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Entretien n°1 (E1)

En italique : verbatim de l’enquêteur

En gras : grands thèmes du guide d’entretien En gras souligné : les deux grandes parties du

guide

Contexte actuel

– Depuis plusieurs années, on observe une

augmentation importante du nombre de demandes d’asile en Europe. De son côté, la France s’est engagée à accueillir plus de 30 000 demandeurs d’asile en deux ans. Percevez-vous des effets de cette augmentation au niveau du nombre de demandes de soins ou de la file active de votre structure ?

– S’il y a de l’ordre de cinq ans où nous avions deux

missions : la mission de nous occuper des psychotiques migrants français qui arrivaient avec un statut de SDF ; après, nous avons une population déstabilisée, je dirais régionale, qui ne tournait pas qu’à l’occasion de la cueillette saisonnière. Petit à petit, le champ des migrants a changé : je dois recevoir à peu près 70 % de Noirs, ce qui m’interroge. Et par ailleurs, de plus en plus, je découvre que les Noir-es sont des femmes qui ont été souvent victimes d’un contexte culturel fort loin de celui que j’imaginais, celui où l’excision les conduit à vivre une souffrance qu’elles peuvent commencer à parler alors qu’autrefois, c’était si loin de moi que je ne l’envisageais même pas alors que maintenant, pratiquement systématiquement, elles y sont toutes passées, ce qui est quand même fort interrogeant. Le retentissement sur la consultation, du fait que nous recevons beaucoup de migrants, ne me gêne pas par rapport à la prise en charge de psychotiques « bien de chez nous », mais l’approche culturelle me conduit à accueillir ces personnes un petit peu différemment de ce que j’avais entrevu qu’il apparaissait opportun de faire il y a une quinzaine d’années et même, lorsque je suis amené à participer à des temps de formations au courant de l’année et d’échange entre équipes qui pratiquons le même type d’activité dans le champ de la migration ou dans le champ des psychotiques migrants de nos régions.

– Est-ce-que vous voyez plus de « migrants avec un parcours de demande d’asile » depuis quelques années ou vous ne voyez pas d’augmentation ? – Oh, mais ça a flambé, pour moi, c’est tout à fait

clair, ça a carrément flambé, mais ça a flambé de deux façons. Il y a de l’ordre de cinq ans, j’avais des consultations, je ne veux pas dire comme du copié- collé mais assez proches et, le parcours de violences rencontrées par ces migrants m’interrogeait dans la mesure où je pouvais rencontrer quelqu’un qui avait été violenté avec un retentissement sur l’épaule gauche et que la personne que je suivais après, avait le même retentissement sur l’épaule gauche, et cetera, et cetera. Donc c’était comme un discours qui me semblait avoir été appris. Aujourd’hui, je suis à mille lieux de là, je n’ai plus du tout de copié-collé mais par contre, j’ai des personnes, forts jeunes souvent et, je me demande comment elles ont pu avoir toute cette énergie pour quitter leurs pays, arriver en France, car elles ont énormément de pudeur quant à dire le contexte, ce qui vraiment leur a permis, de venir en France, de s’y retrouver à peu près, avec quel argent, je ne sais, et cetera, et surtout, l’histoire qui traîne dans leur tête de la dette par rapport à celles et ceux qui leur ont permis de venir jusqu’ici. Donc, aujourd’hui, je rencontre des personnes aux parcours de traumatisés qui m’apparaissent comme certains alors que par le passé, j’étais avec des parcours qui m’apparaissaient comme copié-collé.

– Dans la littérature, la prévalence de l’état de

stress post-traumatique au sein de cette population reste supérieure à celle de la population générale. Les chiffres fluctuent du fait de l’hétérogénéité des études au niveau de la méthode et des échantillonnages. On trouve des valeurs allant de 9% dans la revue systématique de Fazel en 2005 à 86% dans l’étude de Buhmann en 2014 au sein d’un échantillon de réfugiés pris en charge en psychiatrie ambulatoire. Qu’en pensez-vous ? – Lorsque je travaillais en politique de secteur, des personnes ayant été traumatisées dans leurs familles, traumatisées dans leurs villages, puisque j’intervenais jusque dans le haut Trièves rural et éloigné, j’avais déjà vu des « bien de chez nous » souffrant de stress post-traumatique avec une chape de plomb qui était un silence familial ou de village. Là, je suis confronté à deux problèmes. L’un, c’est le migrant qui raconte une histoire. Dans son histoire, il peut avoir eu des violences politiques, il a pu avoir des violences alimentaires, il a pu avoir des violences liées à un rêve : « c’est dur chez nous, mais en Europe, c’est le paradis » et, le fait d’être confronté à un rêve au quotidien peut, pour un

modeste pourcentage, conduire ces personnes à quitter leurs chez-eux pour aller dans la Californie de ma jeunesse, et cetera. C’est un faible pourcentage. Ensuite, il y a une difficulté qui est de plus en plus verbalisée par les demandeurs de soins : c’est, « nous sommes mal, nous avons de plus en plus de difficultés à espérer en France et en Europe, mais on essaye de vous faire comprendre qu’on est quand même si mal mais que l’on veut rester chez vous, même si c’est dur chez vous ». Quand je dis c’est dur chez vous, je dis, c’est dur, [ici]… de trouver un couchage. On peut se retrouver avec des enfants en bas-âge à la rue qu’il fasse très chaud ou très froid, difficile… Et donc les personnes sont amenées à être souvent parrainées soit par des associations soit par des personnes de leur culture qui les conduisent à proposer une stratégie, grosso modo, c’est demande du statut de réfugié pour raisons politiques et ensuite, d’étranger malade, beaucoup plus que demande d’étranger malade et ensuite, réfugié politique. J’ai été très travaillé, interrogé, par un monsieur que je n’oublierais jamais, qui était une référence dans son pays, c’était un monsieur de niveau de doctorat, par ailleurs, bien dans son corps, professeur international de karaté et qui, lors d’un stage à l’École Nationale d’Administration, a appris brutalement que les carottes étaient cuites et que s’il retournait dans son pays, il serait assassiné. Cet homme resta dans la rue, neuf mois, il s’en est sorti, je m’en réjouis pour lui. Mais, je n’imaginais pas qu’avec un tel bagage, de telles références, on puisse se retrouver comme ça, du jour au lendemain, à la rue, laissant au pays, une femme et deux enfants persécutés. Donc, pour répondre à la question, le stress post-traumatique que je suis amené à rencontré se retrouve avec trois couleurs différentes. Il peut y avoir un stress qui est lié directement à des violences interpersonnelles du village, des villages ou des politiques des États. Cet aspect-là commence à diminuer un petit peu dans ma consultation depuis un an. Il existe mais représente grosso modo la moitié des personnes que je reçois. Ensuite, il y a un deuxième type de stress, qui est plus culturel c’est-à-dire qu’il y a des gens qui sont un petit peu élevé, éduqués dans le lieu et qui font, qui posent question. Il y a des malversations dont ils disent être victimes soit parce qu’on leur pique leur business via, comme des mafias locales et contre lesquelles ils tentent de se manifester mais, assez vite, ils se retrouvent déboutés, car il y a probablement des équivalents de corruption. Et puis, un aspect qui est peut-être de lors de 15 % de mes consultations, à des gens qui, au pays, étaient

manifestement malades…, mentaux ou, dits malades mentaux parce qu’ils étaient homosexuels. Cette population-là est difficile a appréhendée car déjà, ils arrivent avec une maladie qui a évoluée durant plusieurs années et qu’est-ce qui a amené ensuite le village, la famille, à les envoyer en Europe pour, on va dire, se débarrasser d’eux, je ne sais pas. Et eux- mêmes sont souvent si peu prolixes en vocabulaire et en mots que reconstituer leurs histoires est difficile. C’est ce que je peux dire à propos des grandes formes, de ce que je suis amené à rencontrer ici.

– Dans la littérature, l’état de stress post-

traumatique est bien souvent associé à d’autres troubles psychiatriques tels que les troubles dépressifs mais aussi les somatisations. Qu’en pensez-vous ?

– En amont de cette affaire, je ne peux pas oublier une conférence d’un soir où un grand navigateur raconte, alors qu’il était sur son catamaran, il fut surpris de voir une vache normande sur ce dernier, donc il fut très inquiet, se demandant comment il allait pouvoir se débarrasser de cette bestiole jusqu’au moment où il a réalisé qu’il hallucinait, car il tirait trop sur le sommeil. Il dormit et les choses rentrèrent dans l’ordre. Dans le monde de l’hébergement précaire, les conditions de récupération physiologiques à l’égard du sommeil sont mises à mal. Je trouve une pathologie un peu particulière de réactivation d’une activité un peu cauchemardesque qui, éventuellement, s’améliore à partir du moment où les gens récupèrent un petit peu au niveau du sommeil. Donc, il n’y avait pas forcément une maladie mentale chronique, il y a avait une maladie mentale induite par une hygiène de vie déplorable. L’usage, par ailleurs, des secours de la rue qui se trouvent être, sur recommandations d’un voisinage, des comprimés de paracétamol, de Xanax, de Valium et j’en passe, du Rivotril, et tout un tas de trucs. Le monde de la rue et l’automédication peut conduire à ce qui peut s’apparenter à de la pharmacopsychose. De la maladie mentale chronique, l’état dépressif chronique de ces gens est presque signe de bonne santé mentale. S’ils n’étaient pas déprimés des conditions déplorables dans lesquelles ils sont amenés à vivre alors qu’à côté, passent des jolies internes épanouies, et cetera, cela peut rendre jaloux, cela peut aussi poser questions, « vous m’avez fait imaginer, qu’en quittant le Niger, en arrivant en France, ce serait le paradis ». Il y a un côté déception, perte d’énergie, il y a un côté

dévalorisation de la personne, il y a tout pour faire un mélancolique. Néanmoins, ici, ils nous rencontrent d’une certaine façon, au niveau de l’équipe et ils peuvent ré-exister comme une personne et ça, c’est donc une expression mélancolique améliorée, mais ce n’est pas une mélancolie au sens des troubles de l’humeur tels que les décrivaient Henri Ey en son temps. En ce qui concerne les productions psychotiques, l’expression paranoïaque est rare, alors, on pourra toujours dire qu’ils sont persécutés au pays et qu’ils ont fixés leur symptomatologie sur… Néanmoins, dans leur manière d’être, ici, les gens sont doux, ils sont disciplinés, globalement courtois et par rapport à une consultation de CMP, j’y vois une nette différence. Alors, est-ce-que c’est parce que j’ai de l’ascendant sur les personnes, cela peut jouer, est-ce que la façon dont nous accueillons ces personnes, cela peut jouer. Néanmoins, ça, c’est l’apparence. Au fond, quand on creuse, après des entretiens, on voit qu’il existe une activité psychique qui ronge ces personnes, qui perdure longuement, qu’elles contrôlent mal, cela peut être des reviviscences mais c’est surtout un espoir qui est perdu, avec une symptomatologie qui se fixe et, les personnes n’imaginent pas qu’elles pourraient proposer quelque chose d’un peu différent dans leur discours. Mais il faut dire que leur discours est parfois, mis à mal, parce que plus de la moitié des personnes que je reçois, ne parlent pas le français couramment, donc les mots utilisés, les images utilisées, les cultures qui font référence sont un peu différentes de celles du « dauphinois standard ». Je dirais qu’il y a, dans 90 % des cas, des signes cliniques différents de ceux que l’on peut rencontrer lorsqu’il y a un simple stress et que ces signes, il faut les mettre dans le contexte culturel et également dans le contexte de l’histoire passée en France. En France, ils vivent aussi des choses très très difficiles et ils leur est parfois difficile d’évoquer cela. Et quand tout un chacun vit du traumatisme en France, ça lui ronge, pas simplement les ongles, mais ça peut lui ronger le sens de sa vie. Et on sait que quelqu’un qui a des soucis conjugaux, des soucis avec le Fisc, des soucis avec ses genoux est exposé à de la surinfection et éventuellement à un état dépressif, à une décompensation de son tempérament, de son caractère vers une expression qui peut être mélancoliforme, sensitive, paranoïaque. Voilà, ce que j’avais à dire.

État des lieux

– Pouvez-vous me parler de votre équipe et des

personnes extérieures, telles que des interprètes, intervenant éventuellement dans votre structure ?

– J’ai la chance d’avoir un équipe de grande qualité dont j’essaye d’être le serviteur, je veux dire par là que je travaille dans un service, les collègues ne sont pas à mon service, c’est ensemble que nous sommes amenés à recevoir des personnes abîmées, blessées de la vie et ces personnes, elles doivent être d’abord bienvenues. Et il y a une culture d’équipe qui est de l’ordre de dire d’abord aux personnes « prenez le temps, asseyez-vous, voulez-vous boire quelque chose ? » et non pas, « vous venez pourquoi ? ». Lorsque j’évoque ça, je fais allusion au travail de Mehrabian, cet Américain, qui s’intéressa, dans les années 50, au langage. Il y a un langage qui est verbal, « blablabla ». Il y a un langage qui est un petit peu différent, c’est la couleur, c’est ce qui est au niveau de la tonalité. Et quand quelqu’un ne connaît pas le français et que l’on s’adresse à lui avec un langage qui est un peu haché, ça lui provoque quelque chose. Ce vocabulaire nuancé, la personne ne l’intègre pas, mais elle a intégré la douceur avec laquelle on parle. C’est un sorte de langage de type sensoriel. Et puis, il a cette dernière forme de langage qui est la manière dont on est avec les personnes c’est-à-dire avenants, souriants. C’est une sorte de langage visuel et la personne peut se poser avec ça. Donc, dans la pratique, le côté « vous êtes bienvenu », la manière de le dire est importante mais également, doit être dite fermement. On vient ici, non pas parce que vous avez le droit de venir ici, vous venez ici, vous êtes bienvenu mais c’est une équipe de psychiatrie. On n’est pas là pour des problèmes de pieds, de ventre, de jambes ou je ne sais quoi, ce n’est pas notre spécialité. Et, ça passe, d’autant mieux que l’on a cette façon d’accueillir la personne. Ensuite, dans ma pratique, j’ai une pratique qui n’est peut être pas très classique, très traditionnelle. Vu mon âge, vu mon expérience un peu charnelle, je vais volontiers au contact physique des personnes, ce qui n’est pas usuel et que je ne recommande pas forcément aux jeunes générations. Mais, ça fait partie un peu de ma nature. J’ai une relation, je pense, où je peux être perçu et ça se sait, comme un équivalent de grand-père, pas très méchant, sauf que par moments, il peut montrer les dents et être déterminé. Il n’hésitera pas à dire à la personne, assise sur sa chaise et étant mal assise que, si elle est si fatiguée, il faut qu’elle aille voir un médecin mais que sa place n’est pas ici, et éventuellement, de faire un peu les gros yeux. C’est une forme de pratique, que je me reconnais, qui n’est pas forcément partagée par toute l’équipe mais qui, quelque part, conduit à colorer la manière d’approcher les gens et quelque part, le téléphone arabe, le téléphone africain ou le tam-tam ou le

blabla fait que ça se sait. Après, je suis très très surpris de la puissance des médicaments. On ne peut pas imaginer combien un demi-comprimé d’Atarax 25 a des effets, de même qu’un demi-comprimé de Tercian 25. Alors que lorsque je travaillais à l’hôpital, j’aurais prescrit ça, j’aurais été sûr d’avoir fait erreur. Je pense que le médicament, quand il est prescrit, il est prescrit, ici dans ma pratique, avec mon être qui accompagne le médicament, la relation, mon investissement. Il y a quelque chose de l’ordre de « on va essayer avec vous, monsieur, madame, de tenter de vous aider ». Donc, il y a à la fois un champ qui est de l’ordre de la compassion mais également par moments, je dois dire que les médicaments sont sans efficacité sur des productions hallucinatoires avec des doses, qui en ambulatoire, peuvent être fortes, 10 mg de Risperdal, c’est pas banal, surtout si associé à 300 mg de Tercian, et que j’ai toutes les raisons de croire que le traitement est pris. Donc, le traitement, est à la fois, pour moi, de l’ordre de la rencontre, de la bienveillance, le vieux que je suis qui pourrait représenter une sorte d’équivalent de sage non miraculeux parce que je ne trompe pas les gens et le tout, avec une équipe, qui est attentive, qui me donne l’impression d’être en situation de confiance et qui n’hésite pas à me dire si elle a une difficulté ou non. À ce point, il est arrivé, plusieurs fois, qu’une infirmière chevronnée, puisse me dire : « tu vas voir un monsieur, si celui-là n’est pas un grand psychotique alors je rends ma blouse ». Je reçois la personne, il se passe quelque chose et, il peut arriver qu’elle sorte de ma consultation, sans médication et sans l’agitation psychique qu’elle avait au départ. Tout cela parce que le stress qui perdurait depuis si longtemps a pu peut-être se déposer dans un contexte particulier et révéler un autre aspect de la problématique de la personne qui, par moments, est à mille lieux de nos consultations classiques de CMP. Après, je ne sors pas traumatisé de mes consultations, j’arrive à rentrer chez moi, sans avoir à porter cette violence, de ces gens qui avec leurs deux petits enfants, seront amenés à dormir dans la rue. Je peux supporter ça. Je ne me vois pas accueillir ces personnes chez moi. J’ai conscience de ne pas pouvoir accueillir toute la misère du monde, avec l’équipe et, j’ai conscience aussi que si nous venions, à offrir ce genre d’accueil familial, cela entraînerait un appel d’air catastrophique, ingérable. Par ailleurs, avec l’équipe, nous nous parlons, assez franchement. Nous pouvons avoir des approches telles que les certains y voient un CMP pour les pauvres, d’autres comme on ne ferait pas le boulot pour lequel on est missionné, c’est-à-dire aller davantage pour le psychiatre dans

le monde de rue, et cetera. Ça, ce sont des aspects qui se parlent et qui permettent à l’équipe d’exister en tant que telle.

– Comment faites-vous avec les personnes non

francophones ?

– La place des interprètes et puis, mon système D : je parle un peu anglais, je perçois un peu l’italien,