activités économiques et surtout, depuis la Révolution française, un support au développement de l’intérêt individuel qui concerne l’activité économique et la propriété en premier lieu.

Ensuite, il note un affaiblissement de la distinction entre les dimensions publiques et privées directement imputables à l’émergence de cette sphère intermédiaire liée à l’intervention croissante de l’État dans l’économie. Habermas affirme alors que « l’intrication

des domaines public et privé a eu de fait pour corollaire une désorganisation de la sphère publique qui autrefois jouait un rôle de médiateur entre l’État et la société. Cette fonction tout d’abord propre au public, incombe aujourd’hui à ces institutions qui se sont formées soit sur la base de la sphère privée, comme les

49

associations et les syndicats, soit à partir de la sphère publique, comme les partis, et qui mènent en collaboration avec l’appareil d’État, mais à travers les circuits internes des administrations, les opérations d’exercice et de rééquilibrage des pouvoirs » (Habermas 1978, p.186). Il ajoute que ces sphères

intriquées s’appuient aujourd’hui sur les médias qui leurs sont de plus en plus favorables pour obtenir d’un public « vassalisé » un assentiment général assurant un mode de régulation consensuel d’un régime démocratique qui ne serait plus « critique » mais « manipulé ». Pour lui le principe de publicité est inoculé « par le haut, afin de créer autour de

certaines prises de position déterminées une atmosphère de bonne volonté » (Habermas 1978, p.186).

Enfin, Habermas souligne le détournement du dispositif institutionnel qui avait était élaboré comme source de contrepouvoir et fondement d’une communication politique. En ce sens, il fait principalement référence à la tendance accrue du dispositif médiatique à tendre vers des logiques instrumentalistes. En effet, « si les éditeurs de presse

s’adressent aux citoyens comme à des consommateurs, alors l’État se voit contraint de faire de même […] c’est ainsi que les pouvoirs publics s’ingénient eux aussi à bénéficier d’une publicité » (Habermas, 1993,

p.204). C’est ainsi que l’assiste à une forme de dépolitisation de l’espace public « au fur et à

mesure qu’il a été investi par l’État et les puissances économiques, qui l’ont instrumentalisé au service de leurs logiques d’action respectives » (Quéré, 1982, p.72). Pour reprendre les mots d’Habermas, je

pourrais souligner qu’à l’origine « la Publicité garantissait le lien qu’entretenait l’usage public de la

raison aussi bien avec les fondements législatifs de la domination qu’avec un contrôle critique de son exercice. Depuis elle est au principe d’une domination qui s’exerce à travers le pouvoir de disposer d’une opinion non publique, ce qui aboutit à cette singulière équivoque : la « Publicité » permet de manipuler le public, en même temps qu’elle est le moyen dont on se sert pour se justifier face à lui » (Habermas 1978, p.186).

Alors, si le principe de publicité kantien est avant tout critique, le principe de publicité moderne est principalement manipulatoire.

Cette inflexion générale est alors responsable de l’affaiblissement de la portée politique de l’activité communicationnelle. Celle-ci n’est plus le support du débat d’un public faisant un usage politique de sa raison, mais devient le lieu d’action privilégié de groupes et de partis pilotés par une seule rationalité stratégique, celle de parvenir à faire peser leur poids idéologique sur les appareils de l’État. Ainsi, l’activité communicationnelle n’est plus processus de validation des normes et des pratiques, ni même fabricante des médiations symboliques nécessaires à son bon fonctionnement, car à contrario elle devient

50

une activité rationnelle et stratégique, au pas de l’État technicien et de la bourgeoisie marchande, et symbole de la dépolitisation de l’espace public19.

Selon Thierry Paquot, dans l’œuvre d’Habermas celui-ci souligne le « déclin de la sphère bourgeoise ». Plus précisément, il affirme que la presse écrite a été « phagocytée par la

publicité » et parle ainsi d’une « consommation de l’événement » (Paquot 2009, p.15). À cela il

ajoute que s’est construite une sphère publique acceptant l’hégémonie de la publicité manipulatoire et non plus informative car « il s’agit de tout soumettre à la commercialisation, y

compris les idées et les principes » (Paquot, 2009, p.15). Ainsi, le citoyen est dépolitisé et « réduit au rôle de consommateur de presse, sans conscience critique, sans désir de jugement, sans volonté de débattre » (Paquot, 2009, p.17). Le public devient alors un ensemble homogène de

spectateurs plus avides de sensations que de réflexion collective sur le devenir de la cité. Toutefois, depuis la parution au début des années 60 de l’œuvre d’Ahbermas, elle n’a cessé de faire l’objet de critiques20. D’une part, une vision trop pessimiste des médias en tant que facteur d’instrumentalisation de la sphère publique bourgeoise d’autre part, le fait que Jürgen Habermas n'ait pas perçu les mouvements sociaux comme source potentielle de renouvellement de l’espace public et se soit concentré sur la sphère bourgeoise comme unique moteur démocratique (Benrahhal et Matuszak, 2009). Habermas lui-même ; lors de la dix septième édition de son œuvre, en 1990 reviendra sur ces critiques dans une préface désormais célèbre, en acceptant en partie leurs véracités. Cependant, celui-ci s’attachera surtout à dépasser les limites de sa réflexion première dans les ouvrages suivants dont je donnerais plus de détails par la suite (notamment au chapitre IV).

Concernant cette question de l’espace public il est un autre auteur qui à contribué à son analyse, le philosophe américain Richard Sennett21, qui lui aussi à proposer un regard à la transformation de celui-ci. Cependant, à la différence d’Habermas, Richard Sennett à

19 Habermas parle alors de « colonisation du monde vécue par les formes de rationalité communicationnelle de la socialité »

(Habermas 1984).

20 Je reviendrai d’ailleurs sur l’une d’entre elles en particulier dans le chapitre IV.

21 Je n’ai pas choisi de m’adonner à une lecture d’Hannah Arendt ici, pourtant elle propose une analyse

distinguant le bourgeois et le citoyen qui aurait pu être tout à fait intéressante. J’ai préféré ici me concentrer sur les analyses de la transformation de l’espace public dont elle partage largement les réflexions avec Habermas. Il me semblait donc judicieux de donner la parole au pionnier concernant cette question.

51

proposé un regard à la transformation symbolique de cet espace de médiation des avis contradictoires.