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Relations des migrants chinois avec l’espace urbain

2.3 Relations avec les espaces extérieurs du domicile

2.3.1 Restaurant chinois et café chinois : lieu de sociabilité au quotidien

Si entre les deux guerres, « les commerces d’alimentation, fréquentés quotidiennement par les habitants à une époque où l’approvisionnement en produits alimentaires s’effectue essentiellement dans les boutiques et sur les marchés, sont des lieux centraux de la sociabilité citadine : on se rencontre au café, mais aussi chez le boulanger ou l’épicier, pour converser, commérer, commenter ; les boutiques d’alimentation se dotent de banquettes, de chaises, parfois de sofas. » (Ibid.) cette forme de sociabilité persiste jusqu’à nos jours. Dans leur étude

151 sur les juifs tunisiens à Belleville, Patrick Simon et Claude Tapia mettent en lumière l’importance de la sociabilité dans la communauté juive :

« L’espace commercial constitue également un lieu de sociabilité particulièrement développé. Les restaurants et les cafés se révèlent importants dans l’animation de la communauté. On s’y retrouve, on y renoue des contacts, on y accomplit les rituels de la journée à la tunisienne […] » (Simon et Tapia 1998 : 108)

Ils remarquent aussi la présence des boutiques asiatiques dans l’espace urbain, « les Juifs tunisiens n’ont du reste pas l’exclusivité de la maîtrise de l’espace commercial : les Maghrébins musulmans et dernièrement, les Asiatiques se sont dotés également d’une large visibilité grâce aux nombreuses boutiques qu’ils détiennent. » (Ibid.) Dans le quartier enquêté, le café et l’épicerie, détenus par des Chinois, constituent des lieux centraux de la sociabilité comme le cas des juifs tunisiens, tant pour les habitants français que pour les habitant chinois.

Le restaurant chinois du bâtiment 3 est tenu par un couple chinois qui est également habitant du quartier ; le mari parle un peu le français, mais sa femme qui reste plus longtemps dans le restaurant ne le parle pas du tout. Le restaurant suit le modèle traiteur, et reste ouvert toute la journée. Sa fonction principale est bien entendu la restauration, mais en réalité, à côté de son activité principale, ce restaurant a plusieurs fonctions.

Il est intéressant de souligner que la sociabilité est fortement genrée : l’après-midi, ce sont plutôt des mères chinoises qui fréquentent le restaurant après le repas, en prenant un thé, un café ou de l'alcool ensemble ; de temps en temps, des hommes chinois s'y retrouvent pour jouer aux cartes, tout en fumant et en buvant. Toutes ces activités se passent hors de la période des repas. En général, ils passent tout l’après-midi dans le restaurant et rentrent chez eux pour le dîner.

Il faut préciser les profils sociaux de clients fréquentés. Ce sont en général les habitants les plus « libres », c'est-à-dire soit des femmes au foyer, sans activité rémunérées, avec un ou plusieurs enfants en bas âge à charge ; soit des hommes sans emploi. Les clients du restaurant se connaissent entre eux.

Le café et l’épicerie du bâtiment 4 sont tenus également par un couple chinois originaire de Wenzhou. A part des boissons à servir comme dans tous les autres cafés, il vend aussi des tickets de lotos, et fournit des services comme l'impression et la photocopie. Les équipements

152 pour les clients sont simples, mais jouent un rôle dans la sociabilité : un comptoir avec deux ou trois tabourets hauts, une petite table entourée par quelques chaises.

En outre, ces boutiques sont caractérisées par leur caractère ethnique, de telles scènes sont fréquentes : la télévision accrochée au mur est en train de diffuser une chaîne chinoise, tandis que des habitants chinois (toujours des hommes seuls) jouent aux cartes autour de la table (voir la Figure 17), et parfois aux échecs chinois. Comme c’est un café, normalement la vente de nourriture n'y est pas autorisée, mais on peut y commander des raviolis frits.

« Par la décoration des façades, la disposition des étalages, la présentation et la sélection des produits vendus, les boutiques proposent une mise en scène de la symbolique identitaire. » (Ibid.)

153 L’espace est un fait social. Bien que les commerces aient des fonctions définies officiellement, comme fournir de la nourriture pour un restaurant, ou fournir des boissons et exclusivement cela pour un café, les acteurs, tant les commençants que les clients, cherchent toujours à détourner, à dépasser ou même à redéfinir, consciemment ou non, les normes déjà établies. La participation des commerçants et celle des clients à la multiplication des fonctions dans les deux commerces chinois ne doit pas être négligée.

Du côté des commerçants, ils ont intérêt à multiplier leurs activités professionnelles ou non professionnelles. La multiplication des fonctions leur apporte de nouveaux clients et des ressources supplémentaires. De plus, plus les clients restent, plus ils consomment. Par exemple, le premier étage du restaurant est spécialement réservé aux joueurs aux cartes.

Du côté du client, la multiplication des fonctions d’un lieu public répond plus parfaitement à leur demande. D’abord, ces boutiques sont comme une extension de l’espace intérieur du logement ; il facilite une vie sociale que le lieu d’habitation souvent surpeuplé ne parvient pas à fournir à ses occupants, surtout les sous-locataires non déclarés qui se trouvent seuls. Fréquenter ces lieux publics est l’occasion de fuir leur chambre fermée et « étouffée ». Parmi les femmes du foyer, par exemple, une entraide se forme naturellement : quand une mère n’est pas libre, d’autres mères s’occupent de ses enfants. Il faut souligner qu’elles deviennent amies dans le restaurant.

Ensuite, les lieux publics servent également de nœud de circulation des informations. Dans les conversations du quotidien, les clients peuvent trouver des informations sur le logement ou même le travail (voir la Figure 18 ci-dessous). C’est assez pratique pour les immigrés irréguliers qui sont exclus du marché du logement et du travail, bien que les informations ne soient que des informations concernant le marché communautaire.

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Figure 18 Des affiches sur la vitre du café chinois65

(A gauche en haut : « appartement à louer. Bâtiment 4, deux chambres et un salon. A louer. Merci de contacter (numéro de téléphone)

A droite en haut : « appartement à Louer. Bâtiment 1, trois chambres et un salon. Loyer : 1 120 €. Merci de contacter (numéro de téléphone) »

En bas : « Une grande chambre à sous-louer. Tél : numéro de téléphone ». Photo Juan DU)

65 Sur la vitre du café chinois, sont affichées deux annonces de location et une de sous-location, rédigées en

155 Enfin, ces lieux publics servent aussi d’espace de médiation. Pour nous, les chercheurs, les journalistes ou les salariés du centre social, ces lieux publics nous fournissent tout d’abord un premier contact direct avec la communauté chinoise, s’il en existe une. Le restaurant et le café offrent sans doute l’accès le plus efficace, sinon exclusif, avec les habitants chinois. Ainsi, ces lieux publics ne sont pas seulement des espaces de médiation pour les Chinois, mais aussi un lieu d’interaction (limité, pourtant) entre les Chinois et d’autres habitants, ou même avec la mairie de Bagnolet.

De cette manière, les habitants ne sont pas seulement des usagers de l’espace, mais ils se réapproprient ces lieux publics en ignorant les fonctions supposées, en multipliant les activités plus adaptées à leur demande, et en créant des espaces de solidarité. En tant qu’agents, les habitants et les commerçants n’acceptent pas passivement l’arrangement établi de l’usage d’un espace ; au contraire, ils participent activement à la réappropriation et à la redéfinition de l’espace. En apparence, cet espace de sociabilité et cette solidarité semble se limiter aux habitants chinois du quartier, et la participation à la vie de ces lieux publics est marquée par son caractère plus communautaire que véritablement publique. En fait, ce n’est qu’en insistant sur cette forme de communauté que la mobilisation des habitants chinois dans la participation aux activités sociales et culturelles est relativement efficace. Il s’agit d’une participation en tant que communauté aux affaires publiques (sociales, culturelles ou politiques), que l’on va décrire en détails dans les chapitres suivants.

A part toutes ces activités commerciales, des habitants y passent pour demander de l’aide au patron qui parle le français : expliquer un courrier, faire des appels vers un destinataire français, remplir un formulaire administratif, etc. En résumé, outre leur dimension économique et leur rôle comme lieux de la sociabilité, ces boutiques commerciales facilitent également les interactions des habitants chinois avec la société française, par exemple par le biais du travail d'un écrivain public.

Si la plupart des clients sont des Chinois, ce n'est pas pour autant un café exclusivement communautaire ; il accueille également des clients originaires de toutes ethnies, tels que les habitants français, maghrébins, mongols ou turcs. Ils y viennent pour prendre un café, pour bavarder, pour se détendre ou pour une réunion.

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Figure 19 Une photo du quartier prise par un jeune habitant

(Photo prise par l’habitant66. Il a expliqué sa raison, « J’aime bien cet endroit car il y avait un

kebab et un restaurant chinois. »)

66 Les photos sont venues d’une activité culturelle et urbaine organisée par le centre et l’association Cités m’étaient

contées en 2016. Lors de l’activité, on a d'abord demandé aux habitants, surtout les jeunes habitants du quartier,

de prendre des photos sur un endroit du quartier. Ensuite, on a demandé la raison du choix de cet endroit. Après une période de préparation, on a exposé ces photos-là au centre. Cette activité était destinée à montrer les relations des habitants avec leur quartier.

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Figure 20 Une photo du café chinois prise par un habitant

(Photo prise par l’habitant. Sa raison est, « Parce que je bois mon café ici ! »)

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