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I.2 Aperçu sur l’histoire de la profession : construction d’une dévalorisation et place de

I.2.1 Histoire de la médecine du travail : une spécialité « dévalorisée »

1.2.1.2 La construction de la « dévalorisation »

Nous reviendrons plus bas sur les évolutions de la dernière période (depuis les années 90). Arrêtons nous pour le moment sur la question de la dévalorisation du métier. Nous pouvons reprendre l’étude de Piotet (2002) qui partant de l’idée d’un « malaise dans la profession » cherche à repérer des signes objectifs de celui-ci. Elle fait le constat d’une difficulté à recruter et de la faible attractivité du métier. Elle présente alors celui-ci comme « un choix par défaut » (p.293). En effet, selon elle, tant que la profession était accessible par l’obtention d’un certificat, celui-ci était jugé par les médecins comme peu couteux à obtenir, demandant peu d’effort. Depuis que c’est une spécialité en tant que telle, celle-ci se voit attribuer le dernier rang en terme de prestige. Les médecins du travail sont identifiés comme ceux qui n’ont pas « su, pu ou voulu » choisir une autre spécialité, notamment par refus de prendre le risque de l’exercice libéral. Par ailleurs, c’est un « médecin aux mains nues », « un médecin castré » (Philbert, 1980, cité par Piotet, 2002), un « médecin qui ne soigne pas et dont l’activité ressortit plus souvent de l’obligation que de la nécessité » (ibid., p.295). La complémentarité des rôles patient/médecin posés en sociologie des professions pose problème en médecine du travail car c’est un « médecin sans client, qui n’est pas choisi par les salariés qu’il examine et qui n’est pas autorisé à soigner » (ibid., p. 304). De plus, il y a un « flou du rôle et des attentes » (ibid., p.309) liées au tiers temps. Le même constat est fait par Davezies : « Les médecins du travail ont du mal à se situer ; chacun se débrouille comme il peut sur la base de ses ressources propres. Pour les salariés, la médecine du travail garde l’image d’une médecine patronale. » (2007, p.76). L’auteur rapporte également qu’au congrès de médecine du travail de 1990, des médecins du travail alertent sur leur incompréhension de ce qu’il faut entendre par aptitude : « Il faut prendre la mesure de la question posée : après plus de quatre décennies de fonctionnement, les médecins du travail ne disposent pas d’une compréhension claire des objectifs qui leurs sont assignés. » (ibid.).

Ces incertitudes, ce flou sont en partie explicables par les différentes traditions et conceptions à l’œuvre qui n’ont peut être pas été suffisamment débattues, explicitées. Marichalar (2010), décrit la médecine du travail comme « un poste qui incarne à lui seul les contradictions non

résolues de ses promoteurs » (p.28) ainsi que l’illustre l’ambiguïté de leur mission originelle qui est à la fois de faire de la prévention et de la sélection. De même, le médecin du travail « est appelé selon le Code du travail à être le “conseiller de l’employeur, des travailleurs, des représentants du personnel et des services sociaux”, bien que les salariés le considèrent avec méfiance du fait de son rôle dans l’aptitude. Il aide les salariés à faire des déclarations de maladies professionnelles ou d’accidents du travail, mais s’expose en retour aux foudres de l’employeur si la facture devient trop élevée. » (ibid., p.28-29). D’aucuns en viennent à considérer que ce métier est impossible, voire qu’il y a une organisation de l’inefficacité, de l’impuissance des médecins du travail. Ainsi, Dimerman et al : « Nous pouvons témoigner de la difficulté à maintenir le sens de notre activité de médecins dans cette institution et de l'énergie qu'il faut déployer pour lutter contre le système qui la verrouille. Nous pouvons facilement expliquer pourquoi ces objectifs ne sont pas atteints (et ne peuvent pas l'être) malgré les moyens considérables dont disposent les SST9. Ce n'est pas un hasard car "le

système est conçu pour ne pas fonctionner selon les objectifs affichés". » (2008, p.2). Ici la responsabilité de l’inefficacité du système est essentiellement attribuée au mode de gouvernance des services. D’autres auteurs (dont Bachet, 2014) invoquent les contraintes macro économiques : « il est difficile de faire bouger des situations de travail qui dépendent elles-mêmes directement d’une conception globale de la productivité sous contrainte de rentabilité de plus en plus exigeante. » L’auteur prône alors un détachement de l’activité clinique et conseille aux médecins du travail de se former davantage en sociologie, management, économie tout en constatant que les médecins font le chemin inverse en se recentrant sur la visite.

La médecine du travail est donc une spécialité « dévalorisée » dans la profession médicale et dont l’efficacité sociale est régulièrement remise en question (rapport Dellacherie 2008, rapport Conso-Frimat 2007, Rapport Gosselin 2007, cités par Bachet 2011). Les failles du système de santé au travail se sont tristement révélées dans l’affaire de l’amiante, témoignant selon Davezies, que l’action des médecins du travail n’a, pour le moins, pas « l’efficacité souhaitable » (ASMT, 1998/2000 p.188) et que son action en terme de prévention primaire était empêchée par la centration du fonctionnement autour de l’aptitude « dont le caractère prédictif en matière de santé au travail est faible et la valeur préventive quasi-nulle. » (Fernandez, 2009, p.20).

In fine, les médecins du travail, selon Piotet, ne se font « guère d’illusion sur l’image de leur profession aussi bien auprès des autres médecins que des salariés pas plus que sur leur utilité. » (2002, p.316).

Un dernier élément ajoutant à la difficulté peut être encore relevé : la médecine du travail est une profession. Or, une profession, si l’on suit Dubar et Tripier (1998, cité par Osty, 2010, p.167-168) c’est le plus haut niveau d’existence sociale d’un travail. En effet, pour qu’un travail soit une profession, il faut qu’il y ait eu négociations pour l’obtention de la reconnaissance d’un statut qui définit les règles de sélection et de formation pour accéder au métier. La profession articule alors trois éléments : une technique intellectuelle spécialisée, une formation prolongée et formalisée, l’efficacité du service rendu à la communauté. L’accès d’un métier au statut de profession démontre la capacité d’un groupe à démontrer son utilité reliée à un besoin social identifié ainsi que sa capacité à construire des règles d’accès à celui- ci. La médecine du travail, en tant que spécialité médicale bénéficie de l’appartenance à la profession médicale mais, ce qui précède le montre bien, elle ne bénéficie par pour autant de la certitude sur son utilité et son efficacité qui en est normalement le corollaire.