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Rappel historique des fondements et de l’évolution de la chasse sportive en Afrique Centrale

Section 3.1. Mondialisation, « démocratisation » et professionnalisation du marché cynégétique

3.1.4. Les orientations actuelles : gestion des milieux et développement local par la chasse

En même temps qu’apparaît cette exploitation relativement organisée de la forêt dense par le tourisme cynégétique - phénomène sur lequel nous avons particulièrement insisté dans la mesure où il nous permettra de mieux appréhender la présentation de nos études de cas comparatives -, on assiste à une nette reconsidération (par rapport à la rupture des années 1970) du rôle de la chasse sportive dans la gestion des écosystèmes africains, processus toujours d’actualité. Comme nous l’avons vu dans notre introduction, celle-ci émane du milieu de la conservation (et même de la part d’ONG environnementalistes ayant pourtant développé un discours relativement « anti-chasse » depuis une trentaine d’années), mais également du milieu du développement rural au travers d’organismes para-étatiques ou de coopération et d’ONG.

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Dont le nombre n’excède pas une dizaine à la fin des années 1990 si l’on considère les trois pays Congo-Brazzaville, Cameroun et RCA.

Nous proposerons dans ce travail différentes lectures et analyses possibles de ce phénomène mais qui nécessitent d’être argumentées. Toutefois, nous pouvons d’ores et déjà avancer que cette reconsidération est en partie liée au fait que la dimension économique a pris le dessus de manière indubitable sur les dimensions écologique, sociale, politique ou même éthique en matière de gestion et de résolution des problèmes environnementaux ; la chasse est ainsi devenue, en réalité est redevenue, un outil de financement des politiques environnementales ayant toujours autant de mal à payer le coût de leurs ambitions.

Nous tenterons ici de présenter brièvement les facteurs explicatifs de ce nouveau regard extérieur sur la chasse et ses mécanismes, particulièrement en Afrique Centrale.

a) La « logique Campfire »

Tout d’abord, au début des années 1980, les choix effectués par quelques Etats d’Afrique Australe en terme de gestion de la faune sauvage vont avoir un retentissement très fort dans les autres pays du continent confrontés à des problèmes de conservation similaires. Comme emblèmes de cette approche, les deux Programmes ADMADE (Administrative Management

Design for Game Management Areas) en Zambie et surtout CAMPFIRE (Communal Areas Management Programme For Indigenous Ressources) au Zimbabwe, créés respectivement en

1988 et 1989, et « qui ont tous les deux comme objectifs de faire participer les communautés

locales vivant à proximité des parcs à la gestion de la faune. Cette participation prend trois formes principales : un intéressement financier ou matériel aux bénéfices tirés des safaris de chasse ou de l’écotourisme, une participation directe des populations dans les structures de délibération des programmes et l’embauche de personnel local dans les structures de gestion de la faune1. »

Campfire surtout va être considéré comme le précurseur des PICD (Programmes Intégrés de Conservation-Développement) tentant d’associer les populations locales à la gestion de la faune sauvage et aux éventuels bénéfices issus de cette gestion. L’a priori fondateur de Campfire est que ces bénéfices peuvent être suffisants pour infléchir les pratiques sociales - considérées comme non durables - des populations riveraines et les amener à adopter des comportements en accord avec les exigences requises par la conservation des espaces et particulièrement de la grande faune.

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Figure 2 : Le Programme Campfire en quelques mots…

Au Zimbabwe, au départ de Campfire était le Programme Windfall, conçu par Rowan Martin, qui prévoyait dès 1977 un approvisionnement en viande des communautés vivant en périphérie du parc national de Hwangue. En 1981, Windfall est donc remplacé par Campfire dont les opérations sur le terrain ne débutent effectivement qu’en 1989. Campfire s’étend alors sur près de 15 000 km2 et concerne plus de 1 millions d’habitants. Il est localisé en dehors - et souvent en périphérie - des aires protégées classiques du pays, sur des zones communales dénommées « communal areas ». Le programme est cogéré par différentes institutions ; au niveau national, il est coordonné par un organisme unique, le Campfire Collaborative Group, associant le Département des Parcs, les élus locaux concernés et des ONG parmi lesquelles le WWF ; au niveau local, l’autorité appartient aux administrations territoriales que sont les Rural District Councils (RDC) formés de comités associant des représentants de la société civile, des élus et des membres de l’administration locale. Les RDC sont issus du concept « d’autorité appropriée » (apropriate authority) qui a été créé par la loi sur les parcs nationaux et la faune sauvage de 1975.

Le programme est basé principalement sur l’utilisation de la chasse sportive comme outil d’exploitation de la faune sauvage et de financement de la conservation et du développement local (91% des revenus locaux). La gestion de la faune est donc contractualisée entre des sociétés de chasse privées et les RDC qui ont autorité pour allouer les revenus issus de la taxation de l’activité de chasse sportive. L’argent revient soit directement aux villages, qui financent eux-mêmes des projets communautaires ou procèdent à des distributions par foyer, soit est conservé par le RDC pour son fonctionnement administratif ou pour des actions de conservation. Les districts les plus rentables dégagent des bénéfices annuels pouvant atteindre entre 100 000 et 200 000 $US. Les communautés locales touchent directement entre 35 et 60% de ces sommes, ce qui représentait au milieu des années 1990, entre 4 et 6 $US par an / famille. Les revenus nationaux du programme issus de la chasse sportive s’élèvent en moyenne à 1,2 millions de $US / an mais restent toujours inférieurs aux financements accordés par les ONG et les agences de développement des pays étrangers, lesquels s’élèvent, selon les estimations les plus basses à 2,8 millions de $US / an. Depuis son démarrage, et malgré de nombreuses critiques quant à l’idéologie et à la validité du concept, Campfire est encore considéré comme la référence africaine en matière de gestion intégrée de la faune sauvage.

Nous reviendrons sur cette logique héritée des systèmes de benefit sharing1 (les bénéfices économiques censés pallier l’interdiction d’accès aux ressources) tenue pour une assertion qui mérite pourtant de nombreuses objections. Fait moins connu et moins diffusé auprès du grand public, en moyenne 90 % de ses revenus (hors financements externes2) proviennent des safaris de chasse sportive, considérés comme un des systèmes d’exploitation les plus compatibles avec une gestion rationnelle du milieu et procurant à la faune sauvage sa valeur ajoutée optimum3. Comme le montre le tableau suivant le programme Admade en Zambie a adopté une stratégie de financement identique.

1

BARROW E., BERGIN P., INFIELD M, LEMBUYA P., 1995, Community conservation lessons from benefit sharing in East Africa, pp. 21-26, in BISSONETTE J. A., KRAUSMAN P.R., 1995. Integrating people and

wildlife for a sustainable future, Proceedings of the First International Wildlife Management Congress, The

Wildlife Society, Bethesda, 715 p.

2

Dont Rodary (Ibid, p. 33) rappelle qu’ils s’élèvent en moyenne à 1,2 millions de $US / an par programme, mais qu’ils sont toujours inférieurs aux financements accordés par les ONG et les agences de développement des pays étrangers, lesquels s’élèvent, selon ses estimations les plus basses, à 2 millions de $US par an en Zambie et 2,8 millions au Zimbabwe.

3

UICN, 1998. Natural Resource Management by the People, Zimbabwe’s CAMPFIRE Programme, IUCN-ROSA Environmental Issues Series, 2, p. 14.

Tableau 5 : Place des safaris de chasse sportive dans les revenus de Campfire et d’Admade (en %)

Zimbabwe : ensemble des revenus des districts Campfire (en %)

Zambie : ensemble des revenus du WCRF Admade (en %) Année Safari Tourisme Ivoire et

peau Autres* Safari

Chasse locale Autres** 1989 93 0 2 5 1990 84 0 7 9 1991 82 2 3 13 1992 95 2 1 3 1993 94 1 1 4 1994 95 2 0 3 91 7 2 1995 93 3 1 3 91 7 2 1996 94 1 2 2 91 7 3 1997 - - - - 90 7 2 Moyenne 91 1 2 5 91 7 2

Source : Rodary E. 2001. op. cit., p. 341. D’après WWF, sans date. Campfire programme, income : 1989-1996, sans lieu, non publié, 18 p. ; ERNST, YOUNG, 1998., USAID report on the Wildlife Conservation Revolving

Fund financial management capacity, Lusaka, Ernst and Young, 26 p.

* vente d’animaux vivants et d’œufs (autruches, crocodiles)

**donations, marquages d’animaux, permis de chasse dans les Game Management Areas.

Le tourisme cynégétique est alors appréhendé non seulement comme un outil efficace de gestion du milieu naturel - les prélèvements sur la ressource sont faibles, l’aménagement du territoire, son contrôle, son suivi scientifique, etc. sont assurés par les acteurs partenaires - mais également comme un facteur favorisant le développement local. Les bénéfices issus du paiement des diverses taxes, à travers un processus de décentralisation, restent au niveau local et permettent le financement de projets communautaires dans le domaine de la santé, la scolarisation, l’accès à l’eau, le désenclavement des zones rurales, etc. La logique Campfire, forte de premiers résultats encourageants et soutenue par une politique médiatique bien menée, va rapidement séduire les gestionnaires de nombreuses aires protégées africaines ayant du mal à trouver des solutions appropriées aux multiples contraintes que rencontrent leurs actions : braconnage, surpâturage, conflits avec les populations riveraines, sous-financements, etc.

Va être alors développée une réflexion sur la gestion des zones périphériques ou « zones tampons » (buffer zone) des aires protégées1, lesquelles ont rarement été prises en compte

Nous reviendrons au cours de notre analyse sur les débats nourris entourant « l’idéologie Campfire » et les travaux la concernant : (Murphree, 1993, 1996 et 2000 ; Compagnon et Constantin, 2000 ; Freese, 1996 ; Lewis, 1993 et 1997 ; Murombedzi, 1994 ; Rodary, 1998 et 2001 ; Spinage, 1998 )

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CASTELLANET Ch., 1992. La protection des ressources naturelles par le développement durable des zones

périphériques aux réserves naturelles : nouveau concept ou vieille idée ?, GRET, Paris, 20 p.

jusqu’à présent. Et que ce soit en Afrique Australe, Orientale, Occidentale ou Centrale, ces zones périphériques, dans les pays autorisant cette forme d’exploitation de la ressource, sont presque toujours exploitées en tourisme cynégétique, pour les raisons historiques que nous avons vues précédemment. Les programmes de conservation-développement vont alors, contraints ou de leur propre chef, décider de composer avec les sociétés de chasse (dont certaines sont installées depuis plusieurs décennies), redevenues soudain des acteurs incontournables.

Cette évolution générale demande bien sûr à être nuancée, - et nous nous attacherons à montrer la complexité et la diversité des cas de figure - mais globalement, d’utilisateurs irresponsables de la ressource, d’acteurs locaux gênants car difficiles à contrôler, les chasseurs vont devenir des partenaires parfois essentiels dans l’élaboration et l’application des politiques nationales de conservation de la nature.

b) Des milieux cynégétiques occidentaux réactifs

Très rapidement, les lobbies cynégétiques vont pouvoir adopter un nouveau discours déculpabilisant s’appuyant sur ces nouvelles approches ; le chasseur blanc qui se rend en safari s’enorgueillit et se rassure d’entendre confirmer par son guide que son expédition participe de la protection de la faune, cependant qu’il se réjouit d’apprendre que cela permet aux villages riverains de sa zone de chasse de se développer. D’une simple justification écologique du safari, on passe alors à une double justification écologique et socio-économique. Les professionnels du tourisme cynégétique vont réagir à cette reconsidération déculpabilisante de leur activité. Les réactions, diverses bien sûr, vont mettre en valeur la fragilité et surtout la dualité caractérisant le monde cynégétique moderne. Cette nouvelle période de rupture va en effet nous éclairer sur une scission assez nette entre deux « écoles » de safari.

D’une part, une génération de guides de chasse « modernes », maîtrisant les nouvelles règles du marketing et de la gestion de la faune sauvage, interlocuteurs devenus crédibles auprès des responsables des programmes de conservation et de développement. Nous retrouvons notamment ces derniers au sein d’agences de voyages spécialisées dans le tourisme cynégétique ayant une puissance de lobbying élevée.

D’autre part, des guides de chasse privés, attachés à leur indépendance et surtout au style de vie occasionné par leur métier, souvent rétifs aux approches gestionnaires modernes qu’ils maîtrisent mal et qui leur imposent de lourdes contraintes financières et techniques.

Présentation quelque peu manichéenne certes, mais qui tente d’ordonner les multiples déclinaisons des personnalités qui caractérisent, comme nous le verrons plus loin, le monde du tourisme cynégétique. Car la chasse, et peut-être plus particulièrement le safari, reste encore ce moment d’échange privilégié (entre le client et le guide, entre le guide et les pisteurs) où la relation à l’autre prend une dimension capitale, où l’imaginaire et le discours prennent bien souvent le pas sur la rationalité d’une zone de chasse ou d’un quota d’abattage. Se contenter d’une approche limitée à une analyse politique, économique ou écologique du safari africain, sans appréhender la nature profonde de ses acteurs, serait négliger la dimension humaine fondamentale qui le caractérise et qui influe très fortement sur ses impacts et donc sur sa validité comme « outil potentiel de gestion des milieux et de développement local ».

Conclusion de la Partie 1

Dans ce rappel de l’évolution historique de la chasse commerciale mutant puis disparaissant au profit de son seul aspect ludique, la chasse en Afrique Centrale est apparue, ainsi que dans le reste de l’Afrique Subsaharienne, comme une composante essentielle des politiques environnementales, aussi bien durant la conquête que durant les périodes coloniales puis post-coloniales. Répondant à une nouvelle demande sociale occidentale de voyage mêlant luxe et aventure, la chasse sportive puis le tourisme cynégétique, sa forme internationale, ont connu leurs heures de gloire jusqu’au milieu de la seconde moitié du XXe siècle, avant que ne se développent des politiques conservationnistes plus coercitives pour les chasseurs blancs et totalement prohibitives pour les populations rurales africaines. Si le tourisme cynégétique a perduré jusqu’à aujourd’hui, c’est tout d’abord parce qu’il repose sur des bases idéologiques qui ne sont pas en si grand désaccord avec les conceptions conservationnistes dites classiques : « les principaux dangers pour la faune sauvage africaine sont la perte d’habitats mais plus encore l’exploitation non durable qu’en font les populations rurales africaines…. » « L’ennemi » commun étant identifié, il s’est agi de s’en prémunir par la mise en défens des territoires. Les secteurs de chasse sportive participent donc, au moins dans les discours et sur le papier, de l’établissement des politiques de protection de l’environnement telles qu’elles sont conçues et prônées à l’échelle internationale. Le tourisme cynégétique se présente en effet comme une possible réponse, au travers de la construction et de l’évolution de son discours (nouvelle argumentation écologique et socio-économique) comme de son fonctionnement interne (approche mondialisée et marchandisée, développement des systèmes intégrés et des approches communautaire et participative), aux problèmes de conservation des écosystèmes africains. Accusés et montrés du doigt à juste titre, pour avoir participé à la raréfaction voire à l’extermination de la faune sauvage africaine, la plupart des acteurs du tourisme cynégétique ont aujourd’hui réellement fait évoluer leurs pratiques et leur rapport à la faune sauvage. Et cela, même si des résistances empreintes d’un mélange de conservatisme et de nostalgie persistent avec force, particulièrement en ce qui concerne le rapport à « l’Afrique » dans sa globalité comme nous le constaterons ultérieurement.

Pour autant, cette modification des comportements cynégétiques des touristes chasseurs occidentaux ne s’est pas faite naturellement. C’est en partie sous la contrainte que les mentalités ont été amenées à évoluer, en réaction à la naissance de mouvements écologistes très influents à partir des années 1970-1980, ralliant à leurs idées plus qu’à leur cause une certaine frange du monde de la chasse, en réaction également à la baisse très importante des

populations de faune sauvage en Afrique puis à la mise en place de politiques cynégétiques plus draconiennes.

L’échec des politiques classiques de conservation, associé à une domination accrue de la sphère économique sur la sphère politique et sociale, particulièrement dans le domaine de l’accès aux ressources naturelles, a été un facteur de plus pour chercher à résoudre une difficile équation : « consommer le moins de ressources possible et générer le plus de revenus possible pour satisfaire les besoins ou les intérêts du plus grand nombre d’acteurs possible ». Prêts à consommer moins, voire très peu, comme nous allons l’aborder dans la partie suivante, et à payer leur passion au prix fort, les « chasseurs blancs » sont devenus des acteurs-partenaires privilégiés des politiques de gestion participative des ressources naturelles.

PARTIE 2

Chasse sportive et conservation de la faune