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C’est cependant le 15 juillet 1927 que l’histoire entraîne le jeune Canetti sur la voie de l’écriture de manière définitive. Ce jour-là, à Vienne, une émeute fait rage, provoquant l’incendie du Palais de justice. Sur la place publique, on brûle des livres, image qui reviendra à plusieurs reprises dans l’œuvre de Canetti. Cette scène marque chez lui le début d’une profonde réflexion sur la psychologie des masses et sur les rapports de pouvoir, réflexion qui le préoccupera particulièrement durant les vingt années consacrées à l’écriture de son opus major, Masse et puissance.

Paru en 1960, cet ovni du monde des sciences humaines suscite de nombreuses réactions. Si tous s’accordent généralement sur la virtuosité de la réflexion et l’impressionnante pluridisciplinarité dont Canetti fait montre Ŕ ce décloisonnement des zones d’étude n’étant d’ailleurs pas sans rappeler la position de son « grand ennemi », Nietzsche, sur la spécialisation du travail Ŕ, ainsi que sur l’indéniable qualité littéraire de l’ouvrage, certains lecteurs critiquent son aspect hermétique, non pas dans le sens d’indéchiffrable, mais plutôt dans celui de clos sur lui-même. En effet, l’auteur de Masse et

puissance y fait volontairement abstraction d’à peu près toute la littérature existante,

donnant naissance à un ouvrage à la bibliographie incomplète et aux références pratiquement absentes, comme émergeant de nulle part. Selon Françoise Kenk, cette façon de faire permet à l’auteur d’aller jusqu’au bout dans sa critique du pouvoir en place et des institutions le représentant : « l’entreprise de Canetti se révèle une lutte contre le pouvoir. On peut le définir comme le pouvoir de la science existante6. »

Sur le caractère inhabituel de sa démarche, Canetti s’explique : « Toute ma vie n’est qu’une tentative désespérée d’abolir la fragmentation du travail, et de penser moi-même à tout, de façon à ce que tout soit rassemblé dans une seule tête et ainsi redevienne un. 7 » Comment alors justifier, avec une telle vision fédératrice de la pensée, l’importance qu’a prise dans son œuvre l’écriture des « réflexions », ces courts textes en apparence indépendants les uns des autres ? Une partie de la réponse se retrouve dans la préface du

Territoire de l’homme : « On ne doit pas regretter la perte d’une unité apparente dans un

ouvrage de cet ordre : l’unité profonde d’une vie étant toujours insaisissable, c’est souvent lorsqu’elle semble le plus se cacher qu’elle est, en fait, le plus efficace.8 »

La manière par laquelle Canetti arrive à ce type d’écriture disparate mérite d’être soulignée. En effet, afin de ne pas se laisser distraire pendant les vingt années où l’accapare la préparation de Masse et puissance, Canetti s’interdit toute autre forme de production littéraire. L’écriture des Aufzeichnungen devient alors l’unique échappatoire possible :

La concentration de ma pensée sur un unique ouvrage […] et l’interdit dont j’avais frappé toute autre sorte de travail, de littérature pure avant tout, engendrèrent une pression qui prit avec le temps des proportions périlleuses. Il était indispensable de lui opposer un barrage, et c’est dans la rédaction de ces notes que je le trouvai au début de 1942. Leur liberté et leur spontanéité […] m’ont sauvé d’un engourdissement fatal9.

Ces Aufzeichnungen (terme généralement traduit par « réflexions », mais pouvant signifier « notes », « enregistrements » ou encore « archives ») sont donc conservées par Canetti pendant plusieurs années, sans objectif de publication. Elles paraîtront plus tard, après

Masse et puissance, d’abord sous le titre de Aufzeichnungen (en deux volumes : 1942-1948

et 1949-1970), puis réunies sous la bannière du Territoire de l’homme en 1973. Si les spécialistes de l’œuvre de Canetti ne s’entendent pas tous sur la question du genre des

Aufzeichnungen (sinon sur le flou entourant cette dénomination), il est possible d’en parler

comme d’un recueil d’aphorismes, de sentences à portée réflexive, d’essais miniatures, d’esquisses ou de mise en fiction de la pensée par de courtes utopies permettant d’imaginer « une comète que l’on chargerait de toute la peur de la terre et que l’on enverrait, ainsi

chargée, dans le désert du cosmos10 » ou encore « [u]n pays où la langue change tous les dix ans11 ». Selon Éric Leroy du Cardonnoy, qui s’appuie notamment sur les études de Thomas Lappe et de Herbert H. Göpfert, les Réflexions seraient même « la contribution d’Elias Canetti à la poésie12 » en raison de l’attention particulière qu’il porte aux mots et au rythme. Dans ce travail, il sera question de « réflexions », puisqu’il s’agit du terme généralement choisi par les traducteurs, et de « fragments », selon les enjeux mis en lumière par Françoise Susini-Anastopoulos dans L’écriture fragmentaire : Définitions et

enjeux, où elle « s’intéresse à tous les aspects susceptibles de faire ressortir la difficulté

d’une définition unifiée du fragment13 ». Genre « éminemment critique, protestataire et contestataire14 », le fragment se définit le plus souvent par la négative : d’abord considéré en tant que texte incomplet ou inachevé (par dépit ou par la force des choses), il est maintenant admis qu’il « existe des œuvres volontairement fragmentaires, écrites de manière morcelée, qui ne visent ni la totalité, ni la complétude. En ce sens, le fragment [devient] un genre littéraire spécifique15 » frayant souvent Ŕ mais pas toujours Ŕ avec l’aphorisme.

Quelques années plus tard, en 1968, Canetti publie Les voix de Marrakech, un carnet de voyage rédigé en 1953, c’est-à-dire parallèlement à l’écriture du Territoire de

l’homme et de Masse et puissance. À ce sujet, Éric Leroy du Cardonnoy avance que « [s]i

l’on utilisait une métaphore biologique pour qualifier les rapports entre Masse et puissance et Le Territoire de l’homme, puis entre ce dernier et Les Voix de Marrakech on pourrait dire que les œuvres citées en second lieu sont en quelque sorte des excroissances des premières16 ». Quoi qu’il en soit, après la publication de son œuvre maîtresse, Canetti semble avoir pris goût à cette forme singulière d’écriture et continue d’accumuler les cahiers, y jetant ses réflexions journalières sur le monde qui l’entoure.

10

Ibid., p. 1099.

11 E. Canetti, Le Cœur secret de l’horloge, op. cit., p. 1330. 12

Éric Leroy du Cardonnoy, Les « Réflexions » d’Elias Canetti : Une esthétique de la discontinuité, Bern, Peter Lang, 1997, p. 11.

Cet exercice quotidien constituera avec le temps la matière de trois nouveaux recueils d’Aufzeichnungen : Le Cœur secret de l’horloge, Le Collier de mouches et les

Notes de Hampstead. Ces quatre volumes sont constitués plus ou moins de la même

manière, à la différence que les réflexions contenues dans Le Territoire de l’homme, Le

Cœur secret de l’horloge et les Notes de Hampstead sont classées par année d’écriture,

tandis que dans Le Collier de mouches, les textes sont rassemblés en parties numérotées par des chiffres romains. Dans tous les cas cependant, l’auteur admet avoir fait un choix parmi l’ensemble des textes écrits. Il écrira également plusieurs essais portant sur la littérature et le métier d’écrivain Ŕ ou Dichter, mot difficilement traduisible dont le sens se rapproche sensiblement de celui de « poète » Ŕ qui seront rassemblés dans La conscience des mots en 1975.

C’est au début des années 1970 qu’il amorce la gigantesque entreprise mnésique qui l’occupera jusqu’à sa mort, à savoir l’écriture de son Histoire d’une vie, une vaste autobiographie en trois tomes (La Langue sauvée, Le Flambeau dans l’oreille et Jeux de

regards auxquels s’est rajoutée une partie publiée de façon posthume, Les années anglaises). Autoportrait détaillé, parcours d’un intellectuel européen poussé à l’exil par la

guerre, récit de rencontres décisives et influentes sur la vie de l’homme et de l’auteur, l’Histoire d’une vie constitue une chronique s’inscrivant dans la trame de ce XXe siècle dont Canetti ne peut se dissocier et qu’il veut « prendre […] à la gorge17 ».

Le Cœur secret de l’horloge, le second recueil d’Aufzeichnungen de Canetti, a été

écrit durant cet exigeant travail de réminiscence et en porte la marque, probablement davantage que les autres recueils du même genre. Ainsi, alors que l’Histoire d’une vie rapporte faits, événements, décors et personnages ayant marqué l’existence de Canetti, les réflexions du Cœur secret de l’horloge s’apparentent plutôt à une « mise en mémoire » de l’activité intellectuelle et de la vie intérieure de l’auteur durant cette période d’écriture. Elles révèlent Ŕ comme le laisse deviner le titre de l’ouvrage Ŕ les engrenages et mécanismes cachés de celui qui cherche à remonter le temps pour le maîtriser et ainsi échapper à l’inévitable, à savoir l’oubli et la mort. Je propose donc une trajectoire Ŕ qui ne

plurivocité et de morcellement des lieux Ŕ parmi les rouages qui constituent ce « cœur secret », à la fois régi par les lois du temps et préservé des effets létaux de son passage.