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Rappel historique des fondements et de l’évolution de la chasse sportive en Afrique Centrale

Section 2.1. Du commerce au loisir

2.1.1. Restrictions commerciales et avènement du « safari »

Nous l’avons dit, dans l’ensemble de l’Afrique, depuis les premières expéditions d’exploration jusqu’aux années 1930, la chasse commerciale et la chasse sportive restent intimement liées. Nous avons vu précédemment qu’il est difficile, dans les premiers récits de voyage, de déterminer l’intérêt prédominant des acteurs de certaines expéditions de chasse. Le plaisir de la chasse semble parfois autant, sinon plus important que la rentabilité commerciale. Il semble bien qu’il y ait eu complémentarité entre ces deux approches, tous les chasseurs commerciaux des premières décennies étaient connus pour être également des « chasseurs », selon l’acception occidentale du terme. Le style de vie qu’implique la pratique cynégétique en Afrique, dans un « environnement sauvage et mystérieux », est déjà à l’époque un facteur déterminant du choix de ces hommes.

Le fait que la chasse commerciale ait disparu progressivement au profit de la seule chasse sportive relève de mécanismes relativement simples qu’il est toutefois nécessaire de présenter ici. Plusieurs facteurs se sont en effet conjugués pour qu’un tel processus se mette en place. Tout d’abord, la forte diminution de la ressource, corrélée un peu plus tardivement à une baisse de la demande en ivoire, a rendu plus aléatoire la rentabilité de la chasse commerciale. Ensuite, des mesures législatives contraignant les prélèvements apparaissent, tant aux échelles locales (au travers de certains arrêtés administratifs) que régionales (lois sur la chasse en AEF et AOF) puis internationales (conventions internationales). Certains chasseurs commerciaux professionnels cherchent alors à se reconvertir et les plus passionnés d’entre eux deviennent les guides de chasse professionnels du milieu du XXe siècle. A partir de la fin des années 1930, les deux formes de chasse fonctionnent donc partiellement avec les mêmes acteurs, ces derniers assurant une certaine forme de continuité dans l’idéologie cynégétique du rapport à la nature dans les colonies. Enfin, le développement des voyages internationaux est un facteur facilitant pour le safari, compris alors presque exclusivement comme un voyage de chasse. Par rapport aux longs voyages maritimes de jadis, les vols transcontinentaux simplifient, sécurisent et raccourcissent les séjours de touristes de plus en plus pressés et exigeants. Le

développement de la motorisation, en autorisant aux premiers touristes l’accès à des territoires encore éloignés, a aussi des conséquences directes sur la faune sauvage au travers de l’évolution des méthodes de chasse, comme nous le verrons ultérieurement.

Mais revenons à notre propos du début. Dans les années 1900-1910, ce sont les acteurs du monde cynégétique anglo-saxon qui proposent les premières mesures concrètes de limitation des prélèvements de faune sauvage par la chasse commerciale. Déjà, en 1897, sous la pression de mouvements de protection de la nature instaurés et dirigés par l’aristocratie britannique très liée aux milieux cynégétiques métropolitains, le premier ministre Lord Salibusby propose aux autres Etats coloniaux concernés (notamment l’Allemagne), le principe du contrôle des importations d’ivoire en provenance d’Afrique de l’Est. Dans les colonies, les premières tentatives de restriction d’abattage sont perçues assez différemment et révèlent d’emblée des mentalités radicalement différentes entre chasseurs, que l’on pourrait presque mettre en analogie avec celles existant aujourd’hui entre chasseurs et opposants à la chasse. J.A. Hunter, arrivé en 1905 au Kenya et qui a lui-même abattu des milliers d’animaux, se fait le porte-parole d’une nouvelle « éthique » de la chasse. Denys Finch Hatton, Philippe Percival, Frederic Selous, le Baron Von Blixen ou encore les frères Cole, qui ont tous débuté leur carrière comme collecteurs d’ivoire avant de devenir guides de chasse professionnels, commencent également à dénoncer les abus de la chasse commerciale. En reprenant à leur compte les logiques protectionnistes qui naissent en métropole, ils deviennent les porte-voix d’une nouvelle approche préservationniste des ressources naturelles. Comme nous le verrons, celle-ci aboutira rapidement à la mise en place des réserves de chasse puis, plus globalement d’aires protégées. Dans cet esprit, on commence à parler de qualité plutôt que de quantité, et la « beauté » ou la « valeur » des coups de feu comme celle des trophées prend le pas sur le nombre d’animaux tirés.

On dénonce donc localement « le grand massacre occasionné par la chasse commerciale »1 et ce nouveau discours est relayé en Europe et aux Etats-Unis par les chasseurs de retour de voyage, dont les plus célèbres comme Théodore Roosevelt : « En vue de préserver la faune

sauvage, un moyen terme doit être trouvé entre un massacre brutal et dépourvu de sens et un sentimentalisme malsain, qui mènerait à sa propre perte, en aboutissant à l’extinction totale du grand gibier2. » En 1909, ce dernier, ancien Président des Etats-Unis et prix Nobel de la

paix 1906, mandaté par le Smithonian Institute, monte une expédition au Kenya dans le but de

1

HUNTER J. A. 1952. Chasses tropicales : les aventures et les expériences d'un guide de chasse en Afrique, Payot, Paris, 236 p.

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collecter des spécimens de faune sauvage. Accompagné par deux chasseurs professionnels réputés, Frédéric Selous et Philippe Percival, ainsi que par quelques 600 porteurs, il passe une année en brousse à satisfaire sa curiosité et surtout son appétit de chasseur. Le tableau de chasse est impressionnant, voire indécent : plus de 500 animaux tués de 80 espèces différentes - dont les peaux sont envoyées aux Etats-Unis - sans compter ceux nécessaires pour l’approvisionnement des hommes ; à son retour, Roosevelt sera très critiqué par la presse naturaliste et plus largement anti-colonialiste. Néanmoins, son séjour et le récit qu’il en livre,

African Game Trails, aura un retentissement majeur dans le monde occidental et sera un des

déclencheurs de la popularité du safari africain dans l’aristocratie anglo-saxonne mais également aux Etats-Unis. Car les grands espaces de l’Ouest américain ont, semble-t-il, perdu de leur « authenticité » et l’Afrique de l’Est permet encore de satisfaire ces pulsions de découverte, de mystère et de danger : « Je parle de l’Afrique et de ses joies sans pareilles, la

joie de se déplacer à travers ses étendues désolées, la joie de traquer les terribles seigneurs de ce monde sauvage, rusé, féroce1.» La demande devient très forte et de nombreux fermiers,

planteurs ou anciens collecteurs d’ivoire se reconvertissent en guides professionnels de safari, comme Samuel Baker, John A. Hunter ou Sydney Downey. En 1934, est créée la célèbre

Association des chasseurs professionnels d’Afrique de l’Est.

En Afrique Centrale et Occidentale, jusque dans les années 1930 - et même plus tardivement mais de manière plus ou moins illégale -, la chasse commerciale engendre comme nous l’avons vu une diminution drastique de la ressource. Les chasseurs commerciaux sont de nationalités diverses, surtout Français mais aussi Portugais et Grecs. Les prélèvements anarchiques de ces derniers, dont le désintérêt pour la pérennité de la ressource exploitée est au moins égal à l’intérêt porté au profit réalisé, sont rarement contrôlés de façon effective même s’ils sont parfois dénoncés dans les rapports d’administrateurs.

« Si une loi n’intervient pas à bref délai pour protéger la race, l’éléphant aura bientôt disparu de la Lobaye. Le chasseur veut tout d’abord rentrer dans ses débours et récupérer les frais d’équipement et autres qui sont très élevés. Il veut en outre gagner largement sa vie ; il est là pour quelques années et ne songe pas à l’avenir. L’épuisement de cette richesse le laisse froid et il tue, il fait tuer plutôt, sans pitié tout ce qui se trouve à portée de fusil : femelles pleines, mères allaitantes, petits éléphants, tout est détruit pas ses auxiliaires noirs… Il y aurait lieu comme première mesure de limiter à 3 ou 4 l’emploi de chasseurs indigènes et

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de fixer le maximum de bêtes pouvant être tuées pour le compte d’un même chasseur européen1. »

Parfois, des poursuites sont engagées contre les contrevenants. Ce sera le cas contre Marcus Daly, chasseur d’ivoire dans l’est Oubangui-Chari accusé, et notamment par ses pairs, d’user de pratiques plus proches de celles du braconnier que du chasseur. Il sera emprisonné quelques temps puis, sitôt libéré, s’installera de l’autre côté de la frontière, au Congo belge, pour reprendre son commerce. Même scénario pour le chasseur Stratis Mamakos, expulsé d’Oubangui-Chari en 1925 pour infractions répétées à la législation cynégétique2. Toutefois, ces démarches demeurent à l’époque exceptionnelles en Afrique Centrale et ne concernent que quelques individus sans poids politique ou économique.

Les premières dispositions allant dans le sens d’une limitation des prélèvements sur la faune sauvage datent du XIXe siècle mais elles ne visent bien souvent qu’à assurer la persistance des monopoles d’exploitation des Compagnies concessionnaires. Contrairement aux colonies anglo-saxonnes, aucune mesure conservationniste sérieuse et globale en faveur d’une gestion, sinon rationnelle du moins plus raisonnée, des ressources naturelles, n’est prise avant les années 1930.

Ainsi, autant dans leur condamnation des abus de la chasse commerciale que dans la naissance et le développement de safaris réellement organisés et la mise en place d’une législation adéquate, les pays d’Afrique Centrale et Occidentale connaissent une vingtaine d’années de retard par rapport à ceux d’Afrique Orientale et Australe. Alors que la première Compagnie de safari en Afrique de l’Est a vu le jour en 1905 au Kenya, les premiers guides de chasse professionnels vivant effectivement et exclusivement de cette activité n’apparaissent pas en Afrique Centrale avant les années 1930-1940 .