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I.2 Aperçu sur l’histoire de la profession : construction d’une dévalorisation et place de

I.2.1 Histoire de la médecine du travail : une spécialité « dévalorisée »

1.2.1.3 La réplique à la « dévalorisation »

Un certain nombre de travaux donnent à voir des formes de résistance à cette dévalorisation du côté d’une réflexion sur le métier et de la recherche d’une efficacité malgré tout. La profession d’un point de vue institutionnel n’est pas organisée au niveau national contrairement aux autres spécialités médicales. Des sociétés régionales de médecine du travail existent dont les missions sont de développer, propager les études et les recherches scientifiques (pathologie professionnelle, toxicologie, hygiène industrielle, ergonomie, législation du travail…). La plupart d’entre elles participent à l’organisation d’un congrès bisannuel. Les travaux lors de ces congrès ne sont pas dirigés vers l’activité, vers les pratiques du métier. Pour avoir une vue sur cela il faut donc s’intéresser à des collectifs de médecins du travail ou à des « figures » de la profession qui publient sur le sujet (par exemple, Dumortier, 2008 qui cherche dans cet ouvrage à lutter contre la méconnaissance et la dévalorisation du métier). Dans ce groupe restreint de médecins qui se fait entendre pour « remettre en question les finalités de leur institution et réinterroger leurs pratiques » (Bachet, 2011, p.58) on trouve notamment l’association Santé et Médecine du Travail (SMT) qui publient Les Cahiers du SMT ainsi que des ouvrages collectifs. Selon Bachet, leur fonction dans la profession est importante puisque c’est par exemple à partir de leur « volonté de retenir la dimension

subjective du sujet comme élément constitutif de la construction de la santé » (2014, p.59) que vont s’instituer de nouvelles pratiques professionnelles avec la création des centres de consultation souffrance au travail. D’autres approches questionnant le métier et sa configuration existent. Nous allons ici n’en retenir, outre celle du SMT, que deux autres, qui ont une surface sociale, une diffusion dans le métier inégale mais qui chacune offre une variation autour de la clinique médicale du travail, dans une réflexion sur l’utilité et l’efficacité du médecin du travail. Nous ne les présentons que très brièvement, nous les reprendrons à nouveau dans la partie suivante pour mieux cerner la position de chacun par rapport à l’exercice de l’examen médical. La première, celle de l’association SMT (Asmt, 1998/2000, Bardot, Bertin & Renou-Parent, 2001, Huez & Riquet, 2009, Loubet-Deveaux & Bardot, 2003) a la caractéristique d’être ancrée dans un dialogue très fructueux avec la psychodynamique du travail, la deuxième est celle de Philippe Davezies (1996, 1999, 2007, 2013), la troisième celle de Gabriel Fernandez (2009).

Un travail en sociologie (Salman, 2007) donne à voir l’étendue du débat dans la médecine du travail à partir des apports de la psychodynamique du travail et plus particulièrement des écrits de C. Dejours. Pour cet auteur, trois médecins du travail (Huez, Davezies, Caillard) ont été extrêmement influents dans le lien qui s’opère à partir des années 80 entre médecine du travail et psychodynamique. A partir de leurs écrits et de leurs actions dans le milieu, les travaux et les concepts de la psychodynamique sont diffusés. L’auteur cherche à quantifier l’influence exercée par ce courant de la psychologie du travail auprès des médecins du travail et estime que plus d’un tiers des médecins du travail se sont formés alors à la psychodynamique du travail. Selon elle, il y a là un enjeu fort pour « une profession fragile, en quête de légitimité, prise dans les contradictions de son statut, entre sa position de salariée de l’entreprise et son mandat de protection de la santé des travailleurs » (p. 45) et composés d’« acteurs toujours à la recherche de l’identité de leur profession » (p. 47). Nous ne reprendrons pas ici sa thèse (la catégorie souffrance au travail permet la revalorisation de la profession) dont l’étayage a été sérieusement critiqué par Hirata, Jeantet, Kergoat & Soarès (2009), mais seulement son analyse concordant avec d’autres travaux en sociologie (Bachet notamment) qu’en allant chercher les concepts et les manières de faire de la psychodynamique, les médecins du travail tentaient de « reprendre » leur métier, d’en redéfinir les principes et les actions.

L’écoute compréhensive est mise en avant dans cette approche (SMT, 1998/2000) ainsi que l’accompagnement de la construction du sens de la souffrance (ibid.) et la prise de position

publique (ibid.). Loubet-Deveaux & Bardot (2003) présente la clinique médicale du travail comme une orientation des pratiques permettant de retrouver les finalités originelles du métier, « détournées vers des objectifs de sélection » (p. 13). Un certain nombre de travaux en clinique du travail (Dejours, 2000 ; Clot, 1998) et au-delà (Canguilhem, 1966/2005) sont cités et permettent de faire le lien entre examen du corps, examen du travail et examen de l’organisation du travail. A partir de Canguilhem pour qui « c’est au-delà du corps qu’il faut regarder pour apprécier ce qui est normal ou pathologique pour ce corps même » (ibid., p.133), les auteurs poursuivent : « c’est bien l’organisation du travail et les conditions de travail que ces salariés nous demandent “d’examiner” pour porter un regard éclairé sur ce qui altère ou renforce leur santé. » (p. 16). A partir de là, le centre de gravité de l’exercice de la médecine du travail est ainsi présenté : « il paraît plus efficace de travailler, dans le cadre du colloque singulier et lors d’entretiens informels au poste de travail, à faire évoluer les représentations des uns et des autres sur la réalité de leur travail réciproque et sur les contraintes qui sont les leurs, afin que le débat quotidien sur l’organisation du travail puisse reprendre dans les équipes. Préalablement, le tiers-temps, indispensable, aura permis au médecin du travail de bien comprendre le réel du travail, de repérer les savoir-faire incorporés » (p.35).

Davezies tout en partageant la position d’un nécessaire recentrage sur la clinique, à partir des apports des concepts de la psychodynamique (celui de souffrance mais aussi celui de plaisir, de reconnaissance, de stratégies collectives de défense…) développe un regard critique vis à vis d’une position qui ne prend pas suffisamment en compte selon lui la spécificité du regard « médical » : « nous sommes très insuffisamment médecins » (1998/2000, p.191). Il insiste donc davantage sur la nécessité de maintenir un ancrage médical (notamment en faisant très précisément les liens entre travail et santé par une description très précise des altérations de la santé) et aussi sur la nécessité à partir de là de développer des actions au sein de l’entreprise et pas seulement dans un « espace public » trop loin de la situation de travail. Pour lui, le terme d’écoute « compréhensive » est trompeur : « Il faut comprendre comment s'articulent, pour le sujet, ces manifestations, sa souffrance et son travail. Et pour cela, admettre que l'on ne connaît pas le travail, que l'on ne sait jamais a priori quels sont les enjeux et les ressorts de l'engagement d'un salarié dans son activité. Il faut aussi savoir que la nature de son engagement est, pour partie, obscure aux yeux du salarié lui-même. Comprendre son point de vue implique, pour partie, de l'aider à le construire. » Pour réussir cela, poursuit-il « il faut donc solliciter des récits qui situent le conflit en référence avec le travail. Des récits qui

expriment non seulement le ressenti, la surprise, le vécu d'injustice, la colère ou la honte, mais précisément les circonstances, les faits, leur importance pour le sujet, les objectifs de son activité et les obstacles auxquels il se heurte. La souffrance trouve son origine dans les contradictions de l'activité et l'analyse de celles-ci est un point de passage obligé pour l'action. ». Du coup, après la sortie des médecins du travail hors des cabinets, c’est plutôt à un retour dans ceux-ci que l’on devrait assister selon Davezies, ce genre d’investigations ne pouvant se faire « dans l’espace ouvert du bureau ou de l’atelier » (2013, p.44.). Cependant, ce retour s’accompagne d’un changement de posture du médecin : il n’utilise plus d’abord la consultation pour recueillir des informations mais pour soutenir l’élaboration réflexive du salarié sur sa propre situation, pour reconstruire « sa capacité à penser, débattre et agir » (ibid., p.45). Dans un second temps, le médecin « acquiert une compréhension intime des tensions qui animent le travail » (ibid.) ce qui leste son activité dans l’entreprise d’un tout autre poids.

On retrouve chez Fernandez la même focalisation sur l’activité et la revendication de l’identité de médecin. Il rejoint ainsi Torrès (2008) dans son point de vue sur l’approche qui fonde la spécificité de la spécialité : « une approche qui permet de comprendre le rôle des changements organisationnels dans la genèse de certaines affections et, le cas échéant, de proposer des actions de prévention » en cherchant à « faire des liens entre les évènements de la vie professionnelle marquants pour le sujet, et le fonctionnement biologique de son organisme » (cité par Fernandez, 2009, p.77). De plus, cet auteur affirme que la médecine du travail est une médecine de prévention qui ne renonce pas au soin. Mais il faut alors s’interroger dit-il sur ce qu’est le soin. Selon lui, il faut l’entendre comme une « place à prendre dans l’action thérapeutique » en suivant la conception de la guérison telle qu’elle est avancée par Canguilhem : « une chose est d’obtenir la santé qu’on croit mériter, autre chose est de mériter la santé qu’on se procure. En ce dernier sens, la part que le médecin peut prendre à la guérison consisterait, une fois prescrit le traitement requis par l’état organique, à instruire le malade de sa responsabilité indélégable dans la conquête d’un nouvel état d’équilibre avec les sollicitations de l’environnement. » (1978/2002, p.97-98). Dans l’approche de Canguilhem, soigner n’est donc pas seulement guérir au sens de faire disparaître des symptômes. Dans cette instruction du malade de sa « responsabilité », de son action nécessaire pour conquérir une nouvelle place dans son milieu, le médecin du travail a un rôle à jouer, peut être même qu’il est le médecin le mieux placé pour le faire : en tant que « médecin du travail, je dois me consacrer exclusivement à faire du travail de cette personne

un facteur de santé pouvant contribuer à sa guérison. » (Fernandez, 2009, p.37). Ainsi, « soigner un salarié dans le cadre de la médecine du travail passe par le soin que celui-ci peut porter à son travail » (ibid., p.38). Il y a alors un déplacement du point d’impact des actions pour en améliorer l’efficacité (ibid., p.71 et suivantes) : les actions médicales sont conçues et exécutées pour être des instruments pour les actions des professionnels eux-mêmes. Le centre de gravité de l’activité du médecin du travail est encore la consultation mais les ressorts de l’efficacité de son activité diffèrent des approches présentées ci-dessus : « J’espère ainsi, par ce développement, aider mon patient à remettre en question, lorsqu’ils existent, les buts fictifs qui dévoient son activité, que ces buts soient cognitifs ou affectifs. Je ne peux le faire qu’en m’appuyant sur ce que j’ai vu faire à ses collègues ou sur ce qu’ils m’ont appris du travail, et c’est souvent le point de vue sinon opposé, du moins éloigné de celui du patient que j’utilise, non pas pour trouver un illusoire “juste milieu”, mais afin qu’il devienne pour mon patient un moyen de reconstruire du collectif en lui-même. Je tente ainsi non pas d'apaiser ou de colmater les conflits psychiques par une écoute compassionnelle, mais de les développer en faisant vivre les termes de possibles controverses intérieures. Inutile de préciser que je ne m’intéresse pas au conflit en soi mais seulement à son développement car c’est ainsi qu’il peut devenir pour le travailleur un moyen de l’internalisation des ressources de son collectif dans le processus qui a pour fin de surmonter le conflit lui-même. » (ibid., p.78). Ce faisant, c’est la question de l’efficacité des actions du médecin du travail qui, selon l’auteur, se trouve renouvelée : « Je ne juge plus de l’efficacité de mon action à l’effectivité des transformations que j’ai imaginées, mais à la capacité que développent, ou non, les travailleurs à leurs postes à modifier leurs façons de faire. » (ibid., p.134).