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Ils sont comparables à ces petites flaques d’eau qui sont déposées sur le chemin après l’averse, et que la terre n’a pas bues. Chacune d’entre elles reflète tout le ciel, les nuages qui se sont déchirés et qui passent, le soleil qui luit de nouveau. Une grande mare, ou tout l’océan, n’aurait répété le ciel qu’une seule fois112.

- Pascal Quignard

On ne naît pas à l’écriture par la fragmentation. Le jeune poète ne rêve pas d’éclater en morceaux, l’essayiste novice n’aspire pas à une boîte de lambeaux, pas plus que le nouvelliste sain ne cherche à fusionner le début et la fin de l’histoire en trois lignes. On n’invoque pas le débris. Celui-ci se place plutôt devant le marcheur pour l’enfarger. Le fragment est le résultat d’une chute, provoquée ou involontaire. D’un abaissement. De la même façon qu’une économie monétaire peut être motivée par une pauvreté effective, par le désir d’atteindre un objectif ultérieur plus vaste ou encore par l’avarice pure et simple, l’écriture fragmentaire consiste en une réduction du flot verbal qui relève d’une nécessité interne permettant ou exigeant ce genre de contrôle. Chez Canetti, il s’agit de réguler une pression interne devenue insupportable, dans le but de poursuivre un travail d’écriture s’étendant sur deux décennies. Jean de La Bruyère, lui, y trouve le moyen d’apaiser une « âme déchiquetée par l’envie113 ». Pour moi, l’écriture en morceaux est devenue l’unique voie possible d’écriture, durant une période paralytique où toute tentative de systématisation se traduisait nécessairement en ennui Ŕ et en échec.

Cela signifie-t-il pour autant que les écrivains de fragments créent toujours sous la contrainte et dans la résignation ? Le sculpteur de ruines n’a-t-il pour seule avenue que les allées sombres et sans issue de son propre morcellement ? Ce serait là une manière bien triste d’envisager le genre et ses adeptes et, surtout, négliger les capacités créatives de l’écrivain. En effet, « [c]e texte que rien n’appelait, qui ne manquait à personne, doit inventer sa propre nécessité114 » : ici, celui qui avait d’abord opté pour le fragment en le

considérant comme un pis-aller découvre soudain tout le potentiel de la brièveté et du

discontinu. Et fortes alors sont les probabilités que le dépit se transforme en choix durable et qu’il adopte ce singulier mode d’expression de manière définitive, ce qui a été le cas chez Canetti Ŕ et le sera sans doute chez moi aussi.

Le fragment, c’est arriver à l’unité par le multiple. Le lecteur attentif, atteignant la dernière page d’un recueil réussi, ressentira peut-être cette apaisante et étonnante impression de cohérence, émanant à la fois de l’aspect à la fois décousu et concentrique des textes, et du soulagement que procure la vision du morcellement de l’autre. Les esprits anxieux découvriront qu’ils ne sont pas seuls à tenir un monologue intérieur chaotique et à tenir le doute et la contradiction pour leitmotivs quotidiens. Les autres seront à la fois ravis du spectacle foisonnant qu’offre l’esprit d’autrui et heureux de redécouvrir le confort de leur propre paix intérieure.

Quoi qu’il en soit, derrière une apparente débandade de thèmes se cache le plus souvent un nombre restreint de préoccupations réelles entrecoupées de préoccupations momentanées. Des îlots sémantiques se forment inévitablement et en reculant, les motifs se révèlent, d’abord flous, puis nettement visibles, tellement qu’au final, c’est la forêt qui menace de cacher l’arbre. Les obsessions diffèrent grandement d’un écrivain de fragments à l’autre, évidemment. Chez Canetti, par exemple, on retrouve des réflexions récurrentes sur la mort, les relations de pouvoir, les animaux, la mémoire, la célébrité, la guerre, la philosophie et la nature humaine. Dans L’œil de la libellule, je remarque, avec le peu de recul dont je dispose, une prépondérance des thèmes de la solitude, de l’anxiété, de la dispersion, de l’amour, du rêve, du paysage et des relations interpersonnelles. Or, si chaque écrivain de fragments possède ses particularités thématiques et stylistiques, une préoccupation apparaît presque systématiquement chez tous les auteurs : celle de l’écriture elle-même et, plus particulièrement, celle de sa fragmentation.

Obsédante, voilà ce qu’est l’écriture fragmentaire pour celui qui l’adopte. Fasciné par la présence de cet élément qui s’installe avec insolence au cœur de sa création, il ne peut s’empêcher de l’observer, de le palper, d’en discourir. La brièveté, le morcellement,

écrivain qu’il m’ait été donné de lire n’a pu s’empêcher de s’exprimer sur sa propre pratique Ŕ Canetti, Joubert, La Bruyère, Nathanaël, Pascal Quignard, Georges Perros, Emil Cioran, Valéry, Barthes, Blanchot, la liste pourrait ironiquement s’allonger sur quelques pages (la longue liste du bref). Tous en tirent un mélange de fierté et de honte, tous se laissent aller à la brièveté la plus extrême, dirait-on, pour le plaisir de voir s’accumuler la plus grande quantité possible de courtes phrases cachant derrière elles le sens le plus vaste. Cette surenchère du peu est le plus souvent dissimulée sous une modestie affectée du type « Je ne sais rien », qui se traduit habituellement par un « J’ai accès à tout car ma plume a le don d’ubiquité » pour qui sait lire entre les lignes. L’écrivain de fragment serait-il plus égocentrique que les autres ? Qu’a-t-il donc à contempler ainsi son reflet dans les morceaux du miroir ?

Choisir le peu, l’incomplétude, la ruine, le raccourci, ou la brisure comme mode d’expression, préférer la fulgurance et le brut au flux et au poli, demande à la fois une forme raffinée d’arrogance et une tolérance (et une aptitude) aigüe au doute. En effet, dans cet univers littéraire dominé par la dissertation, traduire une « vérité » en huit mots sans l’accompagner d’aucune justification peut facilement passer pour de l’outrecuidance, surtout si l’on ne s’appelle pas Joubert ou Lao-Tseu. Que sont, en effet, ces petites phrases éparses qui se contredisent le plus souvent les unes les autres, sinon des crachats sans valeur (peut-on se demander) ? Comme ces micro-quelque chose (micro-essais, microfictions, micro-univers, microparoles) partagent l’espace bibliothéconomique avec des ouvrages hautement étoffés du point de vue rhétorique, et qu’il est toujours risqué que quelqu’un conteste sur quelques centaines de pages une idée amenée sur deux petites lignes, il devient essentiel pour l’écrivain de fragments d’avouer haut et fort qu’il doute. Cet aveu, prenant souvent la forme d’une sentence en reniant une autre, ou encore de la formulation d’hésitations ou d’absurdités, permet de continuer d’être subversif tout en demeurant assez inoffensif aux yeux des logorrhéiques.

Or il serait étonnant que le doute du collectionneur de retailles ne soit que poudre aux yeux, que stratégie oratoire. J’irais même un peu plus loin en affirmant que fragmenter

d’un objet sans contours. Il apparaît à tout le moins signifiant, selon moi, qu’un homme comme Canetti, affairé à mettre au monde un ouvrage comme Masse et puissance, ouvrage dont la certitude s’affiche de manière ostentatoire par le refus d’adhérer aux normes scientifiques en vigueur, trouve refuge dans une forme qui non seulement autorise le doute, mais est doute, est faille. Et qu’à travers l’écriture d’une autobiographie monumentale (par sa taille, bien sûr, mais aussi par sa fonction de monument anthume), il continue de pratiquer le doute au quotidien, comme s’il s’agissait d’une forme d’hygiène, comme si, sans sa dose de doute, tout ce qu’il tentait d’élever en un bloc risquait de s’écrouler. Séparer la structure de la faille, mieux encore, appuyer la structure sur la faille pour la rendre encore plus solide, à la fois poreuse et impénétrable : quelle meilleure stratégie ?

Cultiver le doute, donc : ainsi pourrait être définie la fonction principale du crachoteur de phrases. En refusant l’univoque, en s’astreignant Ŕ souvent avec plaisir Ŕ à un mode d’écriture dans les gênes duquel s’inscrit le concept de métamorphose si cher à Canetti, le défenseur du bref s’engage dans une quête qui se construit et se défait simultanément, celle d’une vérité qui flirte avec le silence sans jamais l’épouser tout à fait. Conscient des limites du langage autant que de celles de l’absence complète de vocables, il se tient à cheval entre les deux, s’assurant que le blanc se taille la part du lion dans cette jungle d’idées disparates, unies en écosystème complexe. Parfois, comme Henri Michaux ou Pascal Quignard, il trouve dans la peinture ou dans la musique une autre manière d’entrer en relation avec ce monde qui se laisse si difficilement capturer. Alors, une autre forme de magie advient, l’impression fugitive de phagocyter le réel en l’englobant au moment où il ne s’y attendait plus. Cela ne dure pas, bien entendu, et le monde continue de palpiter, poreux mais impénétrable Ŕ il ne mourra pas, lui Ŕ, mais cela suffit à convaincre l’écrivain, l’artiste, de modifier l’angle d’approche, de suivre une nouvelle tangente. Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il ait noirci tant de carnets, de toiles, de partitions, qu’ils s’entassent dans tous les coins de la maison. Les héritiers auront de quoi se casser la tête Ŕ ou allumer un grand feu de joie, selon leurs préférences.

fournit à l’infini l’argile idéale au modelage de ruines. Je me plais à regarder derrière moi l’étrange paysage d’où j’émerge, avec mes yeux facettés et mes mains qui s’égrènent et se reforment sans cesse. Et je souris en pensant que demain, c’est jour de cahier neuf.

BIBLIOGRAPHIE

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Autres références

Sur le fragment, les formes brèves et la discontinuité

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Autres ouvrages cités

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