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L’idée de multitude, lorsqu’il est question de Canetti, doit forcément inclure celle de la métamorphose. Primordiale pour l’auteur, qui la place en absolue nécessité, elle serait

[…] la tâche proprement dite des poètes. Grâce à un don qui était général et qui est maintenant condamné à l’atrophie, et qu’il leur faudrait conserver par tous les moyens, ils devraient maintenir ouverts les accès entre les êtres. Ils devraient pouvoir devenir n’importe qui, le plus infime, le plus naïf, le plus impuissant même. Leur envie d’expérience d’autrui, depuis le dedans, ne devrait jamais être déterminée par les buts dont consiste la vie normale […]. Par la métamorphose seulement […], on parviendrait à sentir ce qu’un être est derrière ses mots ; on ne pourrait saisir autrement la consistance réelle de ce qu’il y a là de vivant97.

Si la métamorphose est présente de façon thématique dans chacune de ses œuvres, ne serait-ce que par l’abondance des personnages qu’on y trouve (il n’y a qu’à penser à la galerie de cinquante portraits, brossés par l’écrivain dans Le témoin auriculaire pour s’en convaincre), elle se manifeste de façon plus formelle dans les Réflexions. En effet, la multiplicité des points de vue adoptée dans les Aufzeichnungen, le « chaos de contraires

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Sophie Rabau, « Entre bris et relique : pour une poétique de la mise en fragment du texte continu ou de la fragmentation selon Marguerite Yourcenar », dans Ricard Ripoll (dir.), L’écriture fragmentaire : théories et

antagonistes98 » qui y règne, est le reflet le plus évocateur de la capacité de métamorphose de Canetti. Qu’il porte en lui une légion de perceptions divergentes et la note dans « [u]n journal transformable, toujours le même99 » relève bien sûr de l’exploit, mais ce qui étonne le plus, là où il pousse la métamorphose à son degré suprême, c’est en devenant lui-même ce chaos dans le but de le comprendre, de le dépasser et de le terrasser : « S’il veut avoir quelque chose à dire sur ce monde, qui ait quelque valeur, il ne peut pas l’écarter et l’éviter. […] Mais il n’a pas le droit de succomber au chaos ; il doit, précisément par l’expérience qu’il en a, le contester et lui opposer l’impétuosité de son espoir100. »

La métamorphose, donc, cette forme de compassion radicale et exigeante, permet non seulement d’acquérir une connaissance de l’intérieur en devenant son objet d’observation, mais participe aussi à la survie, tant celle de l’écrivain que de l’être qu’il choisit d’incarner, pour « sauver le sens101 » des choses et s’éviter la sclérose du point de vue unique Ŕ celui du tyran : « L’immersion contemplative dans les objets va ensemble avec leur construction réflexive. Par là s’accomplit leur sauvetage, la connaissance des phénomènes singuliers de vérité102. » Là où les détenteurs du pouvoir visent à priver les hommes de leur capacité à se métamorphoser en diluant l’individu dans la masse, éliminant du coup toute possibilité de connaissance de l’unique autrement que par l’appropriation brutale de l’autre, la métamorphose ouvre une voie nouvelle. Comme le fait remarquer Youssef Ishaghpour à très juste titre, chez Canetti, « [l]e particulier, dans sa particularité et son unicité, son altérité, son existence concrète devient le but de la connaissance. Ce nominalisme respecte la vie, la dignité du phénomène103 ». En se saisissant de l’autre grâce à la métamorphose, il devient donc possible de s’approprier la vie qui l’anime sans lui causer le moindre préjudice. Ainsi, la survie ne se réalise plus aux dépens d’autrui, car, si devenir un survivant dans une situation de pouvoir implique forcément de tuer ses compétiteurs ou d’être épargné par la maladie qui emporte ses contemporains, la métamorphose n’agit pas de façon privative. Elle permet au contraire la préservation et la

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Ibid., p. 328.

compréhension totale de l’objet en évitant de le placer en relation forcée avec ce qui lui est étranger, se distinguant ainsi du mimétisme et de la comparaison qui impliquent nécessairement un biais, un regard intermédiaire.

Réalité expérientielle, la métamorphose canettienne s’éloigne d’une imitation utilitaire visant une représentation réaliste du monde en s’approchant plutôt d’un savoir mystique, chamanique, tel que décrit dans Masse et puissance104. Dans son chapitre sur le sujet, Canetti explique l’importance ancestrale de la métamorphose, non seulement pour favoriser la chasse en ressentant, par exemple, la « sensation aux pieds105 » qui annonce l’arrivée des antilopes, mais également dans les rituels guerriers et dans le maintien du tissu social. Selon lui, cette faculté que « chacun […] possède, […] utilise, […] trouve toute naturelle106 », a été réprimée, voire interdite par les instances de pouvoir, étant donné la puissance qu’elle offre à celui qui la met en œuvre. Il serait donc de la responsabilité du poète de se réapproprier le don universel de métamorphose, afin de participer à la bonne marche du monde et, surtout, à sa survie : « La vie multiforme qui passe en lui, qui demeure sensoriellement distincte dans chacune de ses formes de manifestation, ne se réduit pas chez lui en un simple concept ; mais elle lui donne la force de s’opposer à la mort, et devient, par là, quelque chose de général107. »

« Personne ne connaît le cœur secret de l’horloge

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»

Le souci extrême de la préservation du flux vital, reconnaissable dans l’ensemble de l’œuvre de Canetti démontre bien l’importance accordée par l’auteur au métier du poète et comment, pour lui, ce métier est porteur d’une responsabilité immanente. En effet, « [s]i, par des mots, on peut provoquer tant de choses, pourquoi ne pourrait-on pas les empêcher

par des mots ? Il n’est pas surprenant que quelqu’un qui, plus que les autres, commerce avec les mots, plus que d’autres aussi espère en leur effet109. »

Le poids de cette responsabilité presque messianique Ŕ celle d’atteindre une forme si raffinée de compassion qu’elle désamorcerait le processus de destruction de l’homme par lui-même et déjouerait la mort Ŕ, il le mesure au quotidien, notamment à travers l’écriture des Réflexions :

Ce sentiment indéfectible d’être appelé à durer, qu’aucune mort, aucun désespoir, aucune passion pour d’autres, meilleurs que moi (Kafka, Walser), ne réussit à amoindrir : je n’ai aucun pouvoir sur lui. Je ne peux que le constater de mauvaise grâce. Mais il est vrai que je ne suis moi-même qu’ici, à ma table, devant les feuillages de ces arbres dont le mouvement m’émeut depuis vingt ans, ce n’est qu’ici que ce sentiment, que ma terrible et merveilleuse assurance reste intacte, et peut-être m’est-elle nécessaire pour ne pas déposer les armes devant la mort110.

L’impression d’être élu en quelque sorte, d’être celui qui résoudra l’aporie de l’immortalité, le pousse à bâtir une œuvre-arche en mesure de traverser le temps, préservant les êtres Ŕ et lui-même Ŕ par le truchement de la mémoire. En écrivant son autobiographie, l’auteur préserve non seulement les faits, les événements et les personnes significatives qui ont traversé son existence, mais il donne à cette Histoire d’une vie le ton et la teneur nécessaires à conserver une image de soi assez édifiante pour impressionner les lecteurs des siècles à venir (qui n’auront vraisemblablement accès qu’à cette version de l’histoire). Ce travail de réminiscence est mené de front avec un considérable effort quotidien de consignation des mouvements de l’esprit : l’écriture des Réflexions contenues dans Le Cœur

secret de l’horloge. Ainsi, à mesure que sont reconstituées les scènes du passé, les

secousses du présent sont sismographiées et archivées au fil des jours. Ces écrits denses, d’abord considérés comme de simples vide-têtes par Canetti, finiront par s’inscrire définitivement dans la démarche de préservation de l’auteur. Ils deviendront par le fait même une banque importante de citations réutilisables par autrui, de morceaux de soi prêts à reprendre vie par les mots de celui qui les choisira et qui, peut-être, participera à la perpétuation de la pensée canettienne. Ici, l’utilisation de la forme discontinue permet non

seulement à une forme de vie fulgurante de traverser le temps sans se figer, mais facilite également le dialogue et l’intertextualité. Visiblement conscient de l’effet de sa stratégie de postérité littéraire, Canetti met en scène son propre jardin de ruines, choisissant de son vivant ce qui restera de lui s’il perd son combat contre la mort Ŕ et il le perdra, en 1981. Il aura néanmoins réussi, dans son acharnement, à élever un vaste monument à la gloire du vivant et à « [d]isparaître, mais pas tout à fait, de manière qu’on le sache111 ».

III

Postface