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L’intérêt du monde scientifique pour la migration chinoise « par le bas » commence très tôt, avec un article de Charles Archaimbault (1952) qui constate qu’entre 1931 et 1937, il y a une concentration des immigrés chinois « dans l’îlot Chalon, près de la gare de Lyon ». Il note aussi la mobilité de cette population « vers le quartier juif du troisième arrondissement où ils s’établirent boutiquiers, détaillants d’abord, puis bientôt grossistes ou semi-grossistes, fondant parfois des sociétés : c’est-à-dire qu’ils s’associaient à deux ou à trois pour acheter une boutique ».

Depuis les années 1980 et 1990, avec l’arrivée successive des Chinois ou des descendants de chinois d'Indochine, et des migrants originaires de Wenzhou, le monde scientifique s'intéresse à cette « constellation ethnique » (Hassoun et Tan 1986) et mène des recherches sur diverses questions. On a vu que certaines études se sont penchées sur les performances scolaires des enfants asiatiques. D’autres se sont intéressées aux performances économiques des immigrants, ainsi que la concentration du commerce asiatique dans l’espace urbain. Trois tendances apparaissent. La première se focalise sur l’économie ethnique, ou l’entreprenariat chinois (F. Pieke 1992 ; Ma Mung 1994, 1996 ; Hassoun 1992) . La seconde se concentre sur les quartiers chinois ou asiatiques (Raulin 1988 ; Guillon et Taboada-Leonetti 1986). Enfin, la diaspora est analysée en tant que lieu de ressource pour des activités économiques (Ma Mung 1992). Ces trois tendances sont souvent associées dans une même recherche ; on ne les sépare ici que pour mieux les analyser. Pourtant, en dehors de quelques articles (Auguin 2010 ; Gao, Lévy, et Poisson 2006), peu d’études s'intéressent aux travailleurs issus de l’immigration qui appartiennent potentiellement à la « classe ouvrière ».

Les premières études empiriques introduisent le concept analytique d’« enclave ethnique » (Portes 1981) ou d’ « économie ethnique » (Light et Gold 2000). On favorise les expériences des migrants chinois aux Etats-Unis dans le débat autour de l’hypothèse de l’enclave ethnique (Portes 1981 ; Portes and Zhou 1996) ; une entité qui aurait une efficacité économique plus marquée que le marché dominant. Dans le livre Chinatown : The

socioeconomic potential of an urban enclave (Zhou 1992 [2010]), l'auteure considère que les

travailleurs des Chinatowns de New York « acceptent volontairement une certaine

36 économiques plus rapide que sur le marché dominant. Sanders et Nee, dans une série d’articles, remettent en cause cette notion (Sanders et Nee 1987 ; Nee, Sanders et Sernau 1994 ; Sanders et Nee 1996). Leurs travaux sur les Chinois de Californie, mettent l’accent sur la nature asymétrique de la solidarité ethnique (Waldinger 1993), et démontrent que ce sont les patrons qui profitent du rendement plus élevé de l’enclave ; les ouvriers, quant à eux, sont moins payés que sur le marché formel.

Les multiples travaux réalisés dans les divers pays européens sur les migrants chinois permettent d'avoir une vision comparative du phénomène et de relativiser le terrain français. Les études de Pieke et Xiang sur l'Angleterre gardent un point de vue critique vis-à-vis de ces concepts binaires - immigration « légale » / « illégale », « économique » / « politique », « qualifiée » / « non qualifiée » - et montrent qu’ils n’ont qu’un effet mécanique de filtrage des arrivées. Dans « Les Chinois au Royaume-Uni, ou l’illusion de l’immigration chinoise » (F. N. Pieke et Xiang 2009), les auteurs insistent sur l’agency (agentivité) des migrants chinois. A travers deux terrains qui se complètent à bien des égards, l’un sur le marché chinois de l’émigration et l’autre sur les migrants irréguliers en Angleterre, ils révèlent que les candidats à la migration « s’approprient ces concepts et les incorporent à des stratégies, lesquelles produisent des pratiques de migration, de travail et de survie qui, à leur tour, engendrent précisément les phénomènes sociaux ayant motivé les choix gouvernementaux et leur servant de justification. » (Ibid. : 99)

En Italie et Espagne, les deux pays qui accueillent le plus des migrants chinois originaires de Wenzhou, de plus en plus d’études portent sur cette population d’immigrés. Les travaux de Ceccagno (2002, 2003) nous montrent une diversification de la migration chinoise et de nouvelles tendances concernant les activités économiques. En Espagne, Nieto (2003) et Beltrán (2002) se focalisent sur l’arrivée de la population d’immigré chinois, son évolution, et en particulier sur la composition démographique et le secteur d’activités. A partir d'une concentration dans la restauration, l’auteur constate une diversification des activités dans la confection, la maroquinerie, la décoration ou la construction.

Des recherches ont tenté de synthétiser la situation des migrants chinois dans toute l’Europe, afin de rendre possible des comparaisons. Par exemple, Benton et Pieke (1998) et Roulleau-Berger (2007) ont édité, séparément, un livre sur les Chinois en Europe, qui recueillent des études menées par des chercheurs de différents pays, travaillant sur des thèmes très variés, tels que l’entreprenariat, l’économie transnationale, les femmes chinoises, etc. Le

37 livre de Frank et al. (2004) est par contre un recueil d’études qui s’intéresse spécialement aux migrants du Fujian qui émigraient traditionnellement au Japon et aux Etats-Unis mais qui viennent aujourd'hui en Europe.

Si la majorité des études se focalise sur l'Europe occidentale (Thunø, Benton et Pieke 1998 ; Thunø 2003a, b ; Giese 2003 ; Laczko 2003) et les Etats-Unis, l'Afrique et l'Amérique latine (Lausent-Herrera 2009) commencent à attirer le monde académique. En Afrique notamment, la présence de commerçants chinois et leur réussite économique intéressent les chercheurs. D’un côté, la coopération entre les Etats africains et la Chine conduit de nombreuses entreprises d’État et d'ingénieurs chinois à émigrer, de l’autre, les immigrants par le bas s’investissent, pour la plupart, dans le petit commerce. « Tous les petits marchands rencontrés dans ces villes africaines semblent s’approvisionner principalement à Yiwu, cette ville considérée comme le plus vaste supermarché du monde » (Bertoncello et Bredeloup 2009 : 49). Les auteures parlent d' « une configuration à triple détente » : des bazars, des magasins spécialisés et des supermarchés. Cela provoque une mise en concurrence avec les nationaux et les gens déjà implantés (Bertoncello et Bredeloup 2009 ; 2006). Si l’installation massive des commerçants chinois en Afrique est souvent due au sous-développement des réseaux, ce n’est pas le cas au Mali où ces réseaux fonctionnent depuis la période précoloniale. De fait, les Chinois n’occupent qu’une place marginale dans l’économie malienne. Les candidats à l’installation « ont perçu les difficultés qu’ils rencontreraient dans le secteur de la distribution, d’où une prolifération des ‘bars-hôtels’, en fait des hôtels fréquentés par des prostitués et leurs clients maliens […] » (Bourdarias 2009 : 12). Bien que la configuration démographique de l’immigration chinoise en Afrique soit variée, ceux s'adonnent au commerce, ou « séjourneurs » (Park 2009), sont jeunes à Praia et majoritairement masculins à Dakar (Bertoncello et Bredeloup 2006 : 211).

« Immigration ici et émigration là sont les deux faces indissociables d’une même réalité, elles ne peuvent s’expliquer l’une sans l’autre » (1999 : 15), insiste A. Sayad dans son œuvre. Dans cette perspective, ces études sur l’immigration chinoise sont complétées par des études qui déplacent leur terrain du pays d’accueil au pays de départ. Xiang s'est penché sur le rôle des agences d’intermédiaires dans le nord de la Chine (Xiang 2003). Thuno et Pieke ont travaillé sur les attitudes des autorités locales à échelle du village de départ, ainsi que des mesures politiques qui visent à institutionnaliser les émigrés (Thunø et Pieke 2005).

38 Depuis une dizaine d'années, on assiste à l'émergence d'études sur de nouveaux phénomènes sociaux apparus parmi les migrants chinois dont le plus visible est l'arrivée des prostituées chinoises sur les trottoirs parisiens (Lévy 2005 ; Lévy et Lieber 2009),. De jeunes chercheurs travaillent sur la participation politique des migrants chinois dans la société d’accueil (Chuang 2015), sur l’accès différencié aux services psychanalytiques (Wang 2014), ou encore sur les entreprises tenues par les chinoises originaires de Wenzhou à partir d’une perspective comparatiste entre la France et la Chine (Li 2017).

Comme on vient de le voir, ces études se focalisent essentiellement sur les Chinois « visibles », que cette visibilité touche à la configuration urbaine (quartier chinois), économique (marché ethnique), ou même sociale (prostituées) de ce groupe. Ces trois dimensions de visibilité sont en général difficiles à distinguer dans la réalité. La concentration du commerce ethnique dans un lieu donné comme le « Triangle de Choisy, Belleville et Arts-et- Métiers/Temple » concentre la plupart des activités des migrants chinois. Pourtant, le quartier chinois n'est pas peuplé d'une majorité de Chinois.

Ce fait nous permettra de réexaminer la définition du quartier chinois, et notamment de nous intéresser à la problématique du logement des migrants. Où habitent les migrants chinois ? A l'inverse de la situation du Chinatown, les quartiers résidentiels où habitent les Chinois sont toujours invisibles, et la vie quotidienne (y compris le temps du travail) et l’habitat de ces migrants restent peu connus. On perçoit le même décalage entre la présence urbaine dans les médias. On parle sans cesse du quartier chinois ou asiatique et de l’économie ethnique des Chinois, mais d’un autre côté, on dit que « les Chinois sont discrets ».

Cette recherche vise à étudier les Chinois invisibles, ou à rendre visibles les invisibles. Les Chinois invisibles sont peu étudiés et pourtant l’invisibilité constitue la forme principale d’existence des migrants chinois. En observant de près de ces migrants, nous pouvons saisir leur vie quotidienne en tant qu’agents sociaux, leurs pratiques quotidiennes, leurs expériences migratoires et leurs stratégies, tant dans le travail que dans l’habitat et mieux saisir la façon dont ils répondent à la régulation par les politiques migratoires et aux différentes exclusions dont ils sont victimes. En outre, on peut comprendre comment, en tant qu’habitants du quartier, ils s'insèrent dans le tissu social. D'une manière plus large, ce travail tente de mieux comprendre les Chinois en France et enrichir le tableau de l’immigration en France.

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