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Chacune des œuvres de Canetti contribue à sa manière à la préservation d’une certaine « vérité » de l’auteur, mais la dynamique d’autoconservation proposée par les

Réflexions y est amenée à un niveau supérieur. Si les thèmes de la mémoire et de la mort

deviennent récurrents dans le Cœur secret de l’horloge, c’est que « le temps du monde apparaît de plus en plus compté, comme menacé de syncope, d’arrêt. […] À mesure que les

années augmentent […], l’âge produit un retour à l’intérieur, à des réflexions sur le passé et le souvenir56 ». Mais au-delà de ces considérations thématiques, la poétique de l’œuvre est en elle-même révélatrice d’une démarche qui dépasse les apparences et s’inscrit dans sa génétique. La discontinuité s’observe ici en tant que « structure significative et non comme expression immédiate d’une quelconque « spontanéité de l’Être » 57». La forme fragmentaire chez Canetti, adoptée au départ dans une visée purement thérapeutique, revêt dans Le Cœur secret de l’horloge les attributs d’une forme à dessein, d’abord, comme nous l’avons vu, parce que les fragments, « dans leur discontinu même, sont à la fois des éclats du temps et des premières pensées58 », puis parce que cette forme contribue à minimiser les effets délétères du temps par une double stratégie de « mise en ruines » et de mise en scène. À de nombreuses reprises dans l’œuvre et dans des entretiens, Canetti exprime son « sentiment indéfectible d’être appelé à durer ». Se comparant à Stendhal, qui « se contentait, sans en faire un drame, d’écrire pour quelques uns » tout en étant « absolument sûr qu’il aurait beaucoup de lecteurs dans cent ans59 », il voit dans l’immortalité littéraire un moyen honorable de survivre, et ce, sans avoir à tuer ou à tolérer la mort d’autrui. Le véritable enjeu pour l’écrivain se jouera de façon posthume, alors que « l’œuvre […] se mesurera à l’œuvre60 » dans un combat pour la postérité dont les lecteurs seront les seuls juges de ce qui traversera le temps. « Mais il faut que cette œuvre existe, et pour qu’elle existe, il est nécessaire qu’elle contienne la plus grande et la plus pure proportion de vie61 », ce qui implique que rien ne doit y être laissé au hasard et que les armes, longuement préparées et affutées, devront pouvoir vivre d’elles-mêmes et combattre seules une fois leur artisan tombé.

Parmi toutes les formes de postérité littéraire, la plus courante et peut-être la plus puissante se manifeste à travers l’acte de citation. L’auteur dont les mots sont empruntés se hisse au niveau très sélect de référence littéraire, prouvant ainsi, par le truchement de la

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Youssef Ishaghpour, Elias Canetti. Métamorphose et identité, Paris, La Différence (Mobile matière), 1990, p. 177.

plume d’un autre, que ses écrits ont été non seulement lus, mais que le fait de les écrire n’aura pas été vain Ŕ de vanus, « sans substance », donc éphémère, volatile. La citation, que l’on pourrait définir comme un extrait d’œuvre transplanté hors de son lieu de naissance, jouit donc du privilège d’être repensée par autrui et donc de se voir accorder une seconde vie. Ainsi, plus un auteur est cité dans les œuvres et travaux des générations suivantes, plus ses idées sont reprises et réactualisées, plus grandes sont les chances que sa pensée traverse les âges et qu’il acquière le titre noblissime d’auteur immortel. Or s’il est un risque pour l’écrivain, c’est celui d’être cité hors contexte ou (pire ?) que soit sélectionné le mauvais passage, la trace gênante d’une pensée qui s’embrouille, ce moment d’égarement (partagé par l’auteur et l’éditeur) devenu ineffaçable en raison de la masse de livres imprimés. Le risque est d’autant plus grand pour l’écrivain à thèses, étant donné la quantité de mots qui a été nécessaire pour étoffer l’idée essentielle : de fait, à moins d’avoir affaire à une plume géniale, toutes les phrases n’y sont évidemment pas égales en pertinence et en élégance. Le glaneur de citations, laissé à lui-même dans un tel livre, a malgré tout le pouvoir du choix et rien ne l’empêchera de choisir la plus insignifiante des sentences de l’ouvrage pour défendre une idée médiocre, voire dangereuse, faisant se hérisser les poils du vivant et se retourner dans sa tombe le défunt. Canetti constate, pragmatique, le sort réservé à ses mots par les herméneutes de tout acabit : « Tu n’échappes à aucune interprétation. On te fera dire n’importe quoi. Tu n’auras peut-être existé que pour être déformé62. »

S’il est impossible en effet d’échapper à l’interprétation, il existe cependant une issue du moindre mal que Canetti semble employer volontairement dans ses Réflexions, à savoir la préfabrication de citations. Ce procédé astucieux se déploie en deux temps : le tri du contenu et le tri des lecteurs. En forgeant des phrases d’une extrême concision, Canetti s’assure du même coup de la pertinence et de la précision de chaque mot, évitant ainsi la dilation Ŕ voire l’enflure Ŕ de sa pensée : « Il importe, en littérature, que beaucoup de choses restent tues. Il faut qu’on sente que l’auteur en sait beaucoup plus qu’il ne dit et qu’il se tait non par indigence, mais par sagesse63. » Ici, la concision est réputée ajouter à la notoriété de l’auteur : comme il est plus économe de ses paroles, celles-ci ont davantage de

choisit de parler, tous se taisent, ses mots semblent venir de loin, s’apparentant à la parole divine : « Devenir obscur, cacher sa pensée, dire toutes choses approximativement, tomber dans l’oracle64. » En outre, si Canetti s’associe aux dieux, ce n’est pas uniquement pour gagner la reconnaissance des lecteurs et être hissé au Panthéon, quoi que sa modestie à géométrie variable puisse laisser supposer. Il y a là en effet un défi, une bravade, lancés aux instances de ce monde par qui cherche à reprendre ses droits sur la mort, malgré l’aporie contenue dans ce désir d’immortalité qui « tire précisément sa valeur de la conviction qu’elle n’existe pas 65». À ce propos, il explique :

Seule une terrible, une constante tension est digne de l’homme. N’y voir qu’une simagrée témoigne d’une mentalité indigne. Il est méprisable de s’accommoder de sa condition mortelle. Il est méprisable de se laisser rosser par les dieux et d’implorer leur force. N’est pas méprisable, en revanche, la tentative de leur arracher leur immortalité pour la raison même qu’elle est vouée à l’échec66.

Cette attitude envers la mort, cette « tension », il ne l’abandonnera à aucun moment, et s’affairera jusqu’à l’extrême vieillesse à tenter de composer « des phrases en un seul mot67 » qui deviendraient « des phrases sans fin68 ».

En plus de s’adonner consciencieusement à la brièveté, Canetti accorde beaucoup d’importance à la mise en recueil, s’assurant de produire « des pensées qui ne se touchent jamais les unes les autres69 ». De fait, les réflexions ne se suivent pas, ordonnées de jure et non de facto, c’est-à-dire ni de façon thématique, ni de manière systématiquement chronologique70. Elles ne peuvent donc être citées hors contexte, puisque le contexte est justement son absence. Ainsi, les réflexions agissent en tant qu’organismes complets, autonomes, fermés. Tout y est contenu, à la manière de l’arbre enclos dans la semence. Pourtant, cette fermeture cache une absolue ouverture71 puisque, pour poursuivre la

64 Ibid., p. 1363. 65 Ibid., p. 1421. 66 Idem. 67 Ibid., p. 1381. 68 Idem. 69

métaphore végétale, une réflexion de cette densité a besoin du concours du lecteur pour germer, croître, fleurir. L’apparent hermétisme devient donc sous cet angle une invitation à l’interprétation et au dialogue : « N’explique rien, ne donne aucune clé. Laisse quelque chose à faire à ceux qui auraient envie de se casser la tête72. » Invitation, certes, mais pas au premier venu. Le lecteur dont Canetti parle ici est un amateur d’énigmes, de casse-têtes. En refusant de tenir le lecteur par la main, Canetti écarte d’emblée les esprits paresseux et les observateurs passifs qui attendent tout du texte, mais il appelle cordialement à la réciprocité dans l’acte de réfléchir. Il effectue donc de son vivant une première sélection de ceux qui deviendront les dignes passeurs de sa pensée, et qui, par un relais des connaissances, perpétueront son œuvre longtemps après sa mort.

À propos de la citation, il est intéressant de noter l’usage que fait lui-même Canetti des mots des autres dans ses Réflexions. En effet, à de nombreuses reprises sont insérées des citations d’autres auteurs, la plupart du temps sans commentaire, laissant encore une fois le lecteur décider de la portée de la sentence au sein des autres fragments. Se distinguant des textes de Canetti simplement par l’ajout de guillemets et du nom de l’écrivain, ces citations vont souvent dans le sens des idées que l’on retrouve ailleurs dans le recueil. Cette phrase, tirée du Tsurezuregusa de Yoshida Kenkō Ŕ livre avec lequel les

Réflexions ne sont pas sans parenté Ŕ, en est un très bon exemple, évoquant autant la

fascination de Canetti pour ses semblables que sa conception de la métamorphose : « On peut bien dire que celui qui est incapable d’épouser les joies et les peines de tous les êtres vivants n’est pas un homme73. » On peut supposer que ces citations sont le reflet des pensées qui habitent Canetti au moment de leur retranscription, soit au contact d’une lecture marquante ou sous l’effet d’un souvenir, où l’écrivain se souvient d’avoir lu cela quelque

part et retrouve enfin les mots qui expriment mieux que lui une idée actuelle. Quel que soit

ce qui motive ce choix, il demeure évident que Canetti, en inscrivant ces mots dans ses propres livres (lui qui, rappelons-le, cite très rarement, préférant penser par lui-même), souhaite participer à la survie d’un auteur qui lui est cher, allant jusqu’à affirmer que « La

tâche modeste de l’écrivain est peut-être finalement la plus importante : la transmission des

choses lues74 ». Ainsi, la participation de Canetti à cette passation du savoir est double : tandis qu’il rebondit sur les propos de ses prédécesseurs, il s’assure que son œuvre devienne, jusque dans sa structure, une œuvre à transmettre.