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Rappel historique des fondements et de l’évolution de la chasse sportive en Afrique Centrale

Section 1.2. Les colonies françaises approvisionnent la métropole

1.2.3. Les particularités du marché de l'ivoire et ses répercussions

On sait que le commerce de l’ivoire avait cours bien avant l’arrivée des premiers Européens en Afrique. Au Moyen-Orient, c’était un commerce établi depuis de nombreux siècles au travers de filières organisées. Déjà en 50 avant J.C., l’Empire Romain importe de l’ivoire d’Afrique du Nord, d’Inde puis plus tardivement d’Afrique de l’Est. Une tradition d’ivoirerie africaine est connue pour remonter au moins au XVe siècle, période à laquelle des collectionneurs s’arrachent certaines pièces à prix d’or. L’Eléphant abonde en Afrique Centrale et, comme nous l’avons vu, il sera une des ressources naturelles phares, pilier économique de la colonisation européenne de l’intérieur des terres. Après les Portugais, ce sont principalement les Allemands et les Hollandais qui amplifient l’importation de l’ivoire aux XVe, XVIe et XVIIe siècles. Pour exemple, de 1608 à 1612, 23 tonnes d’ivoire sont exportées chaque année vers la Hollande en provenance de différents ports du Bassin Congolais3. Des conflits naîtront d’ailleurs de la concurrence que les premiers Européens vont faire aux commerçants africains ou arabes qui perdent ainsi leur monopole sur le marché de l’ivoire.

Dés le milieu du XIXe siècle, l’ivoire vendu sur les grands marchés européens tels Anvers, Londres, Liverpool ou Paris, trouve des utilisations très diverses : objets décoratifs, religieux, rituels, marqueterie mais aussi boules de billard, manches de couteau, damiers, crosses d’armes, instruments de musique (touches de piano), chopes, brosses, peignes. Il est également utilisé en médecine traditionnelle dans de nombreux pays du Moyen-Orient et

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ROURE G., 1952. Notes sur la faune de chasse de l'AOF, sa protection et sa mise en valeur, Inspection générale des Eaux et Forêts, Dakar, 110 p.

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LE NOËL Ch., 1999. On target : history and hunting in Central Africa, Trophy Room Books, USA, 256 p.

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d’Extrême-Orient. Enfin, qu’il y ait abondance comme jadis ou rareté comme aujourd’hui1, cet engouement jamais démenti pour l’ivoire a coûté un lourd tribut aux populations d’éléphants.

Concernant le commerce puis le trafic d’ivoire, la plupart des auteurs les plus sérieux s’accordent pour considérer deux périodes distinctes dans le déclin des populations d’éléphants : la première entre 1840 et 1910, durant laquelle nombre de données chiffrées permettent d’estimer l’importation européenne annuelle entre 500 et 1 000 tonnes d’ivoire, ce qui représente l’abattage d’environ 60 000 à 70 000 pachydermes par an, soit pour le seul marché occidental, entre 3 300 000 et 4 400 000 éléphants abattus en 70 années2.

La seconde période se situe entre 1970 et 1990, où, suite à une flambée des prix de l’ivoire, la moyenne des estimations est de 1 000 tonnes par an, ce qui représente au moins 90 000 éléphants abattus annuellement, le poids moyen des défenses ayant fortement baissé. La population totale de pachydermes survivants est alors estimée à 1,3 millions de têtes en 1979, puis environ 750 000 en 1987, pour stagner autour de 300 - 400 000 têtes actuellement, selon les sources et les méthodes de comptages3.

En Afrique Centrale et pour revenir à notre période d’investigation, ce commerce est particulièrement conséquent. « Les factoreries stimulent la production d’ivoire dont le négoce

devient extrêmement florissant. La qualité de l’ivoire provenant d’Afrique Centrale est particulièrement appréciée en Europe. Un article du « Mouvement Géographique » souligne ainsi dans le numéro du 21 septembre 1884 : « Le Congo, le Gabon et la Guinée ont un ivoire moelleux très recherché. On l’appelle ivoire gris d’argent. Exposé à l’air, il conserve sa blancheur et ne jaunit pas avec le temps comme celui d’Asie et de la côte orientale1. »

De 1884 à 1890, le Congo belge exporte en Europe 809 tonnes d’ivoire. Le commerce s’accélère de façon significative dans les années 1900 et pour la seule année 1902, ce sont 322 tonnes qui sont exportées du Congo belge vers le port d’Anvers. Entre 1896 et 1911, les

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L’idée de « rareté » est certes subjective par nature mais encore plus dans ce cas précis car l’éléphant d’Afrique ne peut plus être considéré globalement comme en danger d’extinction, malgré le fait que certaines ONG de protection de la nature (WWF, WCS) voudraient encore le laisser croire.

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PFEFFER P., 1989. Vie et mort d’un géant, l’Eléphant d’Afrique, Paris.

L’Afrique Orientale est celle qui connaît le trafic le plus important à l’époque. Certains auteurs estiment qu’à la fin du XIXe siècle, 500 tonnes d’ivoire quittent chaque année l’Afrique pour la seule Grande Bretagne et 250 tonnes pour les Etats Unis.

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PARKER I., MARTIN E.B., 1983. Further insight into the international ivory trade, Oryx, 17, 4. DOUGLAS-HAMILTON I., 1979. African elephant ivory trade, Final Report.

MARTIN E.B., 1992. The rise and fall of the ivory market. Elephants, Shonami, J. Editor, Australia.

PFEFFER P., 1990. Estimations actuelles des populations d’éléphants d’Afrique, le Courrier de la Nature n° 126.

BARNES R.F.W., CRAIG G.C., DUBLIN, H.T., OVERTON G., SIMONS W., THOULESS C. R., 1998.

seules exportations officielles d’ivoire pour toute l’AEF atteignent un total de plus de 2 355 tonnes d’ivoire, ce qui représente plusieurs dizaines de milliers d’éléphants abattus.

Les premières années de leurs installations, les compagnies concessionnaires du Bassin du Congo exportent plus d’ivoire que de caoutchouc mais la tendance va rapidement s’inverser pour atteindre des proportions de 1 à 10.

Tableau 3 : Exportations d’ivoire et de caoutchouc au Moyen-Congo et en Oubangui-Chari-Tchad au début du XXe siècle (en tonnes)

Année 1900 1901 1902 1903 1904 1905 1906 1907 1908 1909 1910 1911 Ivoire 123 96 143 155 150 163 140 131 139 162 130 140

Caoutchouc 54 102 226 418 819 1 125 1 375 1 357 1 155 1447 1 344 1 416 Source : Le mouvement géographique, 15 décembre 1912, 29ème année, N° 50. (d’après GUILLAUME H., 2002.

op. cit., p 689.)

Entre 1913 et 1928, les douanes de Brazzaville, principal port d’exportation des produits issus du Bassin Congolais, enregistrent tout de même 89 tonnes d’ivoire exportées par la Compagnie Forestière de Sangha-Oubangui (CFSO)2. C’est à partir des années 1920-1930 que deux phénomènes concomitants vont ralentir les exportations.

La diminution de la ressource commence à se faire sentir et le commerce quitte les mains des compagnies concessionnaires pour être assuré par des indépendants, souvent chasseurs professionnels, sur des territoires dits libres. D’autre part, divers comités européens (surtout britanniques) de protection de la nature dénoncent les massacres des pachydermes, engendrant une certaine pression internationale.

Dans les années 1930, la chasse commerciale commence à être soumise à restriction dans la plupart des pays africains mais les permis de chasse sportive autoriseront encore pendant plusieurs décennies la chasse à l’éléphant, bien que dans des proportions plus modestes. Certains pays comme le Gabon, le Congo ou la RCA en 1980, fermeront définitivement sa chasse ; d’autres feront des choix différents, comme le Cameroun qui alloue encore en chasse sportive un quota annuel de 80 animaux pour l’ensemble de son territoire.

Enfin, l’une des particularités du commerce de l’ivoire est d’impliquer la mort de l’Eléphant pour récupérer le produit marchand dont il est porteur. Truisme dira-t-on, mais qui revêt toute son importance lorsque l’on se penche sur les représentations culturelles et les mythes entourant la chasse à l’éléphant chez de nombreux peuples africains (notamment les groupes

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GUILLAUME H., 2002. op. cit., p. 111.

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Pygmées) et, partant, sur les bouleversements socioculturels entraînés par les massacres. Mais nous reviendrons sur cette problématique.

Il faut aussi noter que pour le chasseur blanc, l’éléphant a revêtu très tôt le statut d’animal légendaire avant de devenir un trophée d’exception. A l’époque où les éléphants meurent par centaines de milliers, ils restent malgré tout des animaux de chasse dangereux. Les cas de chasseurs noirs ou blancs blessés ou tués sont suffisamment fréquents pour alimenter la mythologie cynégétique foisonnante qui entoure le plus grand et le plus « intelligent » des mammifères. La diminution très rapide des populations d’éléphants va d’ailleurs être à l’origine d’une lecture particulière du « problème éléphant », qui naît dans les années 1920 et s’amplifie dans les années 1930.

Les chasseurs commerciaux mais aussi sportifs, conscients de l’accélération du processus de raréfaction des pachydermes souhaitent protéger leurs prérogatives. Ils prônent déjà une logique de gestion de stock et de mise en réserve de territoires. En parallèle, dans les métropoles, les premiers mouvements de protection de la nature, encore très liés au monde de la chasse, s’opposent aux massacres perpétrés par la chasse commerciale, et préconisent eux aussi une approche gestionnaire, se posant ainsi comme les premiers chantres d’une idéologie utilisatrice mais durable de la nature. Parce que l’éléphant est une espèce emblématique, le débat qui entoure son statut - toujours d’actualité - a eu des répercussions majeures sur l’avènement et l’évolution des politiques générales de préservation puis de conservation et, partant, sur la création d’aires protégées vouées principalement à la protection ou à la gestion de la faune sauvage.

Chapitre 2 : Mutations de la chasse sportive : de l’ère coloniale

aux premières années d’indépendance