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Si la dimension mnésique de l’autobiographie apparaît évidente (rappelons que Lejeune la définit comme un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité21 »), celle des Aufzeichnungen est plus difficile à cerner de prime abord Ŕ autrement, du moins, qu’à partir du thème de la mémoire, maintes fois abordé dans Le

Cœur secret de l’horloge. Cette difficulté explique peut-être pourquoi Olivier Agard, dans Elias Canetti. L’explorateur de la mémoire traite des Réflexions non pas sous l’angle de la

mémoire (contrairement à ce qu’il fait pour toutes les autres œuvres de Canetti), mais bien sous celui de la résistance idéologique22. Cette occasion manquée, bien que commode pour le champ libre qu’elle me laisse, exige néanmoins des explications sur le lien qu’il est possible de tracer entre la mémoire et Le Cœur secret de l’horloge.

En effet, si l’Histoire d’une vie ramène au présent un passé absent par un travail minutieux de réminiscence et de restitution (et, dans une certaine mesure, de construction Ŕ mais nous y reviendrons), Le Cœur secret de l’horloge est plutôt le résultat d’une « mise en mémoire » d’éléments tirés de la fulgurance du présent, d’une consignation de la pensée visant à préserver de l’oubli une vie intellectuelle et intuitive qui se construit au quotidien. Si, selon Aristote « la mémoire est du passé23 », alors l’autobiographie de Canetti visite et réactualise un passé, tandis que ses réflexions préservent les traces d’un passé qui devient

passé par le simple écoulement du temps Ŕ ce qui pourrait se résumer par la distinction

significatif lorsque l’on se rappelle la haine que Canetti voue à la mort. Ainsi, dans Le

Cœur secret de l’horloge, Canetti explique la teneur de ses visées autobiographiques :

C’est peut-être l’une des principales raisons pour lesquelles j’écris ma vie, et que je l’écris de la manière la plus exhaustive possible. Je devrais repiquer mes pensées dans leur terreau d’origine, afin qu’elles paraissent plus naturelles. Il se peut qu’elles prendraient alors un autre accent. Je ne veux rien corriger : je veux retrouver, ramener la vie qui s’y rattache et la faire refluer en elles24.

Ce qui s’applique aux pensées vaut aussi pour les êtres et les choses, car « tout ce dont tu négliges de te souvenir sera perdu et révolu à jamais25 ».

Une telle approche du souvenir met bien en lumière l’aspect vital de l’entreprise autobiographique : rappeler à soi des éléments du passé ne relève pas simplement de l’anecdotique, mais bien de l’incantatoire, dans la mesure où les mots ont une portée supposée Ŕ ou désirée Ŕ magique, dans une optique qui n’est pas sans rappeler la quête des personnages de Borges pour un mot ou un livre unique26. Cette préoccupation se retrouve de manière encore plus similaire chez Joubert lorsqu’il se dit « tourmenté par la maudite ambition de mettre toujours tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase et cette phrase dans un mot27 ». Construire le récit de sa propre existence confère donc un certain pouvoir à celui qui choisit de remonter le temps par anamnèse28 : «Garder en vie des êtres humains par des mots, n’est-ce pas déjà un peu les créer par la parole ?29 » Le choix d’inclure ou non un personnage ou un événement décidera donc de sa préservation et, par le « pacte autobiographique », fera office de véridicité. Gerhard Melzer souligne également cette emprise sur le réel que Canetti s’attribue par l’écriture : « He establishes himself thereby as a sovereign who decrees who or what, in what form and to what extent, is

24

E. Canetti, Le Cœur secret de l’horloge, op. cit., p. 1366.

25 Ibid., p. 1381. 26

Cette parenté devient d’ailleurs difficile à éluder lorsqu’on lit une phrase de ce genre chez Canetti : «Plus bref, plus bref, jusqu’à ce qu’il ne subsiste qu’une unique syllabe par laquelle tout est dit. » Ibid., p. 1368.

27 Joseph Joubert, Pensées, précédées de sa correspondance, tome II, Paris, Didier et Cie, 1864, p. 8. 28

P. Ricoeur explique la distinction qu’effectue Aristote entre mnēmē et anamnēsis : « d’un côté, le simple souvenir survient à la manière d’une affection, tandis que le rappel [ou réminiscence, selon les traductions]

allowed entrance into his symbolic representation of the world30. » En cela, l’écriture autobiographique agit comme une fenêtre sur un passé qui, grâce à l’écriture, ne se refermera jamais et jouera en boucle tant qu’existera le livre, permettant à l’écrivain d’aspirer à la postérité.

Le mode d’action de l’écriture de réflexions telle que pratiquée par Canetti participe à sa façon au même objectif de préservation visé par l’autobiographie, à la différence que, comme mentionné précédemment, ce qui est préservé dans ce recueil de textes brefs, ce sont les traces de la vie intérieure de l’auteur, des rouages de sa pensée. N’importe qui sans doute a déjà expérimenté la chose suivante : le soir avant de s’endormir, une idée surgit, vive, d’une exactitude qui emballe le cœur et qui semble porter en elle le germe d’une réflexion beaucoup plus vaste (inédite et révolutionnaire, évidemment). Hélas, trop souvent, la fatigue du corps l’emporte sur l’enthousiasme de l’esprit et l’illuminé s’endort sans avoir pris la peine d’engranger son éclair de génie sur un morceau de papier, confiant qu’il est de le retrouver intact au réveil. Or le monde des rêves le happe et lui ravit son idée, peut-être à jamais. Et l’humanité, privée de cette inestimable contribution, n’en saura rien.

Ainsi, noter ses réflexions à mesure qu’elles éclosent comme le faisait Canetti permet d’éviter ce drame : bien sûr, tout ce qui est écrit n’est pas génial, mais quelle importance, puisque personne n’en saura goutte (sinon de manière posthume) ? En effet, le matériau brut conservé par l’écrivain sous forme de cahiers ou de feuilles volantes pourra être caché jusqu’à sa mort ou encore brûlé et celui-ci aura tout le loisir d’effectuer un tri parmi ses plus riches idées, pour les laisser telles quelles dans leur fulgurance ou pour les développer davantage dans un nouveau texte. Quoi qu’il en soit, il existe dans ces courts textes un « tel quel » qui peut difficilement être trouvé ailleurs : la brièveté et l’absence de développement étant en parfaite synchronie avec les rouages de la pensée à son état le plus élémentaire et le plus intime. Pour le lecteur, il s’agit d’une vue imprenable sur un chaos précédant (ou non) une organisation Ŕ qui n’a pas déjà rêvé de voir naître une étoile ? Ŕ et la magie opère, astronomique. La pratique quotidienne de l’écriture devient donc la condition sine qua non de la préservation en ce qu’elle fournit un matériau suffisamment

riche et abondant pour être utile à autrui, comme le laisse entendre Canetti par ce conseil qui semble s’adresser à lui-même : « Ne laisse pas s’écouler de jour sans signes. Quelqu’un en aura besoin31. » Ainsi, pour l’écrivain, le succès réside dans la sauvegarde des manifestations spontanées de son intelligence et de la possibilité pour celles-ci de se déployer, dans son propre esprit ou dans celui d’un lecteur potentiel, à la manière de cellules vivantes inoculées dans une boîte de pétri, pour être cultivées hors de l’organisme duquel elles ont été prélevées et, éventuellement, être utilisées de manière féconde.