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II.3.1 Le sentiment comme composante de l’émotion

Nous allons chercher des ressources en psychologie en considérant le modèle largement partagé de l’émotion comme système de composantes dont la fonction adaptative pour le comportement de l’homme est centrale. Ce faisant, nous cherchons toujours à élaborer le concept de sentiment et de son développement.

Rimé et Scherer s’opposent à une vision qualifiée de trop simpliste qui sépare le cognitif du conatif et de l’émotif. La psychologie arrive selon eux à un consensus : l’émotion est faite de plusieurs composantes (1989/1993, p.99) : une évaluation cognitive des stimulations ou des situations, une composante physiologique d’activation, une composante d’expression motrice, une composante d’ébauche de l’action et de préparation du comportement et enfin une composante subjective : le sentiment.

L’ensemble de ces composantes, c'est-à-dire l’émotion12, a une fonction adaptative, c’est « un

mécanisme permettant une bonne adaptation du comportement aux stimulations externes et internes » et elle permet de « substituer des modes de comportement plus flexibles aux modèles réactionnels réflexes stéréotypées et aux mécanismes déclencheurs instinctifs et innés » (ibid., p.101). L’émotion est donc un système composé de différents sous systèmes où la composante cognitive a une place centrale. Scherer s’oppose vigoureusement à la thèse défendue par Zajonc d’une évaluation affective et non cognitive dans l’émotion. La fonction principale de l’émotion est de permettre la réorganisation cognitive. On retrouve ici la thèse défendue par Thievenaz dans la continuité de celle de Barbier. L’émotion nous met « à la recherche d’orientations nouvelles des habitudes physiques et mentales gênées. » (Scherer & Sangsue, 2004, p.14). C’est un moment particulier où des composantes fonctionnant le plus souvent de manière relativement indépendante vont travailler « à l’unisson » (ibid., p.14).

12 Il est à noter que le choix du terme « émotion » pour décrire l’ensemble de ces composantes dont le sentiment

est probablement influencé par le mot anglais « emotion » qui est plus large que le français et inclue en partie le sens communément attribué à sentiment. Voir Rosenwein, Debiès & Dejois (2006).

Le sentiment est donc la « réflexion des changements se produisant dans tous les sous- systèmes » (ibid, p.16) dans laquelle il faut distinguer entre du conscient et de l’inconscient et pour la partie consciente distinguer une sous partie, celle qui est verbalisée. Selon Scherer, dans des conditions normales, « une grande part du traitement émotionnel est accessible à la conscience, en particulier l’évaluation cognitive d’évènements pertinents, donnant une signification appropriée à l’expérience affective, et une grande part peut être adéquatement verbalisée aux fins de communication sociale. Les désordres affectifs pourraient être caractérisés par une dissociation augmentée de ces aspects du sentiment. » (ibid., p.18-19). Le sentiment correspond à : « the subjective emotional experience component of emotion, presumed to have an important monitoring and regulation function. In fact, it is suggested that ‘‘feelings integrate the central representation of appraisal-driven response organization in emotion’’ (Scherer, 2004b), thus reflecting the total pattern of cognitive appraisal as well as motivational and somatic response patterning that underlies the subjective experience of an emotional episode. » (Scherer 2005, p.699) et l’auteur met en garde contre la confusion des termes : « Using the term feeling, a single component denoting the subjective experience process, as a synonym for emotion, the total multi-modal component process, produces serious confusions and hampers our understanding of the phenomenon. » (ibid.)

Si l’on suit bien cet auteur, le sentiment serait la partie la plus cognitive de l’émotion, celle qui renvoie à l’évaluation ou plus largement à l’interprétation, sachant que celle-ci est en partie inconsciente. Les travaux de Ledoux ont confirmé ce point avec la mise en évidence des circuits courts vers l’amygdale qui « peuvent fournir une évaluation rudimentaire de la signification affective » (ibid., p.24) de stimuli (l’idée de Ledoux est qu’il y a plusieurs couches dans les processus d’évaluation : du plus simple et grossier au plus complexe).

II.3.2 Le sentiment : encartage de l’émotion

La conceptualisation de l’émotion en psychologie décrite ci-dessus trouve des prolongements dans les travaux de Damasio. Celui-ci, en partant de l’étude de patients ayant subi des lésions du cerveau, a montré que le raisonnement ne pouvait avoir lieu sans l’émotion (1995). L’émotion semble parfois empêcher le raisonnement mais à l’inverse l’affaiblissement de la capacité à réagir émotionnellement peut entraîner des comportements irrationnels en empêchant la prise de décision. Il part de l’hypothèse que c’est la perception des émotions qui forme la base de l’esprit et définit ainsi « l’erreur de Descartes » : « nous ne pensons que dans

la mesure où nous sommes, puisque la pensée découle, en fait, de la structure et du fonctionnement de l’organisme » (p.335) et ne pas voir que « l’esprit humain est incorporé dans un organisme biologiquement complexe mais unique en son genre, fini et fragile ; (…) empêche de voir la tragédie que représente la prise de conscience de cette fragilité, cette finitude et cette unicité. » (p.339). De là, selon Damasio, le dualisme entre corps et esprit ne tient pas, ni celui entre esprit et cerveau et entre émotion et raison.

A partir de là il pose une différence entre émotion et sentiment, qu’il revendique comme s’inscrivant dans la continuité des travaux fondateurs de James. Ce psychologue est célèbre pour avoir à la fin du 19ème siècle tenté de renverser l’ordre interprétatif de ce qu’est une

émotion. Dans son texte de 1884, il présente la voie classique d’analyse de ce phénomène ainsi : « la perception mentale d’un fait excite l’affection mentale appelée émotion, (…) ce dernier état d’esprit donne naissance à l’expression corporelle » (1884/2006, p.27). Son hypothèse devient : « les changement corporels suivent immédiatement la perception du fait excitant, (…) le sentiment que nous avons de ces changements à mesure qu’ils se produisent c’est l’émotion. » (ibid.).

Selon Damasio, l’intuition de James est la bonne, il n’avait alors pas les moyens, notamment du côté des mesures physiologiques pour démontrer celle-ci mais l’ordre des choses est bien celui-là. Damasio définit donc l’émotion comme la partie publique d’un processus (actions, mouvements visibles parce qu’ils se manifestent par des expressions des comportements ou parce qu’ils sont mesurables), le sentiment comme la partie cachée, la première se manifestant « sur le théâtre du corps », le deuxième sur celui « de l’esprit » (2003, p.32). L’ensemble des manifestations corporelles de l’émotion donne lieu à un encartage, une « représentation mentale des parties du corps ou de tout le corps opérant d’une certaine manière » (ibid., p.89), cela est le sentiment, dans une formulation spinozienne « l’idée du corps qui est d’une certaine manière » (ibid.).

Le sentiment est donc à nouveau une idée, idée cette fois du corps « lorsqu’il est perturbé par le processus émotionnel » (p.92), le contenu de cette idée est « l’encartage d’un état donné du corps ; le substrat des sentiments est l’ensemble des structures neurales qui dressent la carte de l’état du corps et dont une image mentale de l’état du corps peut émerger » (ibid.). Damasio précise l’idée de James, il n’y a pas (du moins pas toujours) de lien direct entre l’état du corps et le sentiment, il y passage par l’encartage.

L’ensemble compose selon lui l’affect, le sentiment en tant que « sentinelle » (p.182) a un rôle fondateur qui n’est rien moins que « la gestion de la vie » (p.168). Du coup, il nous semble intéressant de remarquer que tout en se situant dans la lignée de James, Damasio adopte une position strictement inverse concernant le sentiment : celui-ci en tant qu’image mentale, encartage de l’état du corps relève de la cognition. Bien plus que de retrouver une position moniste, au passage se réclamant de Spinoza (de la même manière que les travaux de James ont eux aussi été pensés par beaucoup comme se situant dans la lignée de ceux de Spinoza, ainsi que le critique Vygotski, 1933/1998), il creuse le sillon d’une position dualiste, postulant un parallélisme entre les phénomènes relevant du corps (l’émotion) et ceux relevant de l’esprit (le sentiment).