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Le tournant historique symbolisé par la Révolution française de 1789 marque avant tout la fin de l'Ancien Régime, et le remplacement de la Monarchie absolue française par une Monarchie constitutionnelle, puis par la Première République. Mais ce basculement historique représente principalement le passage à la modernité caractérisé par la migration des liens communautaires vers des liens politiques. En effet, l’avènement de la République démocratique, c’est avant tout le surgissement d’une communauté politique ouverte qui se démarque des autres communautés dans le sens « où aucune origine ne la fonde ou (ne la) justifie

tandis qu’elle récuse par principe toute communion finale » (Tassin 1992, p.33). Alors, les rapports

solidaires se voient transformés et « il existe au début du XIXe siècle, dans le sillage des révolutions

démocratiques une invention de la solidarité moderne comme force d’intégration d’un nouveau genre ; cette solidarité n’est plus arrimée sur les appartenances héritées (celles de la parenté, des lignages et des corps), mais crée de façon réfléchie, voulue par des humains ayant acquis la claire conscience du lien qui les unit »

(Laville, 2014, p.48). Cependant, je montrerai dans la première partie de ce travail, qu’à la communauté politique en germe dans les mouvements révolutionnaires et démocratiques, s’est substitué un espace public dépolitisé et affaibli symboliquement, facilitant le surgissement d’une idéologie instrumentale de la communication (chapitre I). Ainsi, je mettrai en avant la tendance au rabattement institutionnel des mouvements citoyens qui auront, pour certains, au cours de l’histoire, tendance à reproduire les schémas institutionnels d’un modèle capitaliste (chapitre II).

Ainsi, au cours du premier chapitre de cette thèse, je soulignerai l’existence de deux transformations fondamentales, et intimement liées, qui vont co-agir à la transformation de l’action sociale. Tout d’abord, le surgissement d’un espace d’expression de cette nouvelle communauté politique et sa transformation (chapitre I – section 1). Ensuite, l’élaboration d’un nouveau régime de régulation propre à celui-ci et que je définirai comme le terreau d’une idéologie de la communication (chapitre I – section 2).

Plus précisément, je soulignerai avec le sociologue français Louis Quéré que la disparition progressive de la représentation partagée qu’était la figure de Dieu dans l’ancien régime (dont le représentant sur Terre était le Roi), comme symbolique régulatrice et

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édificatrice des grandes lois assurant la cohésion sociale, a contribué à l’émergence d’un nouvel ordre symbolique partagé issu non plus de l’impératif divin, mais bien de l’activité politique. Pour Louis Quéré, ce nouveau « tiers symbolisant »8 est avant tout le fruit d’une activité d’échanges intersubjectifs dans un espace approprié à ce nouvel ordre. C’est pourquoi la communauté politique qui donnera naissance à la démocratie sera avant tout marquée par l’instauration d’un espace public vu comme « un espace de médiation entre la société

civile et l’État qui favorise, par le débat contradictoire, l’émergence d’un opinion publique » (Dacheux

2008, p.8). Les prémisses théoriques d’une telle acception se retrouvent dans les écrits d’Emmanuel Kant (1784 ; 1991 ; 1985) qui affirme que pour faire vivre une communauté politique sous des principes de justice et d’équité l’homme doit être tout à fait libre de raisonner publiquement avec ses semblables. Plus précisément, dans Réponse à la question,

qu’est-ce que les Lumières (1991) il affirme que l’individu « ne peut s’arracher tout sel à la minorité […]. En revanche, la possibilité qu’un public s’éclaire de lui-même est plus réelle ; cela est même à peu près inévitable pourvu qu’on lui en laisse la liberté » (Kant, 1985, p.210). Cela aurait donc une

incidence certaine sur l’émergence d’un « tiers symbolisant » partagé révélant la capacité des hommes à peser dans le débat politique mais aussi sur la capacité de l’État à s’emparer d’une posture gouvernante plus participative et délibérative9. Ainsi, comme l’affirme Éric Dacheux, « l’espace public moderne, issu des Lumières, serait donc un espace de médiation entre l’État et

la sphère privée où les citoyens délibèrent publiquement des questions politiques » (Dacheux 2008, p.11).

C’est tout du moins ce que propose de développer le philosophe allemand Jürgen Habermas dans une thèse intitulée L'espace public : archéologie de la publicité comme dimension

constitutive de la société bourgeoise et publiée en 196210. Celui-ci retrace l’émergence du « principe de publicité » kantien dans la sphère de la culture (notamment de la critique littéraire) en insistant sur la place de l’usage de la raison communicationnelle11 comme moteur de cet espace public particulier. Puis il montre comment ce principe, qui aurait du

8 Je fais ici référence à une notion développée par Louis Quéré (1982) et qui consiste à considérer toutes

formes de communication comme étant insérées dans un complexe symbolique préexistant à la relation. Pour le dire autrement, le contexte historique, géographique, social et culturel constitue un cadre interprétatif qui participe à la construction du sens partagé de la communication. Je reviendrai longuement sur cette notion au cours du chapitre III.

9 En effet, il s’agirait d’étendre la participation au plus grand nombre, mais aussi de donner à chacun la faculté

de délibérer. Ainsi, la démocratie s’étend et s’approfondit.

10 La traduction française paraîtra quant à elle en 1978.

11 Pour Habermas la raison communicationnelle revient à penser que les actions des individus, dans le

processus de modernité, ne sont plus dictées par Dieu, mais par leur raison et la conscience qu’ils ont d’eux- mêmes et qu’ils mobilisent dans le but d’atteindre l’intercompréhension partagée (Habermas, 1987a).

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surgir plus largement en favorisant « l’usage public du raisonnement » (Habermas, 1978, p.38) dans la sphère politique, a finalement été instrumentalisé par les logiques étatiques et économiques symbolisées par le « déclin de l’homme public » (Sennett 1979) au profit d’un régime de visibilité sociale contemporain à l’avènement d’un capitalisme régulé par des échanges marchands. C’est très précisément cette tendance que je vais m’attacher à décrire dans la première partie de la première section du chapitre I de ce travail.

Par la suite, je montrerai qu’à la dépolitisation de l’espace public et « l’intégration des

individus au maillage institutionnel de l’État et au marché capitaliste des biens de consommation »

(Quéré, 1982, p.72) s’est donc adjointe l’émergence d’une mode de régulation instrumentalisée de l’ordre symbolique partagé. Autrement dit, je soutiens l’idée que cette transformation de l’espace public dépeinte par Jürgen Habermas est pour autant toujours fondée sur un régime de régulation qui est avant tout d’ordre communicationnel. Or, sa dépolitisation et son instrumentalisation par l’avènement du capitalisme auront eu tendance à favoriser l’émergence d’une idéologie de la communication régie par les mêmes principes. Pour aller plus loin, je souhaite montrer que les pratiques de communication dans l’espace public furent générées et génératives d’une interprétation idéologique et instrumentale des théories de la communication. Entre utopie communicationnelle et idéologie de la communication je montrerai dans la seconde partie de la section 2 de ce chapitre I qu’il existe une tendance historique et interprétative qui révèle l’usage contemporain du concept de communication comme une notion, avant toutes choses, performatives.

Par la suite, je souhaiterais montrer que cette tendance est une interprétation effectuée par les sciences de gestion qui revendiquent la paternité des outils performatifs et instrumentaux en alimentant une certaine confusion favorisant l’isomorphisme de certaines organisations citoyennes (chapitre I – section 2).

Je débuterai alors cette section par une analyse de l’émergence et de l’évolution contemporaine de l’outil de communication marketing. Ainsi, je soulignerai la paternité entrepreneuriale de cette technique d’ajustement de l’offre et de la demande qui répond à une logique communicationnelle instrumentale visant la mise en visibilité, ou la mise en publicité, de ces atouts et de ces forces en tant qu’acteur socio-économique. Enfin, dans la première partie de cette section 2 du chapitre I, je montrerai que les organisations

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citoyennes, et particulièrement celles du secteur de l’économie sociale et solidaire, ont tendance à mobiliser ces outils qui confèrent, par là même, une visée performative à l’action citoyenne.

Enfin, pour terminer mon regard à ces outils de la rationalité instrumentale, je me pencherais sur une analyse des enjeux et des fondements historiques de la communication managériale. Autrement dit, je me pencherai sur les techniques de gestion des hommes à l’intérieur des structures économiques que sont les entreprises (chapitre 1 – section 2 – partie 2). Or, de la même manière que la partie précédente, je montrerai qu’il existe une certaine propension des initiatives sociales et solidaires à se saisir de ces techniques instrumentales qui, à la manière de la communication marketing, favorisent la structuration d’une identité reproductrice des schémas institutionnels entrepreneuriaux.

Voilà pourquoi j’ai choisi, dans la chapitre II de ce travail, d’analyser plus précisément les développements théoriques successifs faisant état des tendances isomorphiques de l’économie sociale et solidaire (chapitre II – section 1). Toutefois, au regard des récents développements, et en m’appuyant sur l’argumentation des chercheurs du CRISES12, je considère l’économie sociale et solidaire comme le « terreau fertile à

l’innovation sociale » (Bouchard et Levesque, 2014 Le vesque, 2006). Je tenterai donc de

déceler une tendance similaire dans les développements théoriques propres à l’innovation sociale (chapitre II – section 2).

Ainsi, je débuterai cette section par une interrogation autour de la dimension socio- économique des acteurs de l’économie sociale et solidaire. Plus précisément, dans la première partie de cette section 1 du chapitre II je me tournerai vers l’économie sociale. En relayant majoritairement les propos de Geneviève Azam (2003) je montrerai qu’il existe une réelle tendance à la banalisation des organismes de l’économie sociale. Dès lors, entre tendance philanthropique et isomorphisme institutionnel je révèlerai la structuration historique d’un mouvement ouvrier et citoyen autour de principes performatifs et instrumentaux.

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Je couplerai mon analyse première à un retour théorique similaire concernant l’économie solidaire. Et bien que la recherche française soit moins critique à son égard, je montrerai dans la partie 2 de la première section du chapitre II que cette « autre économie » a elle aussi tendance à reproduire des schémas institutionnels teintés de conservatisme et structurés par des pratiques instrumentales conférant à ces acteurs une dimension avant tout socio-économique.

Par la suite, je montrerai que l’on retrouve cette inclination chez les acteurs, intrinsèquement liés, de l’innovation sociale (chapitre II – section 2).

Pour être plus précis à ce sujet, je débuterai par l’analyse de Jean-Louis Laville (2014) proposant d’attribuer une dimension « faible » à une forme d’innovation sociale issue d’une poussée entrepreneuriale. Autrement dit, je montrerai qu’au début des années 70 le concept d’innovation sociale a émergé dans le sillage d’une conception technique de l’innovation, considérant le rôle social comme essentiel dans l’acceptation et la diffusion de technologie innovantes (chapitre II – section 2 – partie 1).

Dans son sillage, c’est une acception sociotechnique de l’innovation sociale qui a évolué, faisant la part belle à des principes de diffusion théorisés par les chercheurs de l’École des Mines de Paris (Akrich, Callon, et Latour, 2006), et prenant la forme d’une interprétation performative des concepts de diffusion et d’institutionnalisation par la sociologie de la traduction (chapitre II – section 2 – partie 2).

En résumé, cette première partie de mon argumentation montrera qu’il existe un terreau historique et idéologique à une interprétation instrumentale de la communication. La dépolitisation et la perte de valeur symbolique de l’échange ont transformé l’espace public favorisant l’émergence d’une conception « gestionnaire » de la communication et la génération d’outils d’ingénierie sociale tels que le marketing et le management. Par ailleurs, si ces outils sont aujourd’hui mobilisés par les acteurs de l’économie sociale et solidaire, c’est qu’ils accompagnent un mouvement d’isomorphisme généralisé qui pousse ces organisations citoyennes à reproduire des schémas de communication performatifs et instrumentaux. Je montrerai alors que cette tendance risque de structurer les capacités de conservatisme de ces acteurs sur mon terrain d’étude, l’Auvergne.

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Introduction

Ce premier chapitre a pour objectif d’offrir un premier regard à l’espace public comme lieu de constitution de la communauté politique postrévolutionnaire et d’y apposer une analyse historique des formes de régulation l’animant. Autrement dit, je vais montrer que l’espace public, après avoir rassemblé les espoirs d’une société démocratique, sera le reflet d’une dépolitisation croissante (section 1) et d’une instrumentalisation généralisée qui fera naître une idéologie de la communication (section 2).

Cependant, s’interroger sur l’émergence d’une telle idéologie nécessite d’adopter une perspective historique concernant la constitution d’un « ensemble plus ou moins cohérent des

idées, des croyances et des doctrines philosophiques, religieuses, politiques, économiques, sociales, propres à une époque, une société, une classe et qui orientent l’action13 ». Or, selon Paul Ricoeur l’idéologie est avant tout un phénomène généré et génératif (Ricoeur 1974).

Je considère donc, tout d’abord, que l’idéologie est générée. En effet, à partir de cette idée je montrerai que l’idéologie communicationnelle prend racine dans une construction sociale qui repose sur une communauté historique (Ellul 1973) dont l’acte

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fondateur a marqué un tournant en imposant une transformation des représentations collectives partagées. Plus précisément, c’est l’avènement de la République, et de la communauté politique qui lui est liée (suite à la Révolution française de 1789), sur lequel je m’appuierai pour comprendre la transformation de l’espace public (section 1 – partie 1). Plus exactement, je me pencherai sur les propositions d’analyses faites par Richard Sennett (1979) et Jürgen Habermas (1978). Le premier considérant qu’il y a eu dépolitisation de l’espace public, le second préférant poursuivre les prémisses théoriques de l’École de Francfort et parler d’instrumentalisation.

En m’appuyant sur ce premier examen théorique, je poursuivrai ma réflexion en faisant état de l’émergence d’une idéologie communicationnelle (section 1-partie 2). A partir des travaux de Bernard Miège (2005), Erik Neveu (2006), Serge Proulx (2007) ou encore Philippe Breton (Breton et Proulx, 2002 ; Breton, 1997) et Armand Mattelard (Mattelart, 2011) je montrerai qu’une utopie communicationnelle a trouvé un écho favorable dans un contexte politique, symbolique et économique, facilitant l’interprétation instrumentale des théories pionnières de l’information et de la communication (Shannon et Weaver, 1975 ; Wiener, 1961).

Enfin, je montrerai que l’idéologie est aussi un phénomène génératif caractérisé par l’influence qu’il exerce à l’égard de l’institution14. Pour l’exprimer autrement, je montrerai que derrière la mutation de l’espace public c’est avant tout l’avènement d’une société capitaliste qui, sous l’effet d’un impératif performatif généralisé, a déconstruit la place centrale qu’occupait le symbolique et le politique dans l’activité de communication sociale, au profit d’un ensemble de techniques instrumentales saisies par les sciences de gestion. Or, dans ce cadre-là, le premier des outils que j’aborderai, et dont je reprendrai l’historique, les enjeux et les utilisations, sera le marketing (section 2 – partie 1).

Or, je considère qu’il est impossible, pour une organisation, de communiquer vers « l’extérieur » sans avoir, au préalable, construit une identité « à l’intérieur ». Autrement dit, il est impossible de s’intéresser aux techniques de marketing sans se tourner vers celles du management (section 2 – partie 2).

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Je montrerai donc dans ce chapitre que l’idéologie est le substrat de l’activité communicationnelle. Or, je montrerai aussi que la communication est le moteur de l’élaboration et du maintien d’une idéologie. Pour le dire autrement, certaines interprétations idéologiques des théories info-communicationnelles seraient à la fois plante et terreau dans le jardin idéologique contemporain. C’est en tout cas ce que je vais tenter de comprendre en reprenant la trajectoire historique d’une première interprétation des sciences de la communication.

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Section 1. La transformation de l’espace

public aux fondements d’une idéologie de la