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II.5 Retour sur les distinctions initiées en France au 19 ème et 20 ème siècle

II.5.2 Janet : Le sentiment comme régulation de l’action

Janet partage avec Ribot l’idée que l’affectivité joue un rôle central dans la vie du sujet et dans sa conduite. C’est particulièrement le lien entre affectivité et conduite qui l’intéresse et il l’étudie à partir des nombreux cas cliniques dont il a été amené à s’occuper. Comme Ribot, il renvoie dos à dos les théories physiologiques et intellectualistes : « Les théories périphériques

des sentiments, exactement comme les théories philosophiques auxquelles elles ressemblent plus qu'on ne le croit, ont subi l'influence d'une doctrine philosophique importante à cette époque, la doctrine du parallélisme. Dans les deux théories le sentiment lui-même est sans importance, il est l'expression exacte de quelque chose qui est en dehors de lui. Dans la théorie philosophique le sentiment est l'expression de ce qui se passe dans l'âme favorisée ou gênée dans ses aspirations. Dans la théorie périphérique le sentiment est le reflet de ce qui se passe dans les viscères. Mais il n'est toujours qu'une image dans une glace et il ne sert à rien. C'est là une conception bien fausse de la vie si importante des sentiments. » (1927, pp. 29-30). Il prône lui aussi l’étude du fait psychologique dans sa globalité : « le fait psychologique n'est ni spirituel, ni corporel, il se passe dans l'homme tout entier puisqu'il n'est que la conduite de cet homme prise dans son ensemble. Un sentiment n'est pas plus dans l'âme qu'il n'est dans le ventre, il est une modification de l'ensemble de la conduite. » (ibid.). On le voit, Janet insiste plus que Ribot sur l’action du sujet qui devient le point d’entrée pour considérer le sentiment. Il reproche aux théories des émotions existantes jusqu’alors d’être beaucoup trop théoriques : « À propos du sentiment, fait particulier, modification particulière et délicate de la conduite, elles passent immédiatement aux principes métaphysiques ou aux conditions primitives de la vie, la respiration ou la circulation. Comme je le répète souvent dans mes cours, on n'explique pas le sulfate de soude en disant que c'est un composé d'atomes. Dire que l'angoisse est un trouble des fonctions vitales élémentaires, c'est donner une explication aussi vague et aussi générale qui n'indique en aucune façon les innombrables termes intermédiaires entre ce trouble des fonctions vitales et le sentiment. Or ce sont ces termes intermédiaires qui sont importants dans la pratique et sur lesquels nous pouvons agir. » (ibid., p.30). On peut faire l’hypothèse que l’activité clinique de Janet le met face à des problèmes sur lesquels il cherche à agir et que cela lui permet de regarder autrement l’affectivité, en prenant la mesure de son lien avec l’activité des patients dont il a la charge. S’appuyant sur deux autres courants théoriques (un courant de la psychologie allemande et celui de l’école de Chicago), il retrouve lui aussi la pensée de Spinoza.

Il reprend à Nahlowski les conclusions qu’il tire de ces observations : « Comme les représentations sont les forces proprement agissantes de l'âme, chaque arrêt ou accélération des représentations devient pour l'âme un arrêt ou une accélération de sa propre activité. On arrivera donc à une nouvelle formule : le sentiment est la conscience de l'élévation ou de la diminution de la propre activité vitale de l'âme. » (cité par Janet, ibid., p.33). Janet poursuit dans une lecture spinozienne de Nahlowski en affirmant que celui-ci comprend ce que sont

vraiment les représentations : « Celles-ci ne sont guère que des formules verbales qui remplacent les actions de nos membres, elles ne sont en dernière analyse que des esquisses d'actions. Ramener le sentiment à des représentations ainsi entendues et à leur antagonisme, c'est en réalité ramener le sentiment à des difficultés et à des facilités de l'action elle-même (…) c'est parler du développement harmonieux ou contradictoire de notre activité. (…) c'est dans l'organisation de cette action qu'ils placent le sentiment. (…) les sentiments et les émotions sont présentés comme des réactions à une situation donnée et comme des réactions organisées et utiles. » (ibid., pp. 33-34).

Le plan affectif de l’action devient alors son motif, sa raison d’être, parfois son point de départ (comme dans le jeu ou l’art) et cela permet de renverser la conception habituelle des sentiments qui est de le rattacher au lien, à la relation à l’autre. Pour Janet, les sentiments « relatifs aux événements, aux autres personnes et à soi-même ont comme point de départ des sentiments qui portent sur les actions. » (ibid., p.262). Ici est donc affirmé le primat de l’action que colore le sentiment.

Quid alors des émotions ? Janet les considère d’abord comme des formes anormales du sentiment. En effet, si « les sentiments (…) se développent au cours de l'action qu'ils doivent régler, dans les cas les plus typiques ils apparaissent, comme l'effort et la fatigue, pendant l'action et, comme la tristesse et la joie, à la fin de l'action. L'émotion au contraire présente un caractère étrange, c'est qu'elle surgit immédiatement dès la perception de la situation : cette singulière régulation de l'action apparaît avant l'action. » (ibid., p.13). En cela, elle est une réaction prématurée mais selon l’auteur, il y a plus. Si les composantes de l’émotion et du sentiment ne lui paraissent guère différentes, ce qui les distingue c’est que dans l’émotion tout est « en désordre » (ibid.) et elle apparaît comme une puissance régulatrice d’un drôle de genre puisqu’elle est « surtout une puissance désorganisatrice. » (ibid., p.17).

Le terme émotion est bien réservé chez Janet à l’émotion-choc dans laquelle « les individus émotionnés sont au-dessous d'eux-mêmes (…) Quelquefois l'émotion supprime complètement le langage, vox faucibus hœsit, mais le plus souvent elle supprime un langage particulier qui était adapté à la circonstance, elle supprime la conférence, la réponse à l'examen, le mot exact qu'il fallait dire. (…) La voix est changée, plus basse ou plus haute qu'à l'ordinaire, troublée souvent par des bégaiements, des hoquets, des sanglots. (…) Toujours nous trouvons dans l'émotion cette substitution d'une action grossière à la place d'une action précise et perfectionnée. » (ibid., p.18). Elle apparaît alors comme un signe de désadaptation, indice

d’un moment où un sujet est pris au dépourvu, ne sait pas comment agir ou réagir face à un événement. Nous trouvons aussi chez Dejean cette idée ; « l’émotion réalise un moment insolite de déficience mentale et motrice dans notre comportement ordinairement efficace vis- à-vis du réel. » (1933, p.25). Le plus souvent dit Janet, dans une situation inhabituelle, nouvelle, dans la mesure où « nous n'avons pas une tendance pré-organisée correspondante à tout événement » (ibid., p.19) nous mettons en œuvre « une tendance voisine dont les stimulations sont approximativement analogues » (ibid.) mais l’émotion est le moment où est supprimée cette possibilité du fait d’un élément déterminant dans sa survenue, la surprise : « Il y a surtout une circonstance qui joue un grand rôle chez l'homme bien portant comme chez le malade, c'est l'exigence d'une réaction non seulement nouvelle, mais trop rapide. La grande cause de l'émotion c'est la surprise. » (ibid.,p.34).

L’émotion est le signe d’un moment de désadaptation et pourtant cela reste une puissance régulatrice qui a toute son utilité dans la conduite humaine. D’abord nous dit Janet, parce que c’est « une réaction active du sujet qui fait son émotion à tort ou à raison », ensuite parce que même s’il y a désordre, il y a aussi mise en ordre : « L'émotion supprime ainsi des actes difficiles et souvent aléatoires et les remplace par une multitude d'actions faciles, d'une valeur restreinte mais déjà vérifiée. Elle remplace la qualité par la quantité et procure au moins un moment l'illusion de la force et de la fortune. Le retour en arrière présente au moins un avantage momentané, c'est qu'il supprime le problème posé par les circonstances extérieures. » (ibid., p.21-22). Dit autrement, dans certaines circonstances qui mettent le sujet face à l’imprévu et qui exigent d’agir vite, il y a comme une « régression des actes », les actes « supérieurs » sont désorganisés, (la qualité disparaît) mais cela a une utilité et en aucun cas ne peut être considéré comme « un effet mécanique de l'événement » parce qu’elle est « produite par une réaction active du sujet, comme tous les autres sentiments » (ibid.). Retenons aussi l’intérêt avancé par Dejean : « s’il n’y a pas seulement des insuffisances d’action, vis-à-vis du réel, mais aussi des phénomènes positifs dans le domaine tonico- viscéral, c’est qu’il y a, chez le sujet émotionné, une modalité psychique qui n’existe pas chez le sujet adapté à la situation présente, ou du moins qui n’existe pas, chez ce dernier, au même degré : c’est que le sujet émotionné est affecté profondément par l’importance de la situation et surexcité, dans son activité mentale et nerveuse, par cette importance et par l’affection qu’elle détermine. » (1933, p.236). Autrement dit, cette « surexcitation » est une énergie dont la dérivation potentielle vers d’autres fonctions a toute son importance.

L’émotion est bien avant tout une forme de déroute, de désorganisation et ce qui est principalement dérouté ce sont les manières de faire liées à l’intellect, la conscience, la réflexion. Pour autant, cette désorganisation permet l’action, permet au sujet de se sortir de l’événement dans lequel il est pris et en cela elle a une utilité majeure.

La distinction entre émotion et sentiment tient pour Janet au fait que dans le sentiment il y ait « une prise de conscience qui lui surajoute d'autres réactions de perfectionnement intellectuel » (ibid., p.35).