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I.3 Des sentiments dans la profession aux traces des sentiments au cours de l’intervention : la

I.3.1 La construction sociale des sentiments

Dans les écrits en sociologie portant sur la médecine du travail, les sentiments, sans être l’objet d’investigation en tant que tel, sont évoqués. Ainsi Bachet (2011) après une enquête réalisée auprès de soixante médecins constate des sentiments de malaise, d’inquiétude et des sentiments de découragement par rapport à l’impossibilité par exemple d’assurer un suivi longitudinal des salariés (sur l’ensemble de leur carrière). L’étude de Piotet (2002) est plus ancienne (réalisée dans les années 90) mais elle est importante car elle cherche à « saisir les principaux éléments constitutifs de l’identité sociale et professionnelle des médecins du travail, apprécier le regard qu’ils portent sur leur formation, leur travail, avec ses difficultés, ses contraintes, mais aussi son intérêt, d’explorer l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes au sein d’un monde du travail en plein bouleversement. » (p.291). Elle déploie son étude au moment du cinquantenaire de la profession (les médecins du travail ayant choisi 1946 comme date de naissance) alors qu’un « malaise dans la profession » était identifié (notamment rapporté dans un article de Liaisons sociales), lequel malaise était relié au « sentiment d’une utilité très marginale du travail des médecins » (p.291). Elle évoque un « fort sentiment d’inutilité des visites médicales » (ibid., p.305).

Par ailleurs, dans la première phase de notre recherche (Caroly et al, 2011), nous avions indiqué qu’il y avait selon nous des raisons de se préoccuper de la vitalité de ce métier. Nous avions conclu alors que cette profession se caractérisait par l’existence de dilemmes et nous voyons dans la manière dont des professionnels se saisissent des dilemmes de leur activité un signe de cette vitalité. Concernant les médecins du travail, « le ressassement de débats (…) sur l’impossibilité d’être efficace peut être interprété comme un empêchement de travailler avec, sur et au-delà des dilemmes. » (Poussin, 2011a, p.2). Dans ce ressassement, les sentiments d’inutilité, d’inefficacité et d’impuissance jouent un rôle important.

En effet, au plan psychologique, la dévalorisation décrite au chapitre précédent prend la forme de sentiments que nous avons pu constater lors du travail d’analyse de leur activité : un sentiment « d’inefficacité » ou « d’inutilité » est très largement évoqué par les médecins du travail. Ces sentiments semblent prendre leur source dans les contradictions évoquées plus haut et s’alimentent du jugement souvent dépréciatif porté sur les médecins du travail par les salariés, par les employeurs et par les acteurs syndicaux. Ils sont considérés par certains comme n’étant pas de vrais médecins et leur position de conseil à la fois des salariés, employeurs et représentants syndicaux rend opaque leur positionnement dans l’entreprise qui est toujours objet de suspicion. L’objectif inatteignable qui leur est confié par la loi ajoute au problème.

Cela dit, il est important de préciser que si nous pouvons faire un lien entre l’existence de ces sentiments et les contradictions ainsi que les jugements dépréciatifs évoqués précédemment, il n’est pas question ici de faire de lien direct entre l’efficacité en tant que telle des actions du médecin du travail et l’existence de ces sentiments. L’objet de notre thèse ne porte pas sur la question de l’efficacité réelle des médecins du travail. D’abord parce que nous n’avons ni les moyens ni l’intention d’évaluer cette efficacité réelle, d’autres que nous sont bien mieux placés pour construire un tel point de vue (notamment Davezies, 1996, 1999, 2005, 2007, 2011). Ensuite, parce que nous faisons l’hypothèse que quelle que soit l’efficacité réelle de leurs actions, les sentiments massivement disponibles dans le milieu sont et peuvent rester des sentiments d’inefficacité et d’inutilité.

En effet, on peut suivre ici Halbwachs pour qui « nos émotions, sont soumises à une véritable discipline sociale, du fait qu'en présence des événements d'un certain genre, et dans telles circonstances qui se produisent souvent, c'est la société qui nous indique elle-même comment nous devons réagir. Ou plutôt, il ne s'agit pas seulement de la façon dont nous devons exprimer nos sentiments, sur quoi nous reviendrons plus loin, mais du sentiment et de l'émotion elle-même : la société attend que nous l'éprouvions, nous commande elle-même de la ressentir. » (1947, p.4). Il ajoute qu’il ne s’agit pas là de prendre la mesure de l’influence de la société en général mais du sous-groupe que constitue un milieu professionnel, l’histoire de celui-ci forgeant progressivement un « conformisme ». Halbwachs précise : « ce qui frappe surtout, et ce que nous avons essayé d'établir, c'est que non seulement l'expression des émotions, mais à travers elle les émotions elles-mêmes sont pliées aux coutumes et aux traditions et s'inspirent d'un conformisme à la fois extérieur et interne. » (ibid., p.6). En cela, il rejoint Vygotski pour qui « (…) dans le mouvement le plus personnel, le plus intime de la

pensée, des sentiments, etc., le psychisme de l’individu est tout de même social et socialement conditionné. » (1925/2005, p.31). Les sentiments se développent parce qu’ils peuvent utiliser des formes socialement disponibles. On peut alors avancer l’idée, que nous développerons plus loin, de sédimentation des sentiments disponibles, résultat de choix opérés par les professionnels d’un milieu, permettant de réaliser une « communauté de sentiment ou d’émotion ». Il y a du commun, du partagé qui soutient l’éprouvé du sentiment, le conditionne, le moule « dans des formes qui sont communes à tous les membres du groupe, et qui modifient et façonnent leur nature mentale aussi profondément que les cadres du langage et de la pensée collective. » (ibid., p.6). En cela, nous dit Halbwachs, la société a deux actions sur les états affectifs, l’une directe sur leur expression (les manières d’exprimer les sentiments se transmettant à l’instar de la langue) l’autre indirecte sur l’éprouvé lui même. En cela, il va plus loin que Bronckart qui, lui -si on le comprend bien- limite l’action de la société, à la partie des états affectifs liée à la représentation. Pour lui, en effet, il y a deux temps dans le processus émotionnel : toutes les émotions ou sentiments (la distinction entre les deux n’est pas posée, par contre l’auteur refuse la distinction posée par James en 1884 entre les émotions grossières et les autres) ont d’abord « un statut réactif », « signal intérieur qui se déclenche dans le cours de la réaction corporelle » (2008, p.35). Puis, un second temps est celui de « la représentation proprement dite de cette réaction, ou son analyse rationnelle » (ibid.), celle-ci s’opérant sur la base d’unités représentatives issues des représentations collectives et « dans la mesure où les opérations portant sur ces unités dérivent de cet instrument historique partagé qu’est le langage, ce travail relève fondamentalement de la construction sociale » (ibid., p.35- 36). Selon lui, c’est donc à ce moment où œuvre la raison, par son instrument qu’est le langage, qu’il y a construction sociale du sentiment. Bronckart reprend ici Vygotski : « Nos affects se manifestent dans un système complexe de concepts, et qui ne sait pas que la jalousie d’un homme vécue au travers des concepts islamiques de la fidélité est autre que la jalousie d’un autre disposant d’un système de représentations opposées n’a rien compris au fait que le sentiment est historique, qu’il se transforme fondamentalement en fonction du milieu idéologique et psychologique, même si sans doute un certain élément biologique fondamental s’y maintient qui forme la base du sentiment. » (1930/1985, cité p. 36) ce qui lui permet de conclure « il nous semble que l’on doit admettre que l’individu-personne est inéluctablement le siège des affections initiales, et donc qu’il est en ce sens à leur origine (…) l’individu n’est pour autant pas le seul responsable de la reconstruction idéelle des affections, dans la mesure où cette dernière est indiscutablement orientée, voire déterminée, par les représentations collectives à l’œuvre en ce domaine dans son groupe d’appartenance. » (p.38).

Ce conformisme de sentiments est composé notamment de « règles de sentiments » qu’Hochschild définit comme établissant un plancher, des murs et un plafond symbolique, délimitant l’espace de mouvements et de jeu à l’intérieur de limites » (2002, p.38). Latent, peu formalisé, il constitue une sorte de toile de fond, de préalable aux actions, de manières d’être et de sentir « convenables » dans la situation. Haroche (2008), quant à elle, reprend le point de vue classique d’Elias : « Il y a finalement entre la rationalité et le schéma émotionnel, la conscience de soi et les structures pulsionnelles des Allemands, des Anglais, des Français et des Italiens, des différences qui s’expliquent par leur histoire respective. » (1975, cité p.16) Elle étudie de près notamment comment la question de la retenue, de la contenance se construisent différemment selon les sociétés (et à l’intérieur de la société selon la place que l’on cherche à y occuper, par exemple l’éducation du prince passant par des formes « d’empire sur soi » de retenue, de maîtrise totale de ses émotions et de ses sentiments). Cette action du milieu sur l’éprouvé forgée dans les aléas de l’histoire de celui-ci est illustré dans l’exemple pris par Dolbeau (2008, 2012) dans la maréchalerie. Le métier de maréchal ferrant a connu de grands changements. Elle décrit des évolutions qui ont fait passé les professionnels de ce métier d’une situation de centralité de place dans le village à une forme de nomadisme ; d’une tâche de forgeron, valorisée par la maîtrise du feu à une tâche d’ajustement des fers déjà fabriquées ; d’un rapport à l’animal modifié qui s’accompagne d’un changement de position (physique) par rapport à lui (passage d’une technique « à la française » où le maréchal n’avait qu’à se pencher pour clouer les fers à une position « à l’anglaise » où le forgeron travaille « sous les pieds des chevaux » 2008, p.149). Selon Dolbeau qui reprend alors la thèse d’Halbwachs, cet ensemble de modifications explique « un remodelage de la sensibilité professionnelle » (ibid., p.145), le passage de sentiment de fierté, de puissance, de joie à des sentiments d’inutilité, de déconsidération. Même si conclue l’auteur, « l’exercice du nouveau métier provoque des émotions et des sentiments nouveaux : plaisir du corps à corps, plaisir d’arriver à dominer l’animalité (…) » (ibid., p.157) ces éprouvés n’ont pas encore pour effet de transformer les sentiments de perte de considération et de prestige forgés dans le milieu par le passage d’une situation à l’autre. Ce bel exemple de la maréchalerie nous permet de penser que les sentiments « sédimentés » peuvent se transformer mais il montre aussi le poids et la stabilité de ces sédiments, de ces concrétions, une fois constitués.

I.3.2 Du constat de la transformation des sentiments à la