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I.3 Des sentiments dans la profession aux traces des sentiments au cours de l’intervention : la

I.3.2 Du constat de la transformation des sentiments à la problématique de recherche

I.3.2.1 Des sentiments d’inefficacité et d’inutilité partagés

Nous reprenons donc ici quelques uns des commentaires réalisés par les médecins du travail, à différents moments de l’intervention et référant de manière explicite aux sentiments d’inefficacité, d’inutilité, d’impuissance.

Ainsi, de D, dans le commentaire écrit de son instruction au sosie :

« Malgré tout notre pouvoir apparent : décider si un salarié est apte, faire des préconisations, tous nos efforts d’information, de prévention, nos tentatives de redonner au salarié le pouvoir d’agir, j’ai le sentiment que la balle est “pour de vrai ” très souvent dans le camp de l’employeur (mais c’est nous qui portons la responsabilité de ce constat en signant la fiche d’(in)aptitude). En théorie, nous pouvons beaucoup mais en pratique cela me paraît loin d’être toujours le cas ». (Extrait commentaire sosie de D).

Dans l’extrait suivant, C revient sur le mot « décision » qu’elle a utilisé dans ses instructions au sosie et qui après coup lui pose question :

« étonnée du mot décision, car en fait ce n’est pas la décision à court terme lors de sa reprise ou non qui me préoccupe, c’est mon inquiétude par rapport à une rechute à plus ou moins long terme, si cet agent de service (ASH) reste à ce poste, ce qui se produira, compte tenu de l’absence de reclassement et de la volonté du salarié de poursuivre son activité professionnelle au sein de cet établissement. (…) N’est-ce pas ce mot qui a mis de la confusion dans mon esprit, à ne plus savoir si je la voyais avant ou après sa reprise… Confusion entretenue par un sentiment de culpabilité à laisser reprendre une ASH de plus, alors que je sais que son travail est délétère pour sa santé physique (…).Nous sommes toutes envahies, elles (et même moi), par le fait qu’elles « n’ont pas le choix, qu’il faut bien faire le boulot, qu’on fait ce qu’on peut,

voire, on ne fait plus comme souhaité (…) mes états d’âme de médecin du travail quant à l’efficacité de mon intervention en matière de prévention, alors qu’une ASH d’hospitalisation est atteinte de TMS. » (Extrait commentaire de l’instruction au sosie de C.)

Dans l’extrait suivant, S revient sur les difficultés de la situation de travail sur laquelle a porté l’instruction. Au moment de l’écriture de son commentaire (quelques mois après l’entretien), elle a quitté le métier de médecin du travail, les sentiments qu’elle évoque à la fin de l’extrait sont ceux qu’elle éprouve après s’être « sortie » de la situation :

« L’impossibilité d’agir (« tu feras ce que tu peux…!) : Dans une entreprise aussi difficile pour les médecins du travail (reflet de la difficulté pour les salariés en général), il y a aussi le manque de « durabilité » des médecins ! (…) Dans ces situations extrêmes (plus fréquentes qu’on ne croit ?), ce n’est pas de l’impossibilité d’agir du médecin qu’il est question, mais de l’ensemble des acteurs. (…) Mais devant l’impossibilité d’agir et les conditions très difficiles d’exercice de son métier, quel médecin aguerri peut souhaiter prendre en charge ces situations, seul et sans soutien, ni dans son SST, ni parmi les partenaires en prévention ? (…) Quinze jours après avoir quitté cette situation, je me sens beaucoup mieux ! Le « à quoi ça rime, je n’y peux rien » ne me concerne plus, en tout cas plus de cette façon (je ne suis plus face aux salariés qui souffrent, dans mon quotidien). » (Extrait commentaire sosie de S). Si l’on essaye de caractériser l’objet des sentiments évoqués ici, on constate qu’ils sont toujours référés à une difficulté à agir, à des formes d’empêchements.

Un autre « objet » du sentiment est aussi rapporté, celui de l’utilité.

A la fin d’une autoconfrontation croisée, L revient avec sa collègue D sur ses premiers pas dans ce métier après avoir exercé quelques temps la médecine générale :

« L10 : je me souviendrais toujours de… et ça, c’est très personnel, je me souviendrais

toujours, le premier jour où j’ai commencé un travail de médecin du travail, comme je venais d’arriver dans le service, on m’a dit : “vous allez voir les intérimaires”. Deux vacations complètes : une le matin, une l’après midi, des intérimaires ! Et euh…euh…j’avais arrêté mon activité de médecin généraliste et j’suis rentrée et j’ai éclaté en sanglot. (D : hum) J’ai dit à mon mari : “c’est horrible c’est pas mon métier ça c’est pas mon métier”, et que j’avais le

10 Dans les retranscriptions des verbatim suivants, nous faisons le choix d’ajouter des ponctuations afin de

sentiment de gens qui venaient me voir avec défiance euh… (D : oui je vois très bien) qui, qui, euh, je savais bien en leur posant les questions qu’il y avait des tas de choses qu’ils éludaient. Et je me demandais ce que j’étais en train de faire là, à quoi ça servait. Et franchement, je suis rentrée chez moi catastrophée, en me disant moi, au fond de moi même, je suis un médecin et ça c’est pas mon, c’est pas ça être médecin pour moi. Et j’avoue que ça a été très très dur les premières fois.

D : faut dire que 2 vacations d’intérimaires ! Les intérimaires, c’est quand même extrêmement compliqué de se sentir utile, hard.

L : très hard, vraiment ! Immersion totale. Et par je dirais un exercice qui était particulièrement rude et ingrat. » (Extrait ACC L et D).

O, dans la discussion avec ses collègues qui a suivi son entretien d’instruction au sosie revient sur le sentiment éprouvé lors de certaines vacations de consultation :

« Je disais à la secrétaire “au suivant”, j’avais l’impression de faire des passes, d’enchaîner les visites qui servent à rien. Et pourtant, c’est un moyen de garder un rapport de force dans l’entreprise sinon y’a des gens qu’on n’arriverait pas à rencontrer. Mais je finissais déprimée » (Extrait séance collective, sosie O)

Les sentiments évoqués pas ces médecins tout au long de l’intervention sont significatifs des sentiments dominants dans le milieu (Piotet, 2002, Bachet, 2011).