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L'œil de la libellule : fragments ; suivi de Contre la mort : mémoire et survivance dans Le cœur secret de l'horloge d'Elias Canetti

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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L’œil de la libellule

Fragments

Suivi de

Contre la mort : mémoire et survivance

dans Le Cœur secret de l’horloge d’Elias Canetti

Mémoire

Anne-Marie Desmeules

Maîtrise en Études littéraires

Maître ès Arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Ce mémoire est composé de trois parties distinctes. La première partie consiste en un recueil de fragments, L’Œil de la libellule. Constitué de réflexions, d’aphorismes, de poèmes, de micro-fictions et autres textes brefs, ce recueil explore par facettes des questionnements existentiels, en lien notamment avec la nature humaine, la mémoire, la perception du monde, les relations amoureuses et familiales, la solitude et l’écriture. La seconde partie est un essai critique portant sur les liens unissant écriture fragmentaire, mémoire, mort et survie dans Le Cœur secret de l’horloge d’Elias Canetti. Plus précisément, je discuterai de la stratégie employée par l’auteur pour, d’une part, s’assurer la postérité littéraire, et d’autre part, atteindre l’immortalité par la métamorphose. La troisième partie est un court essai portant sur la notion de doute sous-jacente à l’écriture fragmentaire. J’y effectuerai un retour sur ma propre démarche et y tracerai quelques liens avec l’œuvre de Canetti et d’autres auteurs de fragments.

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Table des matières

RÉSUMÉ ... III REMERCIEMENTS ... IX

I L'ŒIL DE LA LIBELLULE - FRAGMENTS ... 1

PREMIER CAHIER ... 3

SECOND CAHIER ... 37

II CONTRE LA MORT : MÉMOIRE, MORT ET SURVIVANCE DANS LE CŒUR SECRET DE L'HORLOGE D'ELIAS CANETTI ... 83

À PROPOS ... 84

UNE JEUNESSE EUROPÉENNE ... 84

UNE ŒUVRE NÉE PAR LE FEU ... 86

ÉCRIRE SA VIE, EN TOUT ET EN PARTIES ... 90

RESTITUTION ET CONSIGNATION : DEUX VERSANTS DE L’ACTE MNÉSIQUE ... 91

CONTINU ET DISCONTINU : LA FULGURANCE COMME « CŒUR SECRET » DU SYSTÈME ... 94

MÉMOIRE, POSTÉRITÉ ET IMAGE DE SOI ... 98

L’ART DE LA CITATION ... 100

MISE EN SCÈNE, MISE EN RUINES ... 105

DEVENIR LE CHAOS : FAIRE ÉCLATER LA MORT DE L’INTÉRIEUR ... 109

« PERSONNE NE CONNAÎT LE CŒUR SECRET DE L’HORLOGE » ... 111

III POSTFACE - DOUTE ET ARROGANCE DU FABRICANT DE RETAILLES ... 115

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Remerciements

Merci à ma famille et à mes amis de m’avoir soutenue et endurée avec amour et humour durant cette aventure pleine de rebondissements.

Merci à M. François Dumont qui, par sa disponibilité, sa sensibilité et sa patience, m’a complètement réconciliée avec ce travail de maîtrise.

Un merci tout particulier à chacun de mes ancêtres d’avoir fait le nécessaire pour se reproduire avant de mourir, me permettant ainsi de goûter aux charmes discrets de la respiration et du battement de cœur.

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I

L’œil de la libellule

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L’attrait irrésistible d’un cahier neuf et sans lignes : une vaste étendue de neige à souiller.

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Arrive un moment où le décor ne suffit plus. Les murs, comme des rétines, empreints de ce même drame qu’ils préservaient du vu et du su d’autrui, ces autres cachés derrière d’autres murs et vivant d’autres drames, ne parviennent pas à restituer l’agitation des nuits et des jours.

Les personnages, bien morts et enterrés, devront être amenés en morceaux sur la scène et tenus à bout de corps afin d’en exhumer la parole.



L’accès au passé s’effectue par un jeu de miroirs brisés où l’œil blessé écoule son humeur sur l’écran argenté de nos joues. Dans ce cinéma facetté comme l’œil d’une mouche, il convient d’apporter son cœur.



Je crois me souvenir avoir dansé dans cette robe. Elle porte encore l’odeur de la valse et à son bas, l’accroc d’une étoile.



Dans la fraicheur détrempée de l’équinoxe, je contemple les branches décharnées de cet arbre, mort avant d’avoir porté un seul fruit.



Les mots glissent à la surface du monde, salés et opaques, dans un désordre rappelant vaguement l’enfance des galaxies.

(16)

Dans le coffre à lumière, j’irai piger quelques retailles, parmi lesquelles ce carré de lune qui fut longtemps suspendu à la tête de mon lit. Il y aura aussi tes gants, du temps où tu me touchais encore avec douceur.

Mon esprit pousse contre les parois et court dans tous les sens pour trouver une issue, comme ces immondes drosophiles que je piège dans des bouteilles où flottent des fruits en putréfaction.



Je n’arriverai pas à cette cabane à pattes de poules où attend une petite vieille aux dents pointues, mais à la lisière de mes yeux, où je m’accrocherai pour contempler du dehors le champ de ruines de mes vies antérieures. Il y a là-bas un grand arbre à romarin où je m’étendais parfois pour rêver, dans l’odeur rassurante des contrées inconnues.

 

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Je t’écris pour te dire le tremblement des jours qui passent dans ce corps élimé jusqu’à l’ultime douceur. Il me semble que les heures se heurtent, silencieuses, jusqu’à me faire oublier l’hier et le demain, jusqu’à me dé-situer, ce qui n’est pas me perdre, mais me faire migrer aléatoirement.

Je t’écris pour te raconter mon âme assiégée par la velléité du monde, par le mensonge et la surenchère et les sursauts qui me brisent lorsque, atteinte, je n’ai qu’angles d’ombres pour me terrer, sous un ciel qui se déchire derrière les édifices.

Je t’écris pour te dire ces enveloppes qui craquent sous moi comme des mues et me laissent à vif, à portée de rosier, figée devant cette peau ancienne sur laquelle je lis mon empreinte sans vie, cet artéfact du derme.

Je t’écris pour te parler des enfants qui s’éloignent jusqu’à fusionner avec le souvenir de notre propre enfance et qui joyeusement gambadent vers la mort, ce lieu qui désormais colle à chacun de mes pas.

Je t’écris pour écrire, pour garder vivant le chemin, pour ne pas oublier d’exister, pour toucher aux boiseries et tracer à même la buée de mon immobilité quelques soleils et aussi, peut-être, mon nom.



Tu me parlais souvent d’un naufrage, de la difficulté que tu avais à en revenir. Et voilà qu’un matin, ce bateau coule devant nos yeux ébahis, comme une preuve que les rêves contaminent le monde.

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Le goût verdâtre de ton ombre, la vie immense qui coule sous moi par ce col étroit et douloureux comme les buées de novembre.



Tu pars, avec toi le bois et le métal, me laissant bondir comme un lion épilé contre les murs.

 

 Assise sur la trappe des étoiles.

Robes. En mettre mille. N’en point mettre. Enlever sa robe et tournoyer dans la nudité du soir. Cacher les chairs lambrissées et détourner ses yeux de l’ourlet. Recoudre ce qui est brisé. Pleurer dans le taffetas, mouiller ses dentelles. Changer la couleur du jour. Se peindre en noir. Couvrir le ciel de ses jupes et les enfants aussi. Enfin, ranger sa vie sur un cintre et bruisser côté jardin.



Dans les caps rocheux, genoux égratignés, nous courions avec nos yeux et nos mains vers les replis de mousse où se cachaient lumineuses des myriades de petits fruits. Accroupis parmi les feuillages, la nuque offerte aux tourbillons du soleil, nous goûtions la certitude d’être vivants, goût désormais éparpillé dans la fadeur de nos membres, et ces ombres vespérales que nos semelles attrapaient en sautant sur le chemin du retour.

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Un pas, puis un autre, vers l’écrasement du souffle. Rien à faire, rien à penser. Des maïs à demi décomposés jonchent la terre que piétinent les corneilles. Le soleil n’apparaît pas plus que je ne parviens à lire le testament qui tremble entre tes doigts. L’odeur de tes cheveux rappelle les fruits mûrs et fond en moi comme une douleur. Tu lis à voix basse ces mots tracés dans une langue connue de toi seul et la musique s’élève, ancienne, dans les chemins fleuris. Soudain, tu couvres ton regard de tes mains, et tout s’efface. Le contour de ton ombre me reste entre les bras, comme un chiffon. Il n’y a pas de but, pas de fin. Il n’y a pas de lieu où se retrouver. Seulement des astres découpés dans le sol, déchiquetant la lumière, la broyant jusqu’à en faire un petit paquet de rien, un petit tas de confettis dans la paume, présage d’une fête qui n’aura pas lieu. Des épis de maïs morts jonchent le sol comme des signes, mais il n’y a rien à deviner. De ma gorge émerge un bruit de page déchirée. À l’intersection des branches se lève une lune jaune et bouffie. Je ferme les yeux.

Voici que je frappe cette boule dure, cette sphère facettée de miroirs absorbant toute lumière. Lorsque je tente d’y lire quelque chose, je n’y vois que mon visage de peine perdue.

 

Il n’y a ni providence, ni jardin oublié embaumant le tournesol. Que moi au centre de cette vie. Que moi, bon sang de bonsoir.

(20)

À l’heure longue précédant l’aube Tu croises tes doigts sur ta poitrine Respirer est à réinventer

Même ton cœur ne va plus de soi

Tu protèges ton visage de tes mains et pourtant La pluie te traverse comme du papier

L’encre bout dans tes veines

Mémoire de la vie d’avant les hommes D’avant le commencement

Des étoiles toutes neuves dansent devant ton ventre Et tu les attrapes entre tes dents

En toi malgré cela plus rien ne se consume Plus rien ne flambe

Il te faudra cueillir l’écorce Tout reprendre depuis le début

Combien de lunes avant que ton chant ne monte jusqu’aux cimes Tout cela t’apparaît si lointain parmi tes semblables

Irréel avec ce goût d’alcool fort Pourtant tu portes ton regard

Au-delà des glaces scarifiant le grand fleuve Quelque chose te garde debout

Contre le mur de tir tu regardes ton geôlier Les yeux du fusil pointent sur ton front C’est maintenant toi qui le poignardes Son ventre coule sur tes bras

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 

Chaque matin se lever en s’arrachant aux rêves comme d’une fourrure d’épines. 

Mon tronc coupé par le comptoir, inerte dans le miroir déformant. Ma tête remplacée par un empilement de tasses à café. Au bout de mon bras, ballant, un stylo.

Sur la vitre, la rue et ses habitants plongent droit vers le gouffre, comme des livres sur une étagère inclinée.



Un homme m’explique que certains nombres racontent à ceux qui savent y lire l’histoire de l’univers. Puis il plonge à nouveau dans la feuille noircie de chiffres, frénétique, comme si au bout du gouffre il y avait forcément la lumière.



Si quelqu’un te questionne à propos de ta naissance, dis-lui que ta mère écrit. 

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Les glaciers s’en vont en eau vers le sud. La nuit est de flammes et d’alcool. Pétrie, je traverse mille fois le fleuve sans laisser de traces. Pas de son, pas de musique, pas de danse, que moi dans la pierre, rasant les murs. Tes mains de poisson-chat, tes mains comme des ailes de raie couvrant mon visage, ta voix qui répète que je ne suis pas de ce siècle ni d’ici ni d’ailleurs. Le ciel, c’est un autre jour, mais pas demain, car la météo prévoit des cailloux gros comme ça : un temps à ne pas mettre son cœur dehors, une canicule minérale née d’un fracassement des fronts. Tu verras l’ouragan, les racines têtebêche, les ponts arrachés. Tu te blottiras dans mes bras. Tu auras ces yeux-là. Les nuages prendront la fuite. Les yeux têtebêche avec la nuit, tu disparaitras par morceaux, me traversant le corps comme de la vitre, te reflétant en moi, kaléidoscope des limbes, douloureux de beauté. Les corbeaux emporteront le rose comme les oies les saisons. Un casse-tête d’ailes et de becs avalant la clarté.

Malédiction. Mal et diction. La mauvaise parole explose dans les cieux comme des pissenlits, inarrachables, inextinguibles. La mauvaise parole rend vaine toute tentative de la défaire. La mauvaise parole n’a qu’un sens : droit vers l’abîme.



« Ferklug nachkrabat ! » s’écrie soudain le spectre de Gauvreau. 

(23)

Homme Femme

Traînant leurs bottes d’ennui Et à mi-montagne glissant Glissant vers les ténèbres Mille fois plus rassurantes Que la dureté de la lumière

 

La solitude, cette vaste contrée qui se crée sans cesse, qui s’étire et s’agrandit au sein même de nos limites intérieures, et dont l’immensité nous jette dans des puits d’incertitude. L’eau trouble à laquelle nous nous abreuvons n’a toujours pas étanché notre soif, les parois glissant sous nos ongles nous refusent l’ascension vers l’indicible. Nous devons composer avec cette vie meurtrie que nous avons bâtie à présent de manière bien chaotique, sans sang ni sens.



Je m’aperçois soudain à quel point je suis seule et mon plus grand malheur est de ne pouvoir partager ce constat avec personne.

Les nuages déferlent sur la ville comme une horde de bœufs écumants, écrasant les couleurs, dévastant les ombres. Le souffle froid des bêtes fait trembler les cimes et osciller les charpentes. La nuit deviendra bientôt le seul endroit où se tapir.

(24)

Images d’une forêt recouvrant la ville, dans un futur tout aussi approximatif qu’inexorable. 

Tandis que l’esprit s’affaire à décortiquer des sensations ambiguës, le corps s’éteint, dans un monde réduit par la rareté de la lumière.



Derniers souffles d’oranger dans les poumons gris de novembre. 

Lenteur : mouvement imperceptible dont l’achèvement semble le fruit d’une apparition soudaine.

 Au centre de l’image, ton dattier, mourant dans l’hiver.



S’arracher du sommeil comme on tire sa jambe de la neige et s’enfoncer dans les minutes molles qui pavent l’orée du jour.

 Des portes inachevées

(25)

Le retour des oies. Broderies mouvantes sur brocart gris. 

Je me souviens de ta peau de miel, lorsque je n’avais qu’à étirer la main pour la toucher, et de la gravité de ton front, penché sur la guitare.



Nous étions si certains d’être les mêmes que nous avons baissé la garde, jusqu’à ce que nous apercevions l’étranger qui résidait devant nous, en nous. À partir de ce jour, cette enveloppe qui nous constituait s’est déchirée, nous laissant nus et séparés, à jamais distincts dans la lumière crue. Comme Adam et Ève, nous avons eu honte de ce que nous avons vu, comme eux nous avons déserté nos forêts et nos fruits, avons dormi dans la fièvre de nos lits mouillés. Tu ne serais plus jamais ce que je fus, je n’eus jamais plus rien à voir avec ton nom, nous fûtes tus je te l’île.



S’immerger dans une sensation vieille de mille ans et en ressortir comme d’un remous, en se promettant de ne jamais remettre les pieds dans cette rivière.



Tu observes de loin le gouffre qui menace d’avaler celui que tu as aimé. Les éclats que tu gardes de lui appartiennent clairement au passé.

(26)

Rien de plus rapide ni de plus obstiné qu’un spectre revenant hanter ses anciennes aires. 

Images, bruits, objets

Comme autant d’embâcles à la solitude Une brume jaune flotte sur la ville Et des gouttes de suie

Perlent dans la lumière oblique de novembre 

Le bruit rassurant d’une porte qui se ferme. Les sons les plus forts persistent, étouffés, la lumière devient moins cruelle. Partout, l’odeur, l’apparence, la texture du familier. Et la sensation très ancienne du repos qui se diffuse par tout le corps. Fermer les yeux, enfin.

 Avec une brindille j’ouvre le monde

Ô passé ô morsure

Je t’attendais comme roche au fond de la mer Je t’offre d’une main ce qui me fut refusé Mes filets ne retiennent rien

Que la lie du ressentiment Sur mon ventre la piste D’un arc-en-ciel enfui Dans ma main la douceur D’un morceau de bois mort

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Retourner là-bas, patiner sur les ombres du lac, se placer en plein centre, le sang loin de la terre, courant vers le cœur puis sombrant parmi les algues, comme des volutes à l’envers disparaissant dans l’argile où ni homme ni femme ne furent par dieu créés.



Le décor pèle par endroits, derrière un soleil trop jaune et un ciel trop bleu. Tu aperçois un coin racorni, mais tu n’oses tirer dessus, par crainte de ce qui se cache derrière.

Tu vois l’hiver revenir dans les feuilles qui jaunissent, sur ta peau blêmissante et dans ces réminiscences qui, la nuit, te rappellent au gouffre auquel tu appartiens.



Même si je me place en arche sous le ciel et que j’allonge mes doigts et mes pieds pour colmater les failles, si malgré la colle badigeonnée dans les trous, même si l’étoupe goudronnée entre les pans, si malgré cela tout tombe en morceaux alors le lac se noiera sur lui-même, avalera les montagnes et aspirera les étoiles.

(28)

Me voici perdue en ces lieux à recoller ce qui me fait telle, les mains en morceaux, incapable. Mon esprit roule en moi comme les moutons de poussière sous ce grand escalier sous lequel je me souviens, du moins je crois me souvenir, avoir valsé, puis m’être pendue, puis avoir renoncé à la mort et au plaisir. Je ne puis partir et me voilà pourtant condamnée à l’exigence même du voyage, à son inconfort. Je reste donc, sans pouvoir explorer plus loin que l’extrémité de ces mains que je recouds tant bien que mal. Noire est l’encre qui s’écoule vers le souvenir.



J’ai rêvé mille fois de cette maison, rasée, en feu, labyrinthique, morcelée comme un château, étanche au dehors comme au dedans malgré ses issues ou béante sous la menace cataclysmique de quelque vague immense, m’éveillant hors murs, étrangère dans ma propre chambre.

Un oiseau transpercé d’une flèche continue de voler parmi ses camarades, à jamais suspendu entre le ciel et la mort.



L’espace blanc de ton corps n’est plus qu’un ravage, une montagne de miettes froides qui n’a que peu à voir avec la neige. Tu te demandes souvent qui tu serais sans cette ternissure au ventre.

(29)

Cartographie des pièces, inventaire des chambres, décompte des escaliers. La tête appuyée contre la porte blanche et les pieds dans le brouillard, je flotte parmi les murs, entre les madriers et les pans de gypse, sans rencontrer qui que ce soit, sinon ces fantômes qui me saluent en opinant du spectre avant de disparaître par ces passages que je me croyais seule à connaître.

 

L’image d’une maison qui se superpose parfaitement à celle de ses habitants : un pied dans son empreinte.



Il y a des épinettes bien drues sur le ciel, le bruissement humide des carpophores et l’attrait des spores pour la terre. Dans la radicale verticalité des strates et l’irisation des prêles s’immiscent les ruisseaux et l’or du pollen saupoudré en condiment suprême, tandis qu’au ponant s’agglutinent les ténèbres, le flanc moisi de la lumière.



Des portraits, ayant pour singularité leur aspect surexposé : visages disparaissant (ou apparaissant) dans la lumière, yeux, nez, oreilles emportés par la blancheur, ou partiellement mis au monde, condamnés à l’incomplétude.

 

(30)

Il arrive, par absence de lune, que la rive opposée disparaisse. En se tenant à la lisière de l’eau, les orteils agrippés aux cailloux, le lac et le ciel se confondent dans une noirceur intersidérale. Le risque de perdre pied et de se noyer dans le néant devient alors considérable : c’est le cœur battant et l’œil tourmenté que l’on demeure, malgré tout, au bord du précipice qui menace de nous avaler. Le corps oscillant sur son axe, par défi contre l’illusion, on lance des galets dont la chute silencieuse nous pétrifie de terreur.



Une chauve-souris flottait, morte, dans le petit bassin où j’aimais me baigner. Je me souviens de la gravité du moment, de la tristesse que je pressentis alors, enfant, de toutes les morts qu’il me faudrait affronter. Ses ailes s’ouvraient, noires et diaphanes, révélées hors de la nuit dans ce parfait soleil d’été, première tache sur un monde qui avait depuis longtemps déjà commencé à s’effriter.



Je bouge mes doigts devant mon visage de plus en plus loin, jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans le noir et que je doive les secourir du néant en les tirant vers moi.

(31)

La pluie cogne contre la vitre, glisse en rigoles vers le cadre inférieur. Les gouttes demeurent un instant presque immobiles, vibrent, puis se laissent entraîner par les forces de ce monde : elles s’accouplent à d’autres gouttes et suivent le chemin déjà tracé de l’annihilation. La lumière les traverse comme elle traverse toute chose et la surface embuée ressemble à une feuille de soie brodée de perles. On devine les choses du dehors par les taches de vert, de brun et de gris qui traversent l’espace translucide, mais les détails demeurent hors de portée. Même en écrasant les gouttes avec la paume, même en traçant des lettres et des formes dans la brume, un écran se reforme sans cesse, impassible, entre soi et le monde.

 À chaque ciel son bleu.

Quelque chose cogne à la porte : tu le sens à la difficulté que tu as à t’endormir, mais surtout à l’impatience qui te gagne devant l’agitation des couleurs, le foisonnement des ombres et des bruits humains.



En dehors des océans, seuls les lacs ont la capacité d’accueillir les cris qu’on y lance sans que leur nature en soit affectée. Ce sont les joncs qui, le long des berges, emmêlent les cris et tranquillement les digèrent. En marchant, on voit parfois ce qui ressemble à des cordes entortillées aux roseaux : ces cris là, les plus noirs, serviront à construire les nids de ces oiseaux dont le chant semble provenir d’un tuyau métallique et qui accompagnent les insomniaques perdus attendant l’aurore.

(32)

Je ne suis jamais vraiment née.



Reconnaître novembre qui s’approche à sa peau froide et rêche, à la lumière éteinte de ses yeux et à ses enjambées dévorantes. Un cadavre.



Sentiment amoureux pour B. Cuisson d’une pintade que je mange en compagnie d’un inconnu. Baisers passionnés sur un divan au bord de la mer. Nous jouons au Nintendo, je cherche une cassette de Super Mario, celle avec un cœur. Je suis avec ma mère dans sa chambre et je tente de toucher son sexe. Elle me tape sur les doigts et me renvoie jouer aux jeux vidéo. Il y a une arcade avec plusieurs personnes dont X. J’ai deux oiseaux que je mets en cage avec deux autres oiseaux (deux perroquets et deux oiseaux jaunes). Un homme (John Lee Hooker) possède une volière et me dit de prendre une de ses cages. Je la nettoie et y dépose les oiseaux, chétifs et étourdis. John Lee Hooker est aussi le chef d’une bande de Noirs très violents. Il est assis dans une chaise rococo et donne des ordres.



L’ennui : un lampadaire abandonné même par les chiens. 

Le vertige, puis le renoncement devant l’abondance des constellations. 

(33)

Regardez-moi ces fous qui lancent des crayons contre la nuit en hélant l’aurore. 

Dehors, derrière l’arbre brisé, se tient un homme vêtu d’un paletot anthracite. Il enserre une poule morte par le cou. Une plume est collée sur le cuir de son soulier. Il ne sourit pas.



Certains êtres humains, comment les comprendre ? J’ai beau chaque jour apprendre à me connaître, badigeonner d’affection les aires les plus détestables de mon être, je ne parviens pas à ce genre d’amour universel qui me permettrait d’embrasser égos surdimensionnés, fanatiques de tous genres et gens pour qui la méchanceté sert de pitance quotidienne. Peut-être suis-je encore trop incarnée ?



Les autres et moi, moi et les autres, série de vases communicants, agrégat rhizomique dépourvu de centre. Lieu de nourritures et de faims, happant les esprits, brisant les fragilités, disculpant et accusant, fusionnant et fissionnant ces mêmes noyaux que nous croyions infrangibles, avant de nous recracher sur les rivages blancs de la solitude, émiettés.



Apprendre à vivre avec l’indifférence des autres à son égard et ne point s’en diminuer, pointer son regard devant, là où rien n’existe encore. Et créer, toujours, poser le foisonnement comme seule condition d’existence.

(34)

Tu considères ta solitude à la fois comme quelque chose de volé, de gagné et d’obligé. Qu’as-tu donc à voir là-dedans ?



Envisage tes semblables avec la gravité du tuba et la tendresse de la viande. 

La lumière qui descend chaque soir sur vos têtes ne doit pas obscurcir vos visages, car le sang qui ce matin coulait encore s’assèchera du désert qui apporte les songes. Une plaie s’est ouverte à l’autre bout du monde, laissez-vous bercer par ce qui ensemence, laissez la colère devenir symbole et dormez, car demain viendra bien assez tôt. Frères humains que mon cœur s’imagine vieux et jeunes, fondus dans le même destin, coulés dans la douleur, coulés dans l’amour. Les gens de Pompéi ont la chair poudreuse et s’écoulent sabliers jusqu’à disparaître.

Semez hier ce que vous mangerez, emplissez vos tables de ce qui se goûte : cailloux, laitues, animaux morts ou vifs, badigeonnez vos panses de ce qui se trouve, calfeutrez vos pores d’huile et de substances. Les cailles maltraitées, qui s’en soucie du reste, qui se soucie des cailles lorsqu’elles pleurent séparées ? On se soucie déjà peu des enfants humains, on les prête au monde, mais quand reviendront-ils pour la rupture des pains ? Cette biche qui m’offrit un couteau bien tranchant, eut-il vraiment fallu que je la dévorasse ?

(35)

Par les membres appuyés aux matières inertes, par les yeux qui se lèvent sans trouver ce qu’ils cherchent, par les larmes qui brûlent sans pouvoir consumer, unis à cette terre où nos corps enfleureront les sépales enfouis sous les strates. Rendant tout et même plus aux puissances chtoniennes, nous veillons à ce que, traversant les âges, le vieil océan ne soit jamais le même.

Notre blessure commune brille comme un lys, nous la préférons à toute chose belle et lui sacrifions nos bêtes les plus tendres. Dans la guerre de l’amour engagés jusqu’à rompre la suture de nos membres, trouver celui ou celle qui nous amputera, qui nous portera, celui sans qui l’on ne pourra vivre qu’en condition de carencé, la bouche dévastée par un scorbut blanchâtre, niant le sucre et l’acide des fruits tout en vivant enchainé à l’arbre. Vous qui observez du faîte des maisons, dans l’étoupe terne de vos certitudes, sachez que la flamme est toujours assoiffée et que l’eau qui s’avance noiera bien vos enfants.

La musique des airs cache un mot par lequel tout est et sera dit, syllabes salvatrices éclosant de mille gerbes, rendant vains tous les temples, rendant vains tous les livres, parole unique, royale, parole de toutes les portes, de toutes les mères, fracassant le cristal, fauchant les multitudes, de semence et de mort, d’origine et de perte, ouvrant chaque gorge comme un rift effusif, chaque oreille comme des cuisses de femme. Vagues aveuglantes défaisant l’horizon, poussant l’humanité dans les crues du silence.

La pluie qui nous lave a le goût des coroles, nous y plongeons les joues comme des nourrissons, barbouillés de lait, barbouillés de lave, avides de toutes fraicheurs impossibles. Les guitares s’éveillent et réclament leur dû, mille femmes chantent belles aux estrades de pierre, nos tympans ne seront jamais assez nombreux pour parer à l’attaque d’une armée aussi vaste. Nous sommes perdus d’avance et allons sans casque au-devant des flèches, perdus, mais heureux, aiguisés par la fatalité de notre condition.

(36)

Goûtez la bile enduisant votre gorge, léchez le sucre qui macule vos doigts. Vous ne croyiez pas mettre un pied dans la faille, ni laisser aux plaines tous vos agneaux morts. Mais la montée abrupte et le sentier glissant ont surpris vos pas dépourvus de prestesse. Si seulement un temple s’était dressé en lieu et place de ces terres arides ! Si seulement les livres avaient tenu promesse et laissé aux dieux le goût de l’altitude ! Mais là-haut n’errent encore qu’une poignée d’égarés, émaciés par la faim comme chiens de faïence. Toutes les portes s’ouvrent sur l’obscurité. Il ne vous revient pas de nommer les élus.

L’organe friable dont vous disposez ne suffira pas pour les besoins du sang. Quand la digue s’ouvrira dans le sentier des loups, quand les vagues écarlates masqueront le ciel, vous verrez risibles vos remparts de papier partir à vau-l’eau et bientôt disparaître, devenir épaves avant d’être vaisseaux.

Loin dans l’anesthésie du souffle, tu te réverbères sur les parois coupantes de ton reflet et comptes les trous qui te séparent de la danse.

 Esprit asséché cueille l’orange de la mélancolie.



S’extraire du monde comme on retourne une chaussette. 

(37)

La tête surremplie, débordante de détails galopants, de pensées fugitives ou récurrentes dont il serait difficile de déterminer si elles appartiennent à la réalité ou à la fiction. La reine du fantasme trépignant devant ses créatures et s’y soumettant.



Au retour de vacances, je fais monter une pouceuse, une Crie alcoolique aux yeux d’enfants qui traverse le Canada pour retourner à sa terre natale. Abandonnée par sa mère alcoolique, une ancienne résidente de ces pensionnats de l’horreur qui ont brisé tant de vies, elle-même a deux enfants qui lui ont été retirés par la DPJ. Elle fuit vraisemblablement un malheur pour un autre. À un moment, elle sort de son sac à dos une petite toile et des crayons. Elle dessine une route, un soleil, une fleur, un signe de paix, avec des mots comme « Love », « Freedom », « Peace ». Elle s’applique. Nous faisons halte et fumons un joint dans le coucher du soleil. Je me surprends à prendre avec moi mon portefeuille. Puis nous roulons jusque chez moi. Je lui offre mon divan pour la nuit. Après avoir éteint les lumières, je suis prise de la crainte d’être volée par elle, ou tuée dans mon sommeil. Je finis néanmoins par m’assoupir, agitée. Je m’éveille de bonne heure. Il n’y a rien à manger. Je la reconduis sur l’autoroute. J’ai soudain très hâte de la quitter. Lorsqu’elle disparait du champ de mon rétroviseur, je ressens un certain soulagement. Je me rends à l’épicerie acheter de quoi remplir mon frigo, et rentre chez moi où m’attendent des plants de tomates desséchés, des courriels embarrassants et cette masse de choses non accomplies pendant mon absence. J’ai une fois de plus cette sensation de ne pas habiter ma vie.



Il m’arrive de penser au jour où quelqu’un ouvrira les boîtes qui contiennent mes cahiers. Je suis soulagée de savoir que ce jour-là, je serai sans doute trop morte pour en avoir honte.

(38)

Je me regarde souvent dans le miroir. Je trouve que mon aspect androgyne prend avec le temps des proportions inquiétantes. J’en viens à croire qu’on pourrait me prendre pour un homme déguisé en femme. J’aurais préféré être une jeune femme aux allures douces, avec de grands yeux, un profil discret, des hanches et des seins plus forts. Malgré tout, cette apparence a le mérite d’élucider tout doute quant à mon unicité. Mon visage et mon corps si singuliers rendent impossible la confusion avec une autre personne.



L’obsession du faire. Le regard toujours en avance sur le temps. Fibrillations, insomnie et au cœur comme au corps l’impossibilité de se déposer.



Ce grincement qui te surprend au réveil, et qui te paralyse. 

Il se passe quelque chose dans ma perception de la laideur, je ne sais encore trop à propos de quel type d’excroissance. Il ne s’agit en tous les cas ni de pitié, ni de mépris Ŕ ce qui revient un peu au même Ŕ, mais peut-être d’une acceptation ? d’une sensibilité ? à la laideur : la mienne, celle du monde, celle des gens que j’aime.

 Entendre des enfants rire derrière soi.

(39)

J’ai entendu dire qu’une Américaine avait vendu son cœur à un Marine pour trois fois rien, qu’il l’avait emporté avec lui puis échangé contre un kilo de haschisch afghan qu’il avait fumé allongé entre trois rangées de Chinois, jusqu’à en être malade. Il avait alors vu la femme s’avancer vers lui, avec des mains blanches et usées et avait lu entre les gerçures de ses lèvres le jour et l’heure où son propre cœur effectuerait son dernier tour de piste. J’ai entendu dire qu’un homme s’était perdu entre la cuisine et le salon de sa propre maison et qu’on l’avait retrouvé dans le champ du voisin, recroquevillé entre deux rangs de pommes de terre. Il racontait une histoire décousue à propos de sa mère, du tablier blanc de sa mère sur lequel elle essuyait ses mains et qui un jour avait été éclaboussé de jus de fraises, ce qui lui avait fait croire, à raison, qu’elle mourrait bientôt. De fait, elle était morte en couches l’année suivante. J’ai entendu dire que l’inquiétude qui serre la poitrine n’est en fait qu’un mouvement épuisable qui cesse dès qu’on prend conscience de l’inutilité de ce mouvement, et que lire le journal chaque matin crée le même effet entre soi et le monde que le fait d’appeler sa mère sur une base quotidienne. J’ai aussi été mise au fait de la haute teneur en arsenic du riz et du jus de pommes, de la mortalité inquiétante chez les jeunes bélugas et des dangers de l’amour au premier regard. On me dit que la déroute est inévitable pour qui quitte le nid, que dans l’ennui se cache peut-être une clé. On me dit également qu’écrire et respirer ont peu de choses en commun malgré les apparences, que marcher sur un cercle est la meilleure manière de ne pas tourner en rond et que les courants du monde ne peuvent se manifester qu’à travers l’écorce des circonstances. J’ai entendu dire que se déplacer vers l’arrière d’un train en marche ralentit le vieillissement, qu’une femme à qui on avait coupé le bras s’était écriée : « Enfin ! » avant de s’évanouir. J’ai entendu dire que les bateaux qui coulent dans les rêves dénotent une absence de pont entre les hémisphères et révèlent une envie de mourir causée par une surabondance de relations impossibles. J’ai aussi lu quelque part que les Africains étaient directement responsables du faible taux de rétention de mélanine chez les blêmes et qu’on envisageait la mise en place de cliniques de transfert par osmose. Il semblerait que le cinéma ait changé à jamais notre façon de regarder par la fenêtre, que la tristesse réside en chacun de nous comme un noyau dans un fruit, que l’immortalité est le moteur premier de chacun de nos gestes et que jamais, jamais la paix ne

(40)

 La réalité se réverbère

Comme l'humidité sur la margelle La mort se dévoile comme une évidence

 Pente descendante sur la parabole du saut.



Voici qu’après avoir assuré la circulation aux intersections de l’être, après des lustres, des calendes d’ondulations et de percussions obstinées, après une vie à se confondre, à battre à contretemps les soubresauts de la terre, à diriger de profundis le grand orchestre, à le porter pour ainsi dire sur son dos, voici qu’il se fige, se cristallise, se pétrifie. Le cœur.

 Ciels d’où tomber.



Tristes habitations incrustées dans les plaies du paysage. Boîtes monochromes à la merci des vents. Les souvenirs s’y entassent dans les cuisines, faute de greniers.

(41)

Tant de globes de verre scindés dans l’éblouissement, d’érables taris de leur sève. 

Il m’est étrange de constater comment, depuis la perte de l’enfance, les mots m’apparaissent physiquement plus petits, mais ô combien plus vastes de l’intérieur.

 Tu t'enrichis dans la saccade des jours

Errant dans tes hanches Errant dans l'indicible Traversant le sablier

Et bousculant le savoir des spectres L'ostensoir sertit la silhouette du cœur

Des feuilles sur l’autel ont brûlé d'une flamme sourde Les cuticules sont tombées de nos doigts

Révélant l'ovale d'une rivière assoiffée Au confluent d'une chambre et d'une galaxie Tu t'assieds sur l'horizon du tigre

Et dans tes paumes levées

L’infini se reflète sur un tourbillon de thé



(42)

Sous la pluie, ferme les yeux et à l’aide de tes paumes, redirige chaque goutte vers son nuage d’origine.



Les peupliers se figent soudain dans ce rayon précis, réagissant à l’angle précis de cette journée, de cette heure. Un mécanisme photosensible se déclenche, les peupliers s’exposent, exposent leurs feuilles comme des pièces de monnaie suspendues à des fils et pourtant, rien ne tinte.

Suspension du geste. Remplacer la cible à l’insu de la main puis redémarrer. 

Le spectacle de la danse des oiseaux en plein cœur de la ville. Suivre avec eux les courants chauds et froids, expansion et contraction de l’unité dans une cohésion sciante de précision, puis retourner piailler dans les cimes, tenir des conversations d’oiseaux.



Tous ces êtres figés dans l’attente et qui brûlent les heures jusqu’à ce que demain ne soit plus qu’un mauvais souvenir.

 Tu jubiles devant l’avant-dernière case. Il te faut un un. Plein d’espoir, tu brasses les deux dés.

(43)

« Comment faire » ne devrait plus résonner comme un obstacle, mais bien comme un défi, un pressentiment de ce qui peut être construit, inventé. La page blanche devient alors cet espace de tous les possibles, ce champ toujours en friche dont les limites s’étirent jusqu’au ciel, et au-delà.



Ni le creux ni la crête. Ère sans passions ni déchirements, étendue pâle où le moindre tressaillement fait trace avant de disparaître.

 Remèdes à l’ennui :

Tracer des formes dans le sel Regarder à travers les gens Observer la taille des arbres

Choisir une couleur et la traquer partout où elle se trouve Transformer son habitat en refuge

Osciller autour d’un point fixe



Le sentiment que rien n’adviendra avant la fin du monde. Premiers pas dans le monde de la lenteur.

(44)

Une vue d’ensemble semble apparaître. Les couleurs se précisent, une sorte de liant s’épand entre les formes, recouvrant le blanc. Peut-on pour autant parler d’une réagrégation ?

 Quelque chose sonne faux quand tu dis : « Ça y est. »

 Par alchimie, transformer le doute en étonnement.

 

Le sort de la larve, inscrit des milliers de fois dans l’œil de la libellule. 

Il sera à jamais des lieux d’où même les particules lumineuses ne reviennent pas et où l’on se perd volontairement, armé de ses seules mains.

 Lenteur : rythme de la vie laissée à elle-même.



Surpasser le bruit des ombres. Amonceler la terre au pied de l’indicible. En faire des nuages à pelleter, à dessiner, à traire, des saumons usant leurs muscles pour frayer au-delà des rivières infranchissables.

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Avoir envie d’écrire une histoire, l’histoire de quelqu’un qui devient quelqu’un qui devient son nom et qui se fond en lui chaque fois qu’il le prononce. Avoir envie d’écrire cette histoire comme si c’était la sienne.

  Le cri dans votre gorge annonce les oies blanches.



Chaque matin nous éloigne du matin primordial, celui où l’air brûla nos poumons pour la première fois. Or, il advient parfois que le contour des choses, la lumière et les sons nous étonnent encore et que, malgré le poids des pierres au fond des poches, nous nous sentons de nouveau arriver sur cette terre.

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Se retrouver dans le blanc comme dans le seul lieu habitable. Pratiquer l’holocauste de la pureté.

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Les enfants sont couchés et j’entends de la vitre se casser dans leur chambre. J’entre et je vois du verre brisé sur le sol. C. essaie de se lever de son lit, je le réprimande, je le remets brusquement dans son lit, j’ai envie de le frapper, mais je m’en empêche. Je vois qu’il y a un peu de sang, mais je ne vérifie pas d’où il vient. C. est très agité et je suis en colère. Je commence à ramasser les éclats de verre, puis j’entends X. qui rentre du travail. Je lui crie de venir m’aider. Il arrive et voit le sang, il ausculte C. et s’aperçoit que son mollet est complètement ouvert, une grande fente d’où le sang ne s’écoule plus. Il me dit que j’aurais dû remarquer cette blessure. C. est blême et tremblant. Je pleure, je panique, je demande à X. d’appeler l’ambulance, mais il ne fait que me parler de choses insignifiantes. J’imagine déjà C. opéré, sous respirateur. Il est en grand danger de mort.

 De rage, s’arracher les dents.



Piller aux autres leur force vive, les en départir et exiger d’eux ce que l’on n’a pas pour combler le manque qui nous habite.

(52)

C’est de deuils dont il s’agit ici, de renoncements, de ces premiers renoncements qui font si mal et qui nous laissent béants et meurtris à la porte même de nos forêts intérieures. Ceux qui suivront seront étouffés par cette part de soi semblable à un coussin élimé portant l’empreinte de nos endormissements et, par là même, de nos rêves. On les encaissera de biais, la ligne centrale bien gardée, mille fois éprouvée. La douleur se répartira également dans nos muscles, accélérant subtilement notre vieillissement par une ride ou un malaise. Mais toujours nous porterons ces premiers coups au plexus, morbides têtes de trophées issues de cette époque où nous ne savions encore rien de l’érosion de l’être.

 Sans baisser les yeux, je bêle encore.

Agir en rempart contre l’avalanche. Enseigner à l’enfant à jongler avec les plus lourdes pierres.

J’urine dans le bureau de la psy sans être capable de me retenir. Je lui dis que c’est parce que je n’en peux plus de faire semblant d’être forte et de ne pas avoir besoin des autres. F. pleure parce que son père vend de la drogue et je tente de trouver des solutions pour lui. Il y a aussi une réunion de famille, féminine, avec mes tantes, ma mère et mon arrière-grand-mère. Grand-maman ne peut pas être là en raison de son état de santé. Ma mère inspecte la propreté du cadre de porte.

(53)

Envoyer valser tout un chacun ne les fera pas danser. 

L’aîné porte en lui un double fardeau : celui des plaies familiales que ses parents s’empressent de lui transmettre dès l’arrivée du langage, et celui de l’espérance. À la fois le plus lourd et le plus délicat, ce dernier relève de la foi en une rédemption commune, christique, que l’héritier remporterait après de longues souffrances et qui viendrait apaiser jusqu’aux racines les éléments tarés de l’arbre généalogique. Le regard de ceux qui ont échoué se tourne vers ce chevalier de la psyché, écrasé sous le poids des armes : « Va, mon enfant. Nous avons besoin de toi. »

 La route s'étend

Comme un fond de teint sur l’aube Mes oreilles claquent au large Je suis le gosier de la grenouille L’escalier pour le centre de la terre Je palpe le ciel

Cette peau que je gratte ne m’appartient pas 

(54)

L’écho du rossignol s’éteint Dans les étangs glacés

L’hiver a terni le cuir des portes Et rongé nos hardes

Laissons courir les petites filles

Ce sera bientôt l’orage et nous aurons besoin de vivres 

Un cygne renversé flotte sur un océan de sang Mes chevilles portent la marque

D’un hiver inexcusable J’enlumine mes prisons De dentelles d'exuvies

Je poursuis les papillons de l'enfance Des rivières jusqu’aux hanches

Il s’agit d’un figement intérieur, d’une tension volcanique faisant pression contre les parois de ton crâne qui s’étirent et s’étirent jusqu’à devenir informes comme des outres en panse de chameau. Les origines de ce rhumatisme de l’âme, de cette gangrène du souffle se perdent dans l’immémorial, malgré l’impression que tu as de ne pas être né avec, que cela

est arrivé un jour. Cela finira sans doute par t’avaler.

 Obsédée par l’image d’un abcès qui se vide.

(55)

Je regarde des photos des enfants prises par X. Ils sont toujours seuls, comme orphelins, mais ensemble sur la pellicule, sur le bord de la mer, en veste de sauvetage, cachés parmi les roches. Ce sont de très belles images et en même temps je trouve dommage que leurs deux parents ne s’y trouvent pas. Je prends soudain conscience que j’aime encore X. et cours le rejoindre. Je le trouve dans une marina : il s’installe dans un des nombreux petits abris de toile et de planche disséminés sur les quais. Dans le même abri que lui, vit une mère toxicomane avec son bébé fille. J’entre pour parler à X. et je vois cette femme très jeune qui tient son bébé à bout de bras, inerte. Elle dit : « Elle a faim ». Alors je dis à X. : « Donne-lui à manger ». La mère renchérit : « Oui, dépêche. » On donne des miettes de pain à l’enfant, qui a les yeux tout vitreux, les pupilles en tête d’épingle. Je parle à la mère. Je lui demande si elle accepterait de se rendre dans un centre de femmes afin d’y chercher de l’aide et lui dis que sa vie pourrait être différente, qu’elle se croit condamnée, mais qu’elle ne l’est pas. Je repars, toujours en suivant X., et me retrouve dans un petit appartement qui lui appartient. Je fouille dans le frigo afin de trouver de quoi nourrir la petite. Je prépare un mélange de jus et de lait de soya, mais il y a plein de cure-dents dans le jus, et je dois les enlever avant de partir avec cette mixture verte. J’arrive à l’abri de toile, il n’y a plus personne. Je continue mon chemin et passe devant un abribus. Une mère force sa fille à la suivre et lui crie dessus tout en lui tordant le bras. Je les suis. Je pousse la mère, je l’empêche de retenir sa fille (qui a environ 8 ans). Je lui dis qu’elle n’a pas raison de l’empêcher de devenir quelqu’un de bien, qu’elle devrait l’encourager plutôt que de l’écraser. Je la regarde attentivement : elle ressemble à Gollum. Je lui dis que je trouve qu’elle ressemble à Gollum, mais que, comme lui, elle était belle avant. Elle est par terre, je lui flatte les cheveux. Sous sa tête il y a un oreiller et elle est abriée de lourdes couvertures. Elle semble plonger dans le sommeil. Sa fille, maintenant une enfant de trois ans, fait pipi et caca dans sa culotte de pyjama. La mère me dit qu’elle n’a plus le contrôle, que quelqu’un d’autre agit à sa place. Je lui dis que c’est exactement comme Gollum avec l’anneau, mais qu’elle doit me promettre de ne plus empêcher sa fille de grandir et de faire ce qu’elle veut. Je ressens désormais beaucoup d’amour et de tendresse pour cette personne très laide qui s’endort dans mes bras.

(56)

Je m’auto-inflige un regard de fournaise. 

« Espèce d’incapable. Incapable. Incapable. Incapable. » 

Faire taire le tintamarre de l’inconscient. 

Une responsabilité immense nous échoit lorsque l’enfant vient au monde, aussi vaste, sinon davantage, que celle de notre propre vie. Lorsque nous parlons, lorsque nous agissons, tout s’imprime dans sa mémoire dans son être, sans discernement entre le bien et le mal. Tout cela est fort bien lorsque c’est soi qui parle, qui agit. Il en est autrement lorsque notre fragilité, nos blessures, s’approprient notre bouche et nos mains. Alors nous inoculons sans le vouloir le germe très ancien de notre maladie dans cet espace vierge, et il s’y développe à merveille, comme le chiendent dans la terre meuble. Nous savons, ou plutôt nous ressentons que c’est mal, mais notre amour est si intimement atteint que nous fermons les yeux et agissons de la seule manière qui nous soit connue, c’est-à-dire selon les lois cruelles de la défectuosité. Et lorsque nous entamons le long processus de la guérison, et que nos paupières se lèvent sur la catastrophe de notre propre enfance, nous sommes amenés à faire le dur constat du ravage causé à cet être par nous mis au monde. Nous nous interrogeons sur notre capacité à réparer, à nous amender, à rétablir ce qui aurait dû être le cours normal des choses, à faire rejaillir les sources tues. Dans quelle mesure pourra-t-il y avoir réfection ? Jusqu’où va l’irréversible ?

(57)

Rouler capot ouvert.

Je plonge la main dans la matière du souvenir et n’en puis tirer que cailloux et brindilles. Je n’ai même plus l’enfance qu’il faut pour m’en amuser. Mon enfance, cette chose qui me fuit par les yeux, par les bras, me laissant trouée comme une taupière.

Démolir une église de l’intérieur : un fatras de mains jointes, d’yeux révulsés dans l’attente, de cire refroidie en tout petits morceaux et de tuyaux d’orgue à jamais réduits au silence.

Qui parle de la beauté des abysses ne connaît pas celui-ci. 

Je monte la garde À la porte des rêves

(58)

Scène 1. X. et Y. se querellent. X. se vante de vivre une grande évolution spirituelle. Tu dis que tu le croiras quand tu le verras. Pan. Des hommes et des enfants tentent de te poignarder. Parmi eux, Z., qui porte un enfant en sang dans ses bras. Tu te réfugies dans ta chambre.

Scène 2. Tu as un bouton sur la fesse. Tu le presses. Une bulle se forme, puis un abcès énorme, en forme de bouche. Tu penses d’abord diriger le jet de pus sur X. et Y., mais A. te suggère plutôt d’aller le vider dans le bain, sur la paroi blanche, afin de voir s’imprimer les couleurs complémentaires.

Scène 3. Deux femmes dans la cinquantaine (une Arabe et une Blanche) discutent, assises sur le rebord de la baignoire. Tu leur demandes de lever les pieds afin qu’elles ne soient pas éclaboussées. Tu presses enfin l’abcès pour de bon. Sont expulsés de longs traits de pus mêlé de sang.

Scène 4. Tu retournes à l’endroit de la première scène. Les hommes et les enfants tentent une fois de plus de t’attaquer avec leurs couteaux. Tu réalises alors qu’il s’agit d’un rêve et tu te places en garde. Tu dis « non » très fort et désarmes un enfant ensanglanté. Tu le serres dans tes bras. Tu répètes le geste avec un homme et un autre enfant, qui cessent aussitôt d’être menaçants. Tu dis à l’enfant que les couteaux sont pour les adultes et qu’ils doivent servir uniquement à couper les légumes.

Tu te lèves à même la faim, des signes tatoués sur la gorge, avec une frayeur mécanique de ce qui vit sous le lit.

(59)

J’aurais dû y être, mais c’était troublant de m’y voir déjà. De toute manière, je n’aurais pas pu mieux faire que ce qui est moi. Je me retire dans l’obscurité de toutes les lumières. Tourné sur moi, le spectacle continue1. Absente de la scène, je signe le scénario et suis reconnaissable dans chaque personnage. « Vous savez quoi faire si le chapeau vous fait », crie l’handicapée moraliste au public agrafé à son siège. Personne ne baisse les yeux. Il s’agit d’un panama usé et vert. La femme l’approche de sa bouche et y croque à belles dents. La foule se disperse. L’handicapée se traîne sur les genoux en s’aidant de ses mains, puis sort côté jardin. Salle à manger avec lustre. Un couple attablé en silence. L’homme saupoudre la nappe de sel puis y trace des lignes avec ses doigts. La femme écrit une lettre en dévorant un poulet froid. Une lumière blanche les éclaire, douce d’abord, puis vite insupportable. Le couple disparaît dans la lumière, comme enseveli sous une dune de sel. Une ville flambe. L’air sent la fumée toxique. Des enfants jouent avec des figurines d’animaux, les mettent en cage, les nourrissent, les font se battre. Un tigre vivant traverse la scène. Les enfants montent sur son dos et foncent dans les coulisses. La lumière s’éteint, j’applaudis.

 Vaste vide, pendantes mamelles.

Tout devra pourtant s’achever un jour ou l’autre. Ce corps recouvert d’empreintes, dissout comme un cube de sucre dans la mert.

(60)

Une falaise d’où plongent les fous de Bassan. Des cheveux rendus cassants par le sel. L’enfance, laissée pour morte sur la plage.

Parler d’une ligne du temps, c’est penser en terme de translation, dans une praxis du crabe, ou du funambule. Or on ne peut aborder le sujet du temps en écartant la notion de métamorphose qui, elle, ne tient pas sur une seule ligne, mais sur une infinité de lignes qui se jettent les unes dans les autres comme les ruisseaux dans les rivières, dans les fleuves, dans les océans. Ou comme les lignes de la main.

 Il aurait fallu prévoir la saison

Enterrer des noix Couvrir le nu

Avant que la lumière Traversant la glace

Ne révèle les choses mortes La fonte du poêle

Me glace les doigts Autant que le givre Rampant sur la fenêtre

Le soir tombe comme un mouchoir La porte ouverte sur la forêt blanche Découpe en silhouette

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Ma peau craque comme une peinture ancienne J’attends l’ère des guêpes

On dit que la pression augmente à mesure que l’on nage vers les profondeurs, que certaines créatures des abysses exploseraient si on les ramenait à la surface et qu’inversement, nos poumons humains s’écraseraient sur eux-mêmes avant d’avoir touché le fond.

Un vieillard fabrique un paquebot en allumettes. Pendant son absence, un morceau de papier d’émeri emporté par un courant d’air frotte l’une des têtes soufrées et le bateau prend feu. À son retour, l’homme ne trouve que des cendres en lieu et place du navire. D’abattement, il s’écroule, raide mort. Sa famille l’ensevelit sous les feuilles au fond de la pinède, là-bas près du ruisseau.

 Besoin d’investiguer la plaie.

Colonies humaines venues jusqu’ici par la barque des siècles, je vous enserre dans un grand génocide d’amour, vos corps blanchis dans l’aveuglement du métal, en essaims autour de ce vide que j’habite comme une reine, comme un ventre.

(62)

Le mépris est une solution facile au dilemme que propose la solitude. Il transforme ton aura en lave, tes pensées en mitraillette.

(c’est ici que tu t’aperçois de l’omniprésence du mépris. le mépris de l’enfance, le mépris de la faiblesse, le mépris de l’intelligence, de la sensibilité, de la douleur. le mépris allonge ses doigts et trouve des failles où s’insérer, les élargissant au besoin par une remarque mesquine ou un regard en plongée. et sa victime préférée, c’est toi, oui, toi, toi qui méprises avec tant de ferveur et sans même y consentir : c’est de toi que je parle.)

 Ce furent les abeilles

Puis les grêlons Et on lâcha les chiens À la fin on ne savait plus Ne pouvait plus savoir Qui de la terre

Ou des hommes Était en jachère 

Comme ces graminées oscillant dans la grisaille urbaine, tu tires ta vie d’un carré de terreau, à la merci des jardiniers, des corbeaux et des mégots de cigarettes, loin du sol qui aurait dû te voir naître.

(63)

Rose tue ma mère Rose tue mon père

Éclosent les paliers dans mes yeux Il fut damné tant d’hirondelles Aux pointes des échafauds Pleure sur moi

Prends mon épaule

J’aurai toujours entre les doigts Un essaim de rêves brûlés

 Choses qui déçoivent :

Des enfants, laids comme leur mère. L’or des fous.

Un gâteau sans sucre. De la peau rêche.

Le dernier tour de manège. Un nœud coulant qui casse.

(64)

Ce matin, je me suis coupée. Une goutte de sang carmine, lumineuse, a rempli l’espace entre les chairs. Je l’ai léchée, pour le goût ferreux et la tiédeur. Il m’est alors venu à l’esprit d’entrer par cette faille. Mais comme elle était trop petite pour moi, j’ai dû écarter la peau avec mes doigts. Une autre goutte a jailli, plus vive, que j’ai essuyée du bout des lèvres.

Puis je l’ai fait.

J’ai mis mon pied dans la blessure.

(feuille volante insérée a posteriori : une prémonition ?)

J’avais noté les jours sur l’ardoise à l’aide d’une craie violette. À mesure qu’elle raccourcissait, j’entrevoyais impuissante la fin de notre histoire.

Un matin enfin, tu t’es défait de mon étreinte, m’envoyant valser à l’autre bout de la cuisine. Tu m’as tourné le dos dans un bruissement de semelles. Je n’ai pas tiré sur ta manche, je n’ai pas pleuré : j’ai seulement balbutié ton nom quand la porte a grincé sur ses gonds.

Les contours du réel m’apparaissaient avec lenteur. Je m’apercevais désormais de l’ampleur de ma bêtise. J’avais beau être désespérée, à l’extrême limite de mes nerfs, je n’allais tout de même pas me mettre à réciter des prières : je cassai donc morceau par morceau notre service de porcelaine. Puis je me mis à ramper parmi les éclats. Sur les murs, j’écrivais avec mon sang des fables absurdes qui parlaient de loups et de princesses. Je m’enfonçais grain à grain sur le territoire de la folie. Le monde m’apparaissait en facettes lumineuses, comme à travers un diamant. L’angoisse se jetait sur moi par rafales.

(65)

Face au néant tout pont est vain.

Je n’aime pas le mot « jouissance ». Il m’apparaît si loin de l’état de grâce qu’il décrit que le simple fait de le lire, de l’écrire ou d’y penser me coupe d’emblée de toute pensée érotique. Je crois que cela vient du fait qu’un jour, j’ai connu un professeur, une Allemande sinistre assez âgée qui se plaisait aux analyses freudo-littéraires. Elle utilisait fréquemment le mot « jouissance », en insistait sur le double « s » du bout de la langue, avec un plaisir manifeste. Mon esprit s’obstinait alors à fabriquer des images dégoûtantes mettant en scène l’intellectuelle teutonne dans son plus simple appareil. Une bouchée de savon.

 Choses que je cherche souvent :

Mes gants. Mon calme.

Un synonyme : le mot qui s’emboîte parfaitement dans l’idée. Un leitmotiv : l’idée qui s’emboîte parfaitement dans les mots. Un regard.

Une clé.

L’entrée, la sortie.

Le détail d’un rêve ou d’un souvenir.

Le livre qui s’inscrit dans la trame de ma vie. 

(66)

Briller, briller, toujours. Dans ce fantasme, je ne fais que briller. Pas un instant je crois que je pourrais ennuyer, être ignorée. Ici, tous les regards sont tournés vers moi et je suis admirée et enviée également de tous.

 Quand j’ouvre la gorge, je vois la Chine.

Succession de départs matinaux. Tu te lèves, nu et odorant. Procèdes aux ablutions. Bois un café, par moi préparé. Ouvres et refermes la porte. Tu m’embrasses, je sens un malaise dans ton sourire, la peur que je te poursuive, peut-être, que je te tentaculise jusque dans tes aires. D’ores et déjà, je sais que rien en moi ne te retiendra. Que ces missives envoyées en rempart contre la solitude demeureront sans réponse, que ta silhouette rapetissera dans le rétroviseur jusqu’à disparaître. Une chanson ramènera peut-être son ombre avec un léger élancement au niveau de la poitrine, comme ces blessures anciennes qui bourdonnent par temps humide et nous rappellent que jamais plus nous ne serons intacts, que l’époque de la gentille illusion est révolue. C’est sous la forme d’un autre que je te retrouverai, inchangé dans l’air qui remue, avant de m’endormir dans le périmètre somnifère de ton aisselle, avant de m’éveiller dans le lit défait, ce lieu percé d’où tu fuis, invariablement, d’abord vers la douche, puis vers la cuisine, puis par la porte et dans la rue, dans un scénario bien orchestré, en un seul plan-séquence.

 Croquer avec appétit un fruit mangé par les vers.

(67)

Je gis yeux ouverts, luttant contre un sommeil d’urgence, tandis qu’en moi sonnent les marteaux d’une nouvelle mort.

Je loue une chambre dans un motel, adjacente à celle d’une princesse. Les fenêtres donnent sur un petit lac d’eau noire. La princesse a déjà joué dans un film où elle apparaissait nue. L’affiche de ce film est composée de ses jambes et de son sexe rasé, ainsi que de ses fesses qui se trouvent du même côté, surmontées directement de sa tête, sans tronc.

Il y a quelque chose d’effrayant au décompte. Une frénésie du manque, une course à l’aveuglement. Chassé-croisé de membres, éraflures diverses au cœur et à l’âme, photocopies du vide sur fond de draps froissés. Mon corps porte les tristes marques d’une fête sans fin ni commencement.

L’expression « se faire quelqu’un » ne peut s’employer qu’en parlant d’une tierce personne. En effet, on ne peut pas dire « J’aimerais me te faire ». À la limite, on pourrait souhaiter « se faire toi », mais le sens ne serait plus du tout le même. Quoique.

Ne fais pas de compromis sur ta vérité intérieure. Ces plaisirs-là sont trop chèrement payés. 

(68)

Un corps hypothermique s’accommode bien du froid tant qu’il n’entre pas en contact avec une source de chaleur. Mais si par malheur cette chaleur le touche puis le quitte, rien ne l’attend plus que craquellements, fissures et pétrification.

Une femme traîne son corps jusqu’à la gare. Ses dentelles l’irritent. Elle a les cils englués de noir, la bouche râpeuse. Derrière elle, ses traces dans la neige, piqûres laissées par ses talons dans le grand bras de la rue. Appuyé sur la pierre sale, un homme la regarde. Sur un tas de journaux, une vieille estropiée marmonne en tendant sa main au-dessus du bitume. La femme tire sur sa jupe et s’enfonce dans la bouche du métro, loin dans les entrailles de la terre.

 Cœur volage grille sur la lampe du désir.

Attacher à des ficelles quelques figurines au visage délavé. Les trainer dans ces sentiers qui mènent à ta chambre. Tu as beau siffler à t’en engorger le cou, la musique ne vient plus.

(69)

Collision des corps. Ne prête pas le flanc à ce qui peut réduire tes organes en purée.

(Trois saisons ont passé, et les tumeurs qui te mangent sont toujours aussi coriaces. il semble en effet que l’apprentissage, cette caractéristique commune à l’ensemble du règne animal, ne te concerne pas : comme ces batraciens qui, plongés dans une eau devenant graduellement bouillante, supportent des températures extrêmes, tu te dis que la douleur n’est pas encore assez aiguë pour sortir de la casserole. il te serait sans doute bénéfique de ne pas sous-estimer la létalité des fluides.)

La force des vœux ne fait-elle pas partie des lois qui régissent les champs magnétiques ? 

C’est l’histoire d’un prêtre et d’une nonne amoureux fous écoutant ensemble Chopin et Satie, puis se retrouvant le soir dans les jardins, parmi les chardonnerets endormis, pour s’embrasser avec violence. Chaque fois ils se regardent, transis, pétrifiés de désir, avant de se dévorer les lèvres et la langue. La lune découpe la statue de Saint-Joseph sur l’écran du feuillage et les yeux de plâtre du Saint-Père les saisissent dans l’angoisse et la culpabilité. Aussitôt, ils se dressent sur leurs jambes, puis s’enfuient comme des lemmings vers les dortoirs, en se signant.

Il s’enfonçait en secret dans l’obscurité où commencent et s’achèvent les forêts. 

(70)

Dire « je t’aime » : plonger d’un édifice en flammes. Trop attendre ne laisse pas de seconde chance, mais la survie n’est dans aucun cas garantie.

Tu t’es sentie si délaissée. Ces réponses qui tardaient à venir dans la vivacité du présent, ces regards à la fois lointains et inquiets, toujours penchés sur quelque tâche, cet esprit non vacant. Ces yeux qui soudain se souviennent que tu existes et qui tentent de rattraper le temps perdu, encensant ta personnalité pour te transmettre le seul amour qui soit possible, l’amour connu. Le temps opportun n’est jamais advenu et tu as passé ta vie à attendre l’heure adéquate, l’heure de liberté, l’heure d’amour, perdue dans un champ de chiendent et de piquants à regarder le soleil se lever, crasseux. Tous assoiffés d’amour, pourtant, tous désirant du mieux qu’ils pouvaient un objet perdu puisqu’inexistant.

La quadrature de l’amour : placer sa fragilité dans le collimateur de la fragilité de celui qui a le doigt sur la gâchette et être incapable de bouger avant d’avoir entendu « clic » ou « pow ».

Passer devant le miroir et être chaque fois surprise (et déçue) d’y croiser le même reflet. 

(71)

Je ne ferai jamais partie des beaux, de ceux qui foudroient par la perfection de leurs traits, ceux de qui l’on voit, brouillé, le reflet dans le potage. Je ne serai jamais une grâce, une divinité, de celles qu’on élève en statue et pour qui l’on compose des odes. Mon visage ambigu demandera toujours un instant de réflexion : beau ou laid ? J’aurai toujours peur de mon reflet les mauvais jours. Je ne serai jamais, au mieux, qu’une curiosité esthétique, au pire, un objet de répulsion. Apprendre à vivre avec son propre corps est un perpétuel renoncement. Beaux et laids seront de toute façon appelés à se réunir, d’abord dans les plis, puis dans la putréfaction et l’anonymat de la poussière. Quelqu’un fut-il déjà complimenté sur la blancheur de ses os ?

De grands corps de pierres s’effritent dans la blancheur du matin. 

Foncer dans un décor sans étoiles, avec la sensation de dégringoler du haut du sol. 

Surtout, ne néglige pas d’honorer la neige. 

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