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II.5 Retour sur les distinctions initiées en France au 19 ème et 20 ème siècle

II.5.1 Ribot : L’émotion et sa traduction en deux langues

Ribot dans son ouvrage de 1896 reprend la théorie de James-Lange en précisant que leur mérite est d’avoir mis l’accent sur l’importance, la prédominance dans l’émotion des facteurs physiologiques, organiques. Il partage l’idée que les phénomènes physiologiques, organiques ne sont pas accessoires dans l’émotion, ils en sont le cœur. C’est à partir d’eux qu’une prise de conscience, un état intellectuel va se développer qu’usuellement on qualifie d’émotion. Pour autant il ne les suit pas totalement en refusant le dualisme véhiculé par leur théorie (p.98 & 112). Autant James que Lange sur ce point ne font qu’inverser l’ordre cause/effet. Or, il faut franchir un pas supplémentaire et adopter une position moniste, unitaire. Pour construire celle-ci, Ribot ne se réfère pas à Spinoza mais à Aristote à qui il reprend la distinction matière/forme « (…) en entendant par matière les faits somatiques, par forme l’état psychique

correspondant ; les deux termes n’existant d’ailleurs que l’un par l’autre et n’étant séparables que par abstraction. » (ibid., p.113). Cette indivision fondamentale, séparable uniquement par l’analyse l’amène à conclure : « Aucun état de conscience ne doit être dissocié de ses conditions physiques : ils composent un tout naturel qu’il faut étudier comme tel. Chaque espèce d’émotion doit être considérée de cette manière : ce que les mouvements de la face et du corps, les troubles vaso-moteurs, respiratoires, sécrétoires expriment objectivement, les états de conscience corrélatifs que l’observation intérieure classe suivant leurs qualités, l’expriment subjectivement : c’est un seul et même événement traduit dans deux langues. » (ibid., p.113). Notons que cette idée de la double traduction sera reprise par Vygotski pour qui « le développement d’un pareil affect intégral et authentique, les composantes psychiques et somatiques, provoquées de différentes façons, vont pour ainsi dire à la rencontre l’une de l’autre, de telle sorte qu’au point de leur intersection, au moment de leur rencontre, naît le véritable trouble émotionnel. » (1933/1998, p.133). Tout deux partagent donc une position moniste, laquelle position amène Ribot à poser que « tout état de conscience est une trinité au sens théologique : il est la connaissance de quelque événement externe ou interne ; il renferme des éléments moteurs ; il a un certain ton affectif. Nous le qualifions intellectuel, moteur, émotionnel, d’après la prépondérance de l’un de ces éléments, non d’après son existence exclusive. » (ibid., p.77).

La critique faite à la théorie James-Lange porte sur le rapport de causalité établie entre manifestation physiologique et état mental, pour Ribot, les deux existent conjointement, sont constitutifs de l’émotion et sont sans rapport de causalité entre eux puisque selon l’auteur la cause des phénomènes émotionnels est ailleurs : les sentiments ont « leur racines dans les besoins et les instincts, c’est-à-dire dans les mouvements. » (ibid., p.IX), il le dit autrement : « La sensation, l’image, l’idée ne sont que des causes occasionnelles, incapables par elles- mêmes d’engendrer aucune émotion : elle jaillit du fond intime de l’individu, de son

organisation, l’exprime directement, participe à sa stabilité et à son instabilité. » (ibid.,

p.111), le fond de l’affaire c’est donc « l’appétit ou son contraire c'est-à-dire des mouvements ou arrêts de mouvements » (ibid., p.429). La cause, « la racine de la vie affective » (ibid., p.2) est dans une tendance à agir, une propulsion initiale, un désir, un appétit. Manifestations physiologiques, tels que « des mouvements, des gestes, une attitude du corps, une modification dans la voix, la rougeur ou la pâleur, des tremblements, des changements dans les sécrétions ou excrétions » (ibid.) et vécu conscient, « états agréables, pénibles ou mixes »

(ibid.) ne sont que des signes, des traces, la double traduction de ce que rencontre cette tendance.

L’émotion a alors une fonction centrale et la place de la vie affective dans la totalité de la vie psychique est considérée comme cruciale. Elle correspond à « la perception dans l’ordre des connaissances. » (ibid., p.X) et « l’état affectif normal, c’est la succession des plaisirs, peines, désirs, caprices, etc., qui, dans leur forme modérée et souvent émoussée par la répétition, constituent le train prosaïque de la vie ordinaire. A un moment donné, des circonstances quelconques suscitent un choc, c’est l’émotion. Une tendance annihile toutes les autres, confisque momentanément toute l’activité à son profit : ce qui est l’équivalent de l’attention. » D’ordinaire cette « attention » est momentanée mais elle peut se fixer, Ribot parle alors de passion qui est « l’équivalent affectif de l’idée fixe » (ibid., p.20) ou de la contracture musculaire.

L’idée que l’événement émotionnel est traduit dans deux langues l’une « objective », dans les manifestations physiologiques, organiques, l’autre « subjective », dans les états de conscience pourrait être entendue comme un équivalent de la proposition de Damasio décrite ci-dessus : la première traduction serait l’émotion, la seconde le sentiment. Or si l’on s’intéresse aux distinctions posées par Ribot, il en va tout autrement. Précisions que la distinction sur laquelle insiste l’auteur est celle qu’il relève entre des formes inférieures et des formes supérieures de l’émotion. Nous pensons ne pas trahir sa pensée en posant que les premières sont les émotions et les secondes les sentiments même si la terminologie n’est pas toujours stable dans ses écrits. Il y a une évolution dans l’ontogénèse que Ribot résume ainsi : « de même que, dans l’ordre intellectuel, il y a une échelle ascendante qui conduit du concret aux formes inférieures, puis moyennes, puis supérieures de l’abstraction ; de même, dans l’ordre affectif, il y a une échelle qui monte de la peur ou de la colère aux émotions les plus idéales : et de même que le concept le plus élevé garde la marque des concrets dont il est issu, sous peine de n’être qu’un mot vide ; de même les sentiments les plus éthérés ne peuvent perdre totalement les caractères qui en font une émotion, sous peine de disparaître comme telles. » (ibid., p.99). Les formes supérieures de l’émotion sont les sentiments religieux, moraux, esthétiques…Ribot insiste : même dans le sentiment que l’on voudrait le plus éthéré, le plus indépendant de toute manifestation physiologique « l’intensité des émotions, même supérieures, est en raison directe de la quantité des évènements physiologiques qui l’accompagnent » (ibid., p.104).

Le passage aux « sentiments d’ordre supérieurs » se fait bien en rapport avec un développement des idées, une progression d’ordre intellectuel : « l’ordre de développement des émotions est rigoureusement dépendant de l’ordre de développement des idées générales : c’est l’évolution des idées qui règle celle des sentiments. » (ibid., p.18). Mais ce développement ne doit pas aller jusqu’à son terme qui serait la disparition de la force vitale de l’idée et in fine un appauvrissement : « Ces formes subtiles et raffinées que les intellectualistes tiennent pour supérieures, ne sont en réalité qu’un appauvrissement dans l’ordre affectif. Au reste, elles sont rares, et, sauf exceptions, sans efficacité ; car c’est une règle que tout sentiment perd de sa force dans la mesure où il s’intellectualise (…) Une idée qui n’est qu’une idée, un simple fait de connaissance, ne produit rien, ne peut rien : elle n’agit que si elle est sentie, s’il y a un état affectif qui l’accompagne, si elle éveille des tendances, c'est-à-dire des éléments moteurs. » (ibid., p.19). Ribot donne l’exemple d’une lecture « froide » de Kant qui ne permettrait en rien d’ajouter quelque chose à la moralité pratique du sujet qui s’y consacre car ce n’est qu’à la condition que cette lecture touche celui-ci qu’elle pourra produire des effets sur la conduite de sa vie.

Dans ce passage de l’émotion au sentiment, il y a un pas vers l’intellectualisation, il y a développement du sentiment par l’idée mais si le sentiment atteignait sa forme intellectuelle pure, en perdant son caractère affectif, il perdrait sa force et son lien avec l’action. Nous considérons que pour Ribot, émotion et sentiment sont deux évènements tout deux traduits dans les deux langues qu’il a indiquées (ils ne sont donc pas ces deux langues) et dont la différence tient dans le rapport aux idées.

Un dernier point nous semble important à retenir dans le travail de Ribot : il critique le postulat de maîtrise possible des sentiments et des émotions par l’intellectualisation : « (…) vouloir réduire les états affectifs à des idées claires, nettes et s’imaginer que par ce procédé, on peut les fixer, c’est en méconnaitre complètement la nature et se condamner par avance à échouer. » (ibid., p.X).