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Continu et discontinu : la fulgurance comme « cœur secret » du système

Ces dernières considérations m’amènent à élaborer sur les mécanismes opposant le continu et le discontinu dans l’écriture de Canetti. Cette étape fondamentale vise à la fois à planter les balises d’une esthétique du fragmentaire observable dans Le Cœur secret de

l’horloge, esthétique qui se place à la fois contre et en complémentarité avec une pensée

systémique décelable entre autres dans son autobiographie, mais aussi dans la construction de l’ensemble de son œuvre (et que je ne pourrai étudier sans me placer les pieds au cœur de la contradiction canettienne), et à situer ces deux stratégies (le continu et le discontinu) dans l’œuvre et la démarche de l’écrivain. Par système, j’entends un « ensemble organisé d’éléments intellectuels32 », ou encore un « ensemble d’idées, logiquement solidaires, considérées dans leurs relations33 », mode de pensée par excellence s’il en est, en vogue depuis Descartes et au-delà.

Si la question de la mémoire paraît ici s’effacer au profit de considérations formelles, ce n’est qu’apparence puisque, à travers l’étude du continu et du discontinu, se manifeste en filigrane une autre façon d’aborder le phénomène mnésique, c’est-à-dire par son mouvement. Ainsi, le fil de la mémoire s’étire, défile ou se casse suivant la « solidité » et la précision du souvenir, qui peut se dérouler longuement en un flux de détails ou apparaître par à-coups sous la forme d’impressions fugitives ou de violents rappels

détachés de leur contexte. J’y reviendrai dès que seront jetées les nécessaires bases théoriques qui suivent.

Selon Françoise Susini-Anastopoulos, lorsqu’il est question d’écriture fragmentaire, « [l]a connotation laudative attachée traditionnellement par la philosophie au système en tant que garantie d’organisation rigoureuse et méthodique de la pensée, s’efface alors devant les imports négatifs. Le système, ensemble d’idées considérées davantage dans leur cohérence logique que dans leur vérité, est opposé à la spontanéité, à l’expérience, voire à la théorie elle-même34 ». Or chez Canetti, ce « rejet du système » n’apparaît pas de manière si radicale, car l’enchevêtrement de contradictions esthétiques et idéologiques a tendance à faire trame dans l’œuvre entière. Ainsi, si Canetti affirme dans Le Territoire de l’homme (en 1945, parmi d’autres réflexions sur la guerre et ses ravages) qu’il « ne trouve plus aucun attrait au chaos », qu’il souhaite « mettre en ordre, en forme, et ne [se] perdre plus en rien 35», cela ne l’empêche pas plus tard d’affirmer que « [t]ant qu’il n’aligne pas des phrases, il croit écrire la vérité 36» et que « [c]es déchirements [le] gardent entier. Sans eux, [il] serai[t] mutilé 37». Cette contradiction apparaît non seulement dans le choix du genre Ŕ la « brique » romanesque et l’autobiographie en quatre tomes d’un côté, les Réflexions et les courts portraits du Témoin auriculaire de l’autre, pour ne nommer qu’eux Ŕ, mais également dans la manière dont se construit l’œuvre de Canetti, c’est- à-dire de façon disparate en surface, mais extrêmement cohérente, comme le souligne Agard en parlant de l’autobiographie :

Écrire sur soi, c’est pour Canetti Ŕ dans le même mouvement Ŕ retracer la genèse de l’œuvre, et donc en offrir un commentaire optimal. Et en apparence, l’autobiographie donne en effet de nombreuses clés pour la lecture de l’œuvre, à tel point qu’il est de plus en plus difficile pour la critique, après la parution de l’autobiographie de ne pas tomber dans le piège de la circularité (lire Canetti à la lumière de Canetti). L’œuvre apparaît comme parfaitement cohérente et semble se déployer selon une téléologie immanente38.

J’aurai l’occasion de revenir plus en détail sur l’aspect construit de l’œuvre et de l’identité de l’écrivain, mais avant cela, je désire m’arrêter quelque peu sur la fonction des

Réflexions dans le « système canettien ». Comme je l’ai déjà mentionné, Le Territoire de l’homme et Masse et puissance ont été écrits en parallèle, de la même manière que Le Cœur secret de l’horloge et les premiers tomes de l’Histoire d’une vie ont vu le jour de façon

concomitante et, aux dires de l’auteur, cette écriture double est née d’une urgence, d’une menace d’ « engourdissement fatal39 ». Il semble que nous ayons affaire à un écrivain constamment tiraillé entre la nécessité d’un système ordonné et celle de son éclatement, comme si choisir l’un ou l’autre de manière exclusive constituait une menace à son intégrité et que la seule manière qu’il avait trouvée de continuer de prendre de l’expansion sans tomber dans la folie ou la nécrose avait été de marcher sur le fil suspendu entre l’uniforme et le chaos et ainsi d’assurer le passage entre deux univers en apparence irréconciliables.

Souvent qualifié d’« intempestif » et d’« inhospitalier » par l’auteur de fragments, le système « se situe en porte-à-faux par rapport au « temps » de la pensée 40». La pensée, pour lui, serait donc naturellement discontinue et spontanée, tandis que, pour reprendre les mots de Valéry, « [t]oute réflexion profonde est forcée41 ». L’extrême concision permettrait donc de s’éloigner de l’artifice et de rester au plus près de l’étincelle d’origine, celle qui, une fois décrite et analysée sous toutes ses coutures dans un traité ou une somme philosophique, s’en retrouverait pour ainsi dire diluée dans le verbe. Ce souci de ne pas « tuer » la pensée par une forme de dissection in vivo Ŕ soulignons à cet égard la parenté de l’auteur de fragments et du militant pour les droits des animaux dans leur exigence d’un produit certifié « sans cruauté » Ŕ se manifeste par une économie de mots consciente des dimensions intraduisibles de la pensée. L’écriture du fragment devient alors une option tolérable, un pis-aller pour qui souhaite sortir de soi une idée sans la gâter. Le fragment serait donc à la fois désir d’extériorisation et contention, besoin de communiquer et conscience de l’impossibilité inhérente à l’incommunicable.

Or ce souci d’exactitude et de non-dénaturation s’inscrit logiquement dans une démarche de mise en mémoire, si on l’observe à la lumière d’une vision platonicienne de la mémoire, c’est-à-dire selon la métaphore du sceau et du bloc de cire, où non seulement la pureté et la malléabilité de la cire comptent dans l’obtention d’une empreinte exacte et durable, mais également la manière avec laquelle le sceau est tenu par celui qui effectue le mouvement de marquage42. L’aspect intuitif de la pensée invoqué par les partisans de l’écriture fragmentaire n’est d’ailleurs pas sans rappeler la précision et l’irrévocabilité du souvenir surgissant tel que le conçoit Bergson : « Le souvenir spontané est tout de suite parfait ; le temps ne pourra rien ajouter à son image sans le dénaturer ; il conservera pour la mémoire sa place et sa date43. »

Ceci dit, il n’est pas clair ni pour Bergson ni pour Canetti que la nécessité (et l’existence même) d’une affection spontanée, qu’elle soit d’ordre mnésique ou intellectuel, se place hiérarchiquement « au-dessus » d’une profonde réflexion et d’un effort de rappel ou de construction, quoi que puissent en dire les inconditionnels du fragment (dont l’animosité pour le système ressemble d’ailleurs parfois à une justification déguisée en certitude). Il semblerait plutôt que ces deux versants de la pensée Ŕ et de la mémoire, Bergson soulignant d’ailleurs l’étroite parenté de l’intellection et de l’acte mnésique Ŕ soient complémentaires, puisqu’ils permettent une traversée des plans de conscience44, traversée où participent à la fois « la part d’automatisme, de rappel mécanique, et celle de réflexion, de reconstitution intelligente, intimement mêlées dans l’expérience ordinaire 45». Ainsi, pour pallier les risques de figement résultant de l’utilisation d’un mode de pensée systémique et de l’exigence du travail de réminiscence, Canetti utilise un genre qui, peut-être, évite la « réflexion profonde », mais conserve en lui toute la vitalité et le dynamisme d’une pensée qui se renouvelle sans cesse, se traduisant spontanément dans un langage à la fois dense et économe. Conséquemment, continu et discontinu se côtoient dans la même œuvre, entretenant une vie intellectuelle non seulement consciente de ses contradictions, mais encourageant ces contradictions à fleurir, afin de couvrir les régions les

plus vastes possible de l’expérience humaine, de « [r]aisonner à partir de mille points, non d’un seul46 ». Cela ne l’empêche pas de se questionner sur la pertinence de cette « méthode » : « Des choses qu’on a pensées à la hâte et dites à la légère sans plus jamais y revenir : a-t-on le droit de les placer à côté de considérations mûries et pesées pendant des dizaines d’années ? » Ce sur quoi il tranche, en quelque sorte, lorsqu’il affirme ceci : « Tant de choses, tant de choses, et tout ça veut exister. Étrange, la place que les choses réussissent à se faire : tant d’interpénétrations sans que rien ne perde de sa consistance47. »