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Ralph Heyndels décrit l’écriture fragmentaire comme une forme déceptive, c’est-à- dire « déconstruisant elle-même toute possibilité interne d’achèvement programmé, se « défaisant » dans le mouvement de sa propre démarche75 ». Ce symptôme de l’ « échec d’un vouloir-écrire76 » révèlerait donc un malaise plus profond, celui de ne pas parvenir à mettre au monde l’œuvre ultime, l’œuvre rêvée. Si Canetti en effet élabore des « constructions à n’en plus finir pour remplacer les histoires [qu’il] n’[écrit] pas 77», le soin qu’il y apporte démontre néanmoins une volonté de tirer le meilleur parti possible de cette écriture « en mille morceaux78 ». Dans cette forme si brève qu’aucun mot ne peut être laissé au hasard, dans cet ensemble en apparence disparate, on peut en effet déceler la trace d’un metteur en scène scrupuleux.

Agençant les éléments qu’il crée de façon à préserver leur aspect naturel, Canetti se fait démiurge en donnant vie à des « fleurs composites comme des cathédrales79 ». L’utilisation du terme « composite », du latin compositus, « mis ensemble », réfère non seulement à l’acte de composer, mais à celui, architectural, de fusionner des styles disparates dans le même édifice. La cohérence du Cœur secret de l’horloge, étonnante si l’on considère la variété de thèmes, de microformes et de tons, permet de croire que rien de tout cela n’a été laissé au hasard. L’une des manifestations de cet éclatement contrôlé est visible dans l’utilisation successive et non systématique de différents pronoms personnels. Leroy du Cardonnoy s’est penché sur la signification des différentes instances énonciatives

74

Ibid., p. 1414.

dans les Aufzeichnungen, notant que dans « le jeu de pronoms » « se trouve introduite au cœur de l’identité l’idée de l’Autre80 » et que chez Canetti, « plus la dissémination est forte et répétée, plus le moi se réalise81 ». Or si l’effet produit par l’utilisation de la première, de la seconde, de la troisième personne ou encore de l’infinitif amène son lot de nuances et de variations de ton, il demeure que l’accumulation, la superposition et la juxtaposition d’idées finissent par former des essaims qui s’imbriquent les uns dans les autres et finissent par être perçus comme une volonté d’unité Ŕ un peu à la manière dont le cerveau complète certaines informations visuelles inexistantes dans les illusions d’optique. Cette illusion du

tout est peut-être la clé de cette impossibilité mathématique formulée par l’auteur : « La

somme d’une vie : moins que ses parties82 ». Ces « toiles » dans lesquelles il se tisse (et contre lesquelles il projette « avec désespoir » les pattes arrachées à ses « araignées83 »), ces « treillis de cage » où il s’entrelace à partir de ses « fils de fer84 », montrent bien l’aspect à la fois artisanal et organique des réflexions, de même que la maîtrise d’un procédé relevant de la méticulosité.

Comme des éclats de verre multicolores Ŕ provenant d’objets disparus, détruits Ŕ ne tiennent en mosaïque qu’une fois assemblés par le ciment, les fragments de Canetti sont liés uniquement par le blanc typographique qui les entoure. Pas d’astérisque, donc, ni de pointillés qui traceraient une frontière entre les textes : que du blanc, un blanc à la fois séparateur et unificateur, instant de silence permettant le recueillement, la réflexion, l’arrêt. À la fois flottantes et encloses dans l’espace du livre, les réflexions préservent leur nature

sauvage, car, bien qu’il soit impossible qu’elles se mettent à se mouvoir véritablement,

l’absence de barrière physique laisse l’esprit circuler librement entre les phrases, établir des liens et des accointances, modifier les agencements. Même si l’impression physique des sentences interdit leur redisposition, l’aération qui règne entre elles permet non seulement d’imaginer ce que les choses auraient pu être autrement, mais aussi d’effectuer une traversée du recueil à la manière de Saint-Denys-Garneau et « [p]ar bonds quitter cette

chose pour celle-là », trouvant « l'équilibre impondérable entre les deux85 ». Car, pour Canetti aussi, « [ce] qui est décisif, ce sont les sauts intérieurs de l’homme : la distance qu’il y a en lui d’une chose à l’autre86. »

Mise en scène, donc, d’éléments monolithiques disséminés sur l’étendue blanche : n’avons-nous pas affaire ici à une scène romantique à la Friedrich ? Navires échoués dans les glaces, croix penchées et ruines dans la neige, signes d’un temps qui passe devant lesquels l’homme se dresse, à la fois minuscule, humble et vaniteux : les toiles du maître allemand amènent, comme plusieurs fragments de Canetti, à réfléchir sur la finitude, sur ce qui dure et disparaît. Échappant ainsi à la seule représentation de « l’ordre ancien », du « pôle d’évocation rêvée d’une nostalgie de la complétude 87», et ce, à une époque où le discontinu se taille une part belle dans le paysage littéraire (après Pascal et La Bruyère au XVIIe siècle vinrent Joubert, Hölderlin et Schlegel, pour ne nommer qu’eux), la ruine acquiert dès le XVIIIe siècle le statut d’« objet esthétique autonome et singulier ». Selon Heyndels, l’écriture fragmentaire relèverait donc d’une esthétique de la ruine :

Les ruines que l’homme traverse […] ont, paradoxalement, vocation de l’apaiser : elles le réconcilient avec l’apparent non-sens de la mort, mais aussi elles ouvrent sur la problématicité aventureuse d’un futur possible […] comme le signe fragmentaire d’un malgré tout ouvert à la fois sur l’improbabilité envisageable et l’exigence catégorique d’un avenir (rebâtir des édifices en

sachant qu’ils seront tôt ou tard ruinés…)88.

Ce « pari éthique » sur un avenir possible et dont la maxime serait « Il faut parier, parce que c’est inutile89 », rappelle singulièrement les propos de Canetti cités plus tôt dans lesquels il affirme que « [l]e désir de l’immortalité tire précisément sa valeur de la conviction qu’elle n’existe pas 90». Comme le souligne Leroy du Cardonnoy, la « ruine comme esthétique possible des réflexions a été à plusieurs reprises envisagée par Canetti lui-même 91». Alors que ce parallèle, tracé entre l’écriture et un objet associé à la finitude de l’humain, pourrait

85 Hector de Saint-Denys Garneau, Regards et jeux dans l’espace et autres poèmes, Bibliothèque québécoise,

1993, p. 19.

86

E. Canetti, op. cit., p. 1343.

sembler cacher une forme de fatalisme, de renoncement, il apparaît cependant que cette démarche ruiniste participe activement au combat contre la mort :

La ruine semblerait se soumettre à la mort […], or chez Canetti c’est la manière d’enrayer les effets de la mort en donnant naissance à de l’incomplet afin de ne pas soi-même mettre un terme au processus créateur, de ne pas finir volontairement Ŕ ruine dès le départ, il ne pourra être transformé en ruine plus tard. Recourir à la mise en ruines est en quelque sorte effectuer un court-circuit qui ne laisse plus de place à la mort […]. Il y aura toujours un reste, toujours

déjà un reste, qui ne sera pas l’œuvre de la mort, mais de la vie92.

Ainsi, les Réflexions viseraient, par leur forme même, à contrecarrer les plans de la mort : en réduisant les manifestations de la vie à leur plus simple expression, Canetti exerce sur elles un processus de densification et de durcissement, les chauffant pour ainsi dire à blanc pour qu’elles deviennent de plus solides, voire d’indestructibles armes contre la fatalité.

Rendues irréductibles par leur extrême concision, disséminées dans l’espace du blanc, ces pensées bénéficient aussi de l’avantage du nombre : on ne peut en effet les embrasser toutes à la fois, entrer en elles par une porte unique. Il faut, pour les appréhender, modifier son angle d’approche, adapter sa stratégie de lecture. Elles n’ont pas qu’une seule

brèche par laquelle il serait possible d’entrer. La multiplicité des points de vue apparaît

ainsi comme une manière de se couvrir, chaque réflexion devenant l’armure de sa voisine par sa manière d’y répondre et de la contredire. Les recueils de Canetti contiendraient donc à la fois leur poison et leur antidote, la stratégie devenant évidente à la lecture de cette réflexion écrite en fin de vie : « Pensées contre la mort : Seule solution possible : elles doivent rester à l’état de fragments. Tu ne dois pas les publier toi-même. Tu ne dois pas les rédiger. Tu ne dois pas les unifier93. » L’unification, donc, en plus d’être associée à la tyrannie mortifère du système, est synonyme de grande vulnérabilité, car s’exposer en un

seul flanc ferait place à toutes les attaques Ŕ laissant peu de chances de s’en sortir, sinon

indemne, à tout le moins vivant. Au contraire, écrire par fragments, « c’est pour un auteur dire par avance ce qui doit être retenu d’une œuvre complète que par précaution il n’écrit pas, c’est en quelque sorte prévenir l’action du temps et de l’autre, lecteur ou interprète, en

exécutant soi-même cette action94 ». En notant « des pensées qui ne se touchent jamais les unes les autres95 », Canetti évite leur coagulation et encourage leur flot, qui se poursuivra au-delà de leur impression sur le papier, au-delà de sa disparition de parmi les vivants. Ainsi, la ruine trompe par son apparent figement : sa dispersion et sa multiplicité amènent plutôt le voyageur à s’en approcher, à la contempler et à imaginer ce qu’elle fut, lui conférant une seconde existence, sursis qui pourra durer tant qu’il y aura sur terre des êtres humains dotés d’intelligence, « des patineurs tournoyant élégamment les uns autour des autres96 ».