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Marché ethnique du logement

1.6 Dapu : quelques hypothèses

1.6.3 Rapport de pouvoir

Bien que le loyer du logement soit pris en charge par les sous-bailleurs et les sous- locataires, ce n’est pas, entre eux, une relation de colocation. D’une part, ce ne sont que les sous-bailleurs qui ont des contacts avec le propriétaire et qui assurent le paiement régulier du loyer ; sur le contrat de bail, on ne voit que les noms des sous-bailleurs, et les droits et les responsabilités n’existent qu’entre le propriétaire et les locataires en titre. Par contre, pour les gens qui font le dapu, ils n’ont aucun contact avec le propriétaire, la majorité d'entre eux ne savent même pas qui est le propriétaire. Leur souci, c’est de payer régulièrement leur loyer auprès de leurs sous-bailleurs. Ce sont des occupants du logement qui n’existent pas sur le contrat de bail.

D’autre part, dans une relation de colocation, le rapport entre les différents occupants est relativement égalitaire, de sorte que les différents aspects de la vie en colocation sont plus ou moins négociables. Les relations que les sous-locataires tiennent avec leurs sous-bailleurs ne sont pas, évidemment, de la même nature. Ce qui se traduit d’abord par la distribution inégale des loyers entre les sous-bailleurs et les sous-locataires. En fait, la part du loyer prise en charge par chaque sous-locataire est décidée par les sous-bailleurs, avec peu de marge pour négocier. En général, les sous-bailleurs paient autant ou moins de loyer que les sous-locataires, alors qu’ils occupent l’espace résidentiel le plus grand. Dans des cas extrêmes, il est possible que les sous-bailleurs ne déboursent pas un sou pour le loyer, comme c’est le cas du sous-bailleur de Monsieur Tu Shangbei. Celui-ci a sous-loué à Monsieur Tu Shangbei sa chambrette (l’ancien cagibi) pour 140 euros, et les trois chambres privées à trois migrants mongols à 350 euros chacune soit, au total, 1 190 euros, alors que, selon Monsieur Tu Shangbei, le loyer total ne dépassait pas 1 200 euros mensuel. Autrement dit, la contribution du sous-bailleur au loyer du logement est nulle, alors que la famille du sous-bailleur occupe la plus grande partie de la superficie (le salon et une des quatre chambres).

En outre, le rapport de pouvoir inégalitaire entre les sous-bailleurs et les sous-locataires se voit également dans les règles de cohabitation dans l’espace résidentiel. Qui possède le droit de distribuer l’espace de l’intérieur à des occupants différents ? Qui peut réaménager l’espace du logement ? Et qui définit les règles de cohabitation ?

Premièrement, il existe des droits et des obligations asymétriques entre sous-bailleurs et sous-locataires. Lors de l’accès au logement, les sous-bailleurs, étant locataires en titre, ont le

129 pouvoir de choisir selon leurs préférences, s’ils veulent un homme ou une femme, un couple ou une personne seule, un Chinois ou un migrant non chinois, etc. Au sein de cette relation informelle, les sous-bailleurs n’ont aucune obligation, sinon de conscience. Ils peuvent arrêter la sous-location à tout moment, mais souvent ne le font que s'ils aient une excuse pour le faire : avoir un enfant de plus, vouloir déménager, ne pas s'entendre avec le sous-locataire etc. Les sous-locataires n’ont qu’une obligation, c’est de s'acquitter régulièrement de leur loyer, sinon, la relation de sous-location risque d'être rompue.

Les échanges avec Madame Zhu montrent bien qu'il s'agit là de la seule véritable obligation des sous-locataires, ainsi que le rapport de pouvoir entre les deux parties. Originaire de Wenzhou, Madame Zhu est détentrice d’un titre de résidence de 10 ans, soit le statut juridique le plus stable pour un migrant étranger, ce qui implique une situation socio-politique relativement sécurisée, et donne une prévisibilité à la vie migratoire, en particulier au projet professionnel et à l’investissement dans l’espace résidentiel. Elle est mariée et a trois enfants, dont deux filles et un garçon. Tous les deux travaillent dans la restauration, et son mari travaille dans le restaurant du frère aîné de sa femme.

Chez elle, ça fait bien rangé et propre. C'est un T4. Elle occupe, avec sa famille, le salon de séjour et deux chambres, et le salon reste le salon, un endroit pour la rencontre des amis, un cas rare lors du dapu. La chambre de plus, la troisième, est sous-louée à un Chinois du Fujian. Le loyer mensuel est de plus de 1 100 euros, dont 300 pris en charge par son sous-locataire, et elle s'occupe le reste. Je lui ai demandé si elle avait exigé une garantie de son sous-locataire, elle a dit non. J’ai demandé, « mais s’il ne payait pas le loyer ? » Elle m’a répondu tout simplement, « alors je lui demanderais de partir. » (Note d’enquête le 30/10/2013)

Ce cas montre que l’obligation absolue du sous-locataire est le paiement du loyer. Selon des échanges avec plusieurs enquêtés, sous-bailleurs et sous-locataires, il semble que le paiement régulier du loyer est devenu un consensus entre les deux parties, une obligation acceptée, une règle tacite de sous-location. Pendant mes quatre ans dans le quartier, je n’entends aucun litige sur le non-paiement du loyer des sous-locataires chinois. Dans ces échanges, elle a mentionné aussi son pouvoir de « faire partir » son sous-locataire. Pour le sous-bailleur, perdre un sous-locataire ne pose que des problèmes mineurs, il faut simplement trouver un autre sous- locataire pour le remplacer, alors que, pour le sous-locataire, l’exclusion par son sous-bailleur

130 pose un problème beaucoup plus grave d’accès au logement, il doit trouver une autre chambre le plus vite possible pour se loger.

Deuxièmement, les sous-bailleurs possèdent le pouvoir de distribuer l’espace résidentiel, s'attribuant en général la plus grande partie de la superficie et s'octroyant des conditions d'habitation relativement confortables. Ils peuvent aussi se réapproprier certains espaces prédéfinis, en convertissant un salon de séjour en une chambre, et un cagibi en une chambrette. La cuisine, la salle d’eau et le couloir constitue la partie principale de l’espace en commun, alors que le salon de séjour, principal espace de rencontre dans des cas classiques de collocation, n’existe plus dans la sous-location chinoise. Les sous-locataires restent la plupart du temps dans leur chambre. Ils n’accèdent aux espaces communs qu’en cas de besoins, ils n’y restent pas longtemps. Quand j'ai été invitée à manger chez Monsieur Niu Yese ou Monsieur Tu Shangbei, on a mangé dans la chambre au lieu de la cuisine qui était toutefois plus grande. Dans la plupart du temps, les occupants du même logement n’utilisent pas la cuisine en même temps, chacun cuisine à sa tour et mange dans sa chambre. Ainsi, ces espaces communs sont des espaces partagés mais aussi séparés, car ils ne sont le lieu que de peu d’interactions parmi les différents occupants.

Troisièmement, ce sont aussi les sous-bailleurs qui définissent les règles de cohabitation. Certains sous-locataires m’ont dit très clairement : « mon fangdong (sous-bailleur) n’aime pas que j’amène des amis à la maison ». Ainsi, quand je suis invitée chez une habitante chinoise, c’était pendant que son bailleur était au travail. Mes rencontres occasionnelles avec des sous- bailleurs nous permettent d’avoir leur point de vue, les rapports de pouvoir se présentant dans ces échanges à travers différents détails.

« Trois habitantes chinoises m’attendaient quand je suis arrivée (au centre). Elles étaient en train de bavarder. L’une d’entre elles voulait que j’appelle les services d’EDF pour savoir pourquoi elle avait une grosse facture. J’ai pris la facture, à première vue, je me suis trompée sur la période couverte de cette facture et ai cru que c’était une facture de deux mois, qui avait une consommation de plus de mille kWh d’électricité. J’ai commenté ainsi, « vous avez consommé beaucoup. » En entendant, elle s'est enflammée et nous a expliqué sa situation. Quelques temps avant, elle avait cherché des gens pour faire le dapu chez elle, et en a trouvé un, « c’est une personne du Nord », a dit-elle, « un homme, originaire de Tianjin. » Selon elle, les habitudes culinaires du Nord sont très différentes, « il cuisine toujours à la vapeur », elle croyait

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que cette manière de cuisine consommait énormément d’électricité. En plus, il faisait souvent venir des amis à manger dans la maison. Elle lui a dit plusieurs fois de n’amener personne chez elle, il s’arrêtait, mais recommençait après quelques jours. A la fin, elle lui a demandé de partir, en retour, il lui a demandé de rembourser la partie du loyer qui correspondait aux jours qui lui restaient. Afin de s’en débarrasser, elle lui a remboursé cette partie du loyer mais n’était pas contente, en disant « je paie pour qu’il parte ». (Je n’ai rien dit, mais pour moi c’était elle qui avait fait partir son sous- locataire en avance, donc il était normal qu’elle rembourse une partie de son loyer.) Son amie était d’accord et a dit que les gens du Nord aiment cuisiner le fondu mongol, qui consomme énormément d’électricité, et sent très fort. Elle nous a raconté son expérience : avant que ses sous-locataires emménagent, elle a dit clairement qu’ils ne peuvent pas amener n’importe qui à la maison.

La première a répondu qu’elle aussi avait déjà dit ça, mais que son sous-locataire continuait à amener des gens chez elle.

« Parce que tu n’étais pas déterminée », a répondu l'autre, « j’ai été claire dès le début. Le sous-locataire du Tianjin qui était chez moi a trouvé une « madame » et a voulu l’amener à la maison. J’ai voulu la voir avant qu’elle emménage. Il faut que je sache qui c’est, il ne peut pas amener n’importe qui à la maison. Maintenant je ne loge plus des inconnus, il n’y a que mon frère cadet et un de ses amis qui habitent chez moi. » En outre, elle a conseillé de ne pas sous-louer aux biffins chinois55, « si jamais ils

apportent des choses sales ou des insectes à la maison, après, c'est pénible pour se débarrasser des insectes ». La première a hoché la tête. »

(Note d’entretien le 16/11/2016)

A partir de ces détails, les sous-bailleurs peuvent faire partir facilement des sous- locataires, et ce sont aussi eux qui définissent les règles de cohabitation à l’intérieur du logement. Comme ce sont les sous-bailleurs qui paient les factures d’électricité, d’eau et d’Internet, ils préfèrent généralement éviter les sous-locataires qui consomment beaucoup d’électricité et d’eau. En outre, leur attitude vis-à-vis des amis de leurs sous-locataires montre que les sous-bailleurs placent leurs sous-locataires sous une étroite surveillance : ils considèrent

132 toujours ces derniers comme potentiellement porteurs de danger quant à la sécurité (« amener

n’importe qui ») et à l'hygiène (« des choses sales ou des insectes ») de leur habitat.

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