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Glossaire des immigrants chinois : un langage métissé et inventé dans la migration

Lors de mes contacts avec les habitants chinois, j’ai constaté qu’ils employaient des mots différents du langage qu’on utilise couramment en Chine. Au début, j’ai dû demander des précisions pour comprendre ce que désignaient ces mots-là. Je me suis rendue compte qu'on ne partageait pas toujours le même langage sociolinguistique. J'ai grandi et été scolarisée jusqu’à 26 ans en Chine : le langage que j’utilise est composé principalement du chinois courant et formel de Chine et du français appris à l’école, alors que celui que les migrants utilisent est influencé par leurs expériences migratoires dans la société d’accueil. Les étudiants comme moi, ont plusieurs manières pour s’exprimer :

 Pour les institutions ou des choses qui ne trouvent pas de correspondance en Chine, nous gardons l’appellation en français, surtout celles que l’on utilise le plus souvent (exemple la Caf) ;

 Nous les traduisons du français en chinois, ce qui correspond plus ou moins à ce qui existe en Chine. Les deux méthodes se mélangent souvent au quotidien.

Pourtant, les immigrants chinois parlent un autre langage en parlant de certaines choses concernant leur vie quotidienne en France. Un exemple, pour la CPAM, je l’appelle soit CPAM ou l’assurance maladie en français, soit « bureau de l’assurance maladie » en chinois ; par contre, les immigrants en parlent comme du « bureau de fuli ». En fait, le mot chinois « fuli » porte plusieurs sens, tel que le bien-être, ou l’aide sociale ou les prestations, qui sont marqués tous par le caractère social. Selon la même logique, la carte vitale devient la « carte de fuli », et le numéro de sécu le « numéro de fuli ».

Ce langage est à la fois nouveau et étranger pour l’enquêtrice, qui peut s’en servir comme d’un outil permettant d’accéder au monde des immigrants, et pour voir la relation qu’ils entretiennent avec la société d’accueil, ainsi que la manière, métissée et créative, par laquelle ils entrent en contact avec la société française. Autrement dit, dans ce registre de langage, se cristallisent des relations sociales entre les immigrés, avec la France comme pays d’accueil et la Chine comme pays de départ. En parlant avec eux, j’ai pu recueillir des mots « nouveaux », avec lesquels j’ai constitué un glossaire des immigrants chinois :

72  Hongri – littéralement jours rouges, c’est pour dire les jours fériés et les dimanches, parce que ces jours-là sont marqués en rouge sur le calendrier. Cette expression n’existe pas en Chine37. On emploie des expressions officielles comme le dimanche, le jour férié ou les vacances pour les dire.

 Gongsi – sociétés, une expression généralisée qui veut dire toutes sortes de magasin, telle que le supermarché, la pharmacie, etc. Par contre, ce mot est rarement employé quand les Chinois parlent de commerce qu’ils ouvrent eux-mêmes, ils disent plutôt « boutique » (dian) et « usine » (gongchang). Ce mot existe en Chine mais porte la même signification que le mot « société ». On va aux Gongsi pour travailler, jamais pour faire les courses ; pour les immigrants chinois en France, les Gongsi sont plutôt l’endroit où nous faisons des courses.

 Fuli - prestations sociales. Dans le contexte de migration, ce mot désigne précisément l’assurance maladie ; ainsi, la CPAM est appelée « bureau de Fuli », la carte vitale devient « la carte de Fuli », et « numéro de Fuli » pour le numéro de Sécu.

Ce mot existe en Chine et possède deux significations. La première implique les aides sociales pour la population la plus vulnérable, et la deuxième désigne l’ensemble des produits, des avantages, des services ou des primes qu’une société offre à ses employés à part les salaires.

 Bai fen bai fuli - 100/100, pour dire AME (Aide médicale d’Etat). Les immigrés la comprennent d’une manière toute simplifiée, cette aide prend 100% en charge les dépenses médicales pour les immigrés en situation irrégulière.

 Zuogong - Travailler, faire son boulot. Un terme qu’on emploie rarement en Chine. En Chine, on emploi « shangban » souvent pour un travail stable, avec dignité sociale, et « dagong » pour un travail précaire, caractérisé souvent par un travail physique et peu de dignité.

 Dapu – sous-louer une pièce ou même un lit chez quelqu’un, d’une manière non- déclarée ; une sorte de cohabitation qui est populaire parmi les immigrants chinois ; une stratégie de l’accès au logement pour les immigrés les plus vulnérables.

 Dapu de - les sous-locataires, ceux qui font de la sous-location non déclarée.

37 Ce mot ne se voit que dans le titre d’un film chinois, « Hongri », littéralement « soleil rouge », qui raconte la

73  Fangdong, propriétaire littéralement – désigne, en général, les personnes qui sous-

louent une part de son habitation, qu’elles soient le propriétaire ou le locataire en titre. Ce mot montre un lien direct entre les deux parties, peu importe leur statut véritable.  Shenfen – titre de séjour, avoir un statut régularisé, pourtant, ce mot désigne, à l’origine,

la réputation sociale des gens.

 Zhizhang – des papiers, qui désignent toutes sortes de papiers justificatifs, tels que la facture d’électricité, la facture de téléphone, l’avis d’imposition, l’affiliation à l’assurance maladie, etc. En Chine, ce mot désigne les papiers dans leur sens d’origine et non des documents justificatifs. Ce mot doit être traduit directement du français et porte, dans le contexte de l’immigration, un sens spécifique.

 Zouluzhi – littéralement « papier à marcher », qui désigne en fait l’attestation du dépôt de dossier de régularisation fournie par la préfecture, qui est valide pendant quatre mois et peut être renouvelé une fois, sous condition que la décision de demande ne soit pas encore accordée. C’est un mot spécifique des migrants, inventé en se basant sur les expériences migratoires et qui n’existe pas en Chine.

 Outre ces nouveaux mots, les migrants chinois repèrent les lignes du métro par couleurs au lieu des numéros. Plusieurs enquêtés comptent les nombres d’arrêts pour descendre au bon arrêt, en se basant sur un arrêt important, tel que Châtelet, République ou Bastille.

Ce langage employé par les immigrants chinois en France constitue un système sociolinguistique qui est différent à la fois de la langue chinoise et française. Ce système sociolinguistique ne montre pas seulement comment les immigrants mobilisent leurs connaissances pour comprendre la société d’accueil, mais reflète également la relation entre ces immigrants et leur pays de départ, la Chine. Par exemple, le mot « papiers » est traduit en chinois comme zhizhang, qui porte le sens original. Grace à cette traduction, on pourrait savoir la relation entre les immigrants chinois, surtout ceux des deux dernières vagues, et l’Etat chinois. Comme le langage d’écriture employé par les institutions administratives est très formel, les Chinois éduqués ou qui fréquentent ces institutions doivent s’habituer à ce langage écrit. « Papiers » trouve également sa traduction correspondante au sein de ce langage, néanmoins, cette appellation chinoise n’est pas adoptée par les migrants chinois. Par contre, le mot Zhizhang qu’ils emploient ne porte que son sens original de « papiers » en Chine. Il s’agit d'un des mots caractérisés par l’expérience migratoire. Tous ces emplois ou non-emplois

74 signifient que les immigrants chinois avaient peu de contacts avec les institutions administratives chinoises avant d’arriver en France, c’est la raison pour laquelle ils maîtrisent peu le langage d’écrit. Leur expérience des institutions administratives s'est formée en France, lors d’interactions avec ces institutions.

Ainsi, le langage des migrants chinois est marqué par leur trajectoire migratoire et entre dans la vie quotidienne. De cette façon, les migrants chinois ont inventé un système sociolinguistique, basé sur leurs connaissances et expériences dans le pays d’accueil. Lors des échanges, j’emploie leur langage, ou le langage indigène, pour parler.

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