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Représentations sociales de la justice et rapports à l’altérité

Malgré ce que nous venons d’écrire, les sujets profanes pensent la justice et le droit et, simultanément, les inégalités sociales et notamment leurs conséquences en termes de pauvreté (Jacquemain, 1995 ; Staerklé, 2000). Les représentations profanes de la justice et du droit sont intrinsèquement liées au rapport ego-alter (Jodelet, 2005 ; Markovà, 2007), partant du principe que les représentations sociales se construisent dans un lien dialectique avec les rapports sociaux (Doise, 1976, 1985, 1990, 2001 ; Deschamps & Clémence, 1990,

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2000 ; Staerklé Staerklé, Delay, Gianettoni & Roux, 2007a, 2007b ; Jodelet, 1989a, 2008 ; Boutanquoi, 2008) dans lesquels elles s’inscrivent et qu’elles participent à construire et à alimenter. L’altérité que représentent la pauvreté ou l’exclusion (Jodelet, 1996) peut être pensée et interprétée à travers des théories naïves de la justice et du droit permettant de se positionner vis-à-vis de ce qui serait une ou des manières justes d’y faire face socialement et individuellement ainsi que de justifier et/ou de dénoncer les recours aux droits sociaux. Elles sont en lien avec des manières de penser l’autre et soi-même en termes de reconnaissance et de responsabilité. Comment les sujets faisant l’expérience de et/ou luttant contre cette mise en altérité pensent-ils leur situation et leur recours aux droits sociaux potentiellement stigmatisant ? Nous faisons l’hypothèse que ce savoir de sens commun participera à la mise en sens des expériences et à l’orientation des pratiques des sujets à propos de leur propre rapport au système de protection sociale.

2.1. Sens de la justice

Les sujets non-experts du domaine juridique et du droit ne méconnaissent pas la justice et le droit, comme peuvent le penser certains spécialistes. D’une part, la justice en tant qu’idée(s) et pratique(s) est constante dans la vie quotidienne des groupes et de leurs membres (Kellerhals et al., 1995 ; Ricœur, 1995, 2001) ; et, d’autre part, la pensée de sens commun permet d’évaluer la justice de la Justice, qu’elle soit distributive (Azzi, 1998 ; Jacquemain, 1995) ou pénale (Robert & Faugeron, op. cit. ; Fieulaine, Kalampalikis, Haas & Béal, 2013 ; Béal, Kalampalikis, Fieulaine & Haas, 2014) ; voire plus globalement la justice de l’Etat (Staerklé, Delay, Gianettoni & Roux, 2007a, 2007b).

La justice est un thème central de la vie et de la pensée sociale (Markovà, op. cit.). Elle est un concept moral et éthique que les philosophes, de Aristote (l’Ethique à Nicomaque) à Rawls (1987) ou Ricœur (1995), ont identifié au prédicat, à la vertu fondamentale des sociétés (Pharo, 2001). Elle constitue un enjeu essentiel dans la vie des groupes, des sociétés et de leurs membres (Jost & Kay, 2010), pouvant englober tous les autres (Jacquemain, op. cit. ; Moscovici, 1990). Elle peut être opposée à l’amour (Ricœur, op. cit. ; Lefebvre, 2011) ou à la paix, dans lesquelles il n’y a pas de principes d’équivalence (Boltanski, 1990) ; ainsi qu’à la violence ou à la force pure en tant que mode de résolution d’un sentiment d’injustice (Boltanski, op. cit. ; Boltanski & Chiappelo, 1999 ; Ricœur, op. cit. ; Jouard, 2008 ; Castoriadis, 2011). Aussi, c’est à travers leurs sens et, par extension, leurs corps que les sujets ressentent une injustice (Ricœur, 1990, p. 231 ; Michel, 2013 ; Pharo, op.

cit.) et que des conflits prennent forme (Felstiner, Abel & Sarat, 1981). La justice apparaît ainsi comme

incrustée dans les corps sociaux et individuels, à la manière d’un habitus comme le décrivait déjà Aristote (Ricœur, 2001), ayant une forte charge émotionnelle. Par conséquent, le sens de l’injustice se situerait avant celui du juste (Ricœur, 1990, 1995 ; Dubet, 2005 ; Amério, 1997 ; Lefebvre, op. cit.) constituant un « cri d’indignation » (« c’est injuste ! ») à propos des trois champs principaux de la justice : la distribution, le contrat, la sanction (Ricœur, 1995, p. 11).

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De plus, la justice peut être considérée comme une compétence (Boltanski, op. cit.) qui peut être qualifiée d’anthropologique en tant que grammaire publique et aptitude universelle des individus à porter un jugement moral et à se plaindre d’une injustice (Lemieux, 2009). Cette compétence permet de dire ce qui est injuste, inscrit dans les capacités critiques des sujets (Boltanski, 2009) en tant qu’activité sociale « naturelle » (Walzer, 1990), se conduisant ainsi en véritable « philosophe » (Dubet, 2005, p. 495). Cette faculté individuelle est une compétence éminemment sociale, inscrite dans la culture et l’histoire, ainsi que dans la tension entre l’individu (ego) et la société (alter). Car la justice ne se pense ni dans un vide social, en l’absence de l’autre (Ricœur, 1990, 1995, 2001), ni dans un vide représentationnel et normatif, comme, par exemple, à travers les termes des principes universaux de justice (Doise, 2001). Comme l’explique Jacques Rancière (2009, p. 130), « l’historicité démocratique est le type d’historicité qui est défini par le fait que n’importe qui peut être traversé par des mots comme liberté, égalité, fraternité, pour prendre l’exemple le plus simple ».

Ainsi, de notre point de vue théorique, celui des représentations sociales, l’idée de justice permet de penser et de construire la réalité et de s’y mouvoir. Les représentations sociales de la justice fonctionnent comme une « herméneutique du juste » (Ricœur, 1995), c’est-à-dire une précompréhension éthique du juste, inscrit dans un appareil imaginaire caractéristique de certaines traditions, cultures, histoires... (Abel, 1996, p. 77). Elles constituent des « préjugés », comme autant de manières de penser le bien et le mal, le beau et le laid, le vrai et le faux, ainsi que les façons de vivre-ensemble, les bons et justes rapports aux autres ; et notamment les inégalités socio-économiques et le phénomène de la pauvreté.

2.2. Théories profanes de la justice

Si la justice est un théma de la pensée sociale (Markovà, op. cit.), elle est un objet de représentations équivoque, polémique et polyphasique. Les mouvements sociaux et politiques se distinguent et s’activent essentiellement à travers ces distinctions représentationnelles. Les relations sociales et les rapports sociaux s’organisent fondamentalement autour de ces représentations polémiques et antinomiques. Cet objet social complexe est constitué de divers « schèmes de raisonnement » (Roux & Clémence, 1999), constituant un « métasystème de rapports sociaux » (Doise, 1989) utilisés par les groupes et leurs membres pour décider et évaluer les modèles de justice à appliquer dans la distribution et l’échange des biens matériels et/ou symboliques ; ils permettent de dire quelles sont les inégalités justes et injustes dans des contextes sociaux ; autrement dit pour faire face ou avec les inégalités sociales. Ce sont des modèles de base qui président à la distribution des ressources, des droits, et qui sont modulés dans les contextes sociaux dans lesquels ils sont ancrés et utilisés (Kellerhals, Coenen-Huther & Modak, 1986, 1988 ; Kellerhals, Modak & Perrenoud, 1997 ; Kellerhals, 1995). Ils peuvent rentrer en contradiction les uns avec les autres (Boudon, 1977) ou coexister entre eux (Staerklé, Delay, Gianettoni & Roux, 2007a, 2007b ; Dubet, 2005 ; Hochschild, 1981 ; Frosé, 2014 ; Parodi, 2011).

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En effet, il n’existe pas un critère unique de justice comme Rawls (1987) en fait l’hypothèse, mais davantage une critériologie limitée (Ricœur, 1995 ; Pharo, 2001). Heinich (2007, p. 129) en distingue cinq qui semblent embrasser l’éventail des conceptions profanes de la justice : l’égalité, le hasard, le rang social, le besoin et le mérite. Mise à part l’idée d’égalité stricte ou de sa version moins stricte visant à la réduction des inégalités sociales « intolérables » (Dubet, 2005) sans condition, toutes les autres idées de justice distributive pourraient être englobées dans la notion d’équité (Heinich, op. cit.) ; chacune exprimant, d’une certaine manière, une différence justifiant une inégalité. Seule l’égalité permet d’éviter d’avoir à se mettre d’accord sur des critères (justes) d’inégalité et de hiérarchie.

Deux grands principes profanes de justice peuvent donc être séparés : celui de l’égalité stricto sensu et celui de l’équité. Cette distinction est effectuée entre autres par Ricœur (1990) à partir des réflexions d’Aristote36

opposant le partage et la part, ou l’égalité arithmétique et l’égalité proportionnelle37. Pour Aristote, l’égalité arithmétique (un être humain est égal à un être humain) ne serait pas possible à cause de la nature des personnes en jeu et des choses à partager. De ce point de vue, la justice distributive viserait « (…) à rendre égaux deux rapports entre chaque fois une personne et un mérite. Elle repose donc, explique Ricœur, sur un rapport de proportionnalité à quatre termes : deux personnes et deux parts » (op. cit., p. 235). Toute une tradition de recherches en psychosociologie s’est développée autour de ce principe d’équité (Kay & Jost, 2010 ; Azzi, 1998 ; Azzi & Klein, 1998 ; Fischer, 1992 ; Finkelstein & Truchot, 2006) 38, centrale dans les sociétés occidentales (Dumont, 1985 ; Dubet, 2013 ; Duru-Bella, 2009).

Selon Adams (1965), une situation est inéquitable et donc injuste dans la mesure où ce que nous recevons (récompenses, résultats, rétribution, bénéfices, allocations, droits…) n’est pas proportionnel à nos apports et nos contributions dans un échange. À travers cette règle, chaque individu obtient (ou devrait obtenir) des biens, des ressources, des résultats en fonction de ses investissements personnels (Walster, Walster & Berscheid, 1978). En plus de cette comparaison entre investissements et récompenses, cette estimation de l’équité est effectuée à travers des comparaisons sociales avec d’autres individus et/ou d’autres groupes pertinents, afin de juger si ce qui est obtenu individuellement ou collectivement est juste ou non39. S’il y a sentiment d’inéquité, les sujets vont s’engager dans une réduction du sentiment d’injustice, soit de manière objective, soit en termes subjectifs (en modifiant les termes de la comparaison) (Kay & Jost, op. cit.).

      

36 Ethique à Nicomaque.

37 Cf. aussi Lefebvre, 2011.

38 D’abord développée dans les recherches de Homans (1961), Adams (1963, 1965), Blau (1964), Walster, Walster et Berscheid (1978), ou Berkowitz & Walster (1976), la théorie de l’équité est devenue l’approche psychosociale dominante concernant les critères de justice (Azzi, 1998), du moins le critère de justice le plus étudié (Azzi & Klein, 1998 ; Fischer, 1992). Ces recherches ont ainsi permis au concept de justice de devenir un champ d’étude à part entière en psychologie sociale (Finkelstein & Truchot, 2006) dont on ne compte plus, ou difficilement, le nombre de productions. Elles se sont développées en s’inscrivant notamment dans les théories de la comparaison sociale (1954) et de la dissonance cognitive (1957) développées par Festinger.

39 Un ratio est effectué entre nos rétributions (RS) et nos contributions (CS) que nous comparons au même ratio que nous composons pour autrui ou un « autre de référence » (RA et CA). La situation est inéquitable (RS/CS<RA/CA) quand le sujet estime qu’il est sous-récompensé ou quand il s’estime sur-sous-récompensé (RS/CS>RA/CA) par rapport à l’autrui auquel il se compare. Et la situation est équitable (RS/CS=RA/CA) quand, par rapport à l’autre de référence, les ratios sont équivalents. Des études, comme celle de Leventhal (1976) mettent en évidence que, dans certaines conditions, les individus donneraient plus aux autres qu’à eux-mêmes dans le cas où leur rendement est jugé inférieur à celui des autres.

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Cette règle de l’équité s’inscrit dans ce que Staerklé et ses collaborateurs (2007a) nomment « la conception du libre marché », devenue « le principe maitre de la répartition des ressources » (p. 35), développant l’image d’un individu rationnel et responsable individuellement de sa vie, de ses actes (Joffe & Staerklé, 2007). Dans le domaine économique, la norme de proportionnalité est celle qui serait le plus communément acceptée (Deutsch, 1975 ; Hochschild, op. cit. ; Kellerhals, Coenen-Huter & Modak, 1988). Elle correspond à une conception des rapports sociaux qui est liée intrinsèquement à l’éthique du travail (Weber, 1964) et l’image d’un individu autonome et responsable individuellement (Staerklé, 2005).

Les travaux en psychologie sociale portant sur la justice se sont largement focalisés sur l’équité avant d’élargir les recherches aux théories profanes de l’égalité et du besoin. Deutsch (1975, 1985) montre que si l’objectif de la situation est la productivité économique, le mérite sera préféré ; si l’on se focalise sur la recherche ou l’entretien de relations sociales en tant que telles (harmonie), l’égalité est privilégiée ; si le but est le développement et le bien-être personnel, la règle du besoin est le critère choisi. Hochschild (op. cit.) montre que ces principes de justice peuvent se situer sur un continuum allant du principe d’égalité (absolue) au principe d’équité. En fonction des contextes, le choix du principe de justice évoluerait. Comme pour Deutsch, là où se jouent des rapports de sociabilité, l’égalité prévaut, alors que dans la sphère économique, c’est l’équité qui est mise en avant. Les normes de justice choisies par les sujets peuvent ainsi prendre des formes variées, ancrées dans des situations aux caractéristiques originales, nécessitant des principes de justice différents (Lerner, 1974, 1977 ; Törnblom & Foa, 1983 ; Kellerahls, Coenen-Huter & Modak,, 1988 ; Kellerhals, Modak & Perrenoud, 1997). Il y aurait donc coexistence de principes de justice différents, qui s’adapteraient plus ou moins à certains contextes d’échange (le travail, l’école, la famille, la politique…), mais aussi souvent mélange des principes de justice plutôt que monopole d’un seul (Kellerhals, 1995 ; Alves & Rossi, 1978 ; Shepelak & Alwin, 1986 ; Hochschild, op. cit. ; Rainwater, 1974 ; Dubet, 2005), tout en pouvant prendre en compte la hiérarchisation de ces principes dans le sens commun (Frosé, 2014).

L’équité, l’égalité et le besoin sont les trois représentations sociales normatives qui apparaissent quasiment systématiquement (Kellerahls, Coenen-Huter & Modak, 1988, p. 320) pour interpréter, penser les situations dans lesquelles les sujets se trouvent et se meuvent. Elles constituent les logiques profanes majeures de la justice distributive disponibles dans le savoir de sens commun, correspondant à différentes façons de concevoir le caractère juste ou injuste d’une distribution et d’appréhender les rapports sociaux interindividuels et intergroupes (Azzi & Klein, 1998). Autrement dit, elles correspondent à des projets relationnels instituant la juste distribution des droits (Kellerahls, 1995 ; Staerklé, Delay, Gianettoni & Roux, 2007a). Elles peuvent participer à la dénonciation des inégalités et à la construction des recours aux droits et notamment des conflits pour y accéder (Coates & Penrod, 1981) constituant la première étape du conflit, la nomination (naming) de l’injustice ou d’un besoin (Felstiner, Abel & Sarat, 1981). Elles permettraient ainsi de justifier symboliquement et pratiquement les recours aux droits sociaux émergeant particulièrement dans les situations de non-réception et/ou de non-demande. Aussi, ces théories profanes de la justice permettent de justifier des inégalités.

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Les théories profanes de la justice, que nous avons présentées, sont simultanément des représentations des rapports sociaux ou des « conceptions de l’ordre social » (Staerklé et al., 2007a), prônant des projets relationnels (Kellerhals, 1995 ; Kellerhals et al., 1997) ; autrement dit, elles sont des manières d’appréhender et d’organiser les rapports aux autres. Elles sont constituées de catégorisations, de comparaisons sociales et d’explications, processus majeurs à l’œuvre dans la pensée sociale et la construction des représentations sociales (Moscovici, 1984, 2002 ; Deschamps & Clémence, 2000, p. 109-112 ; Staerklé et al., op. cit.). Et, ces principes de justice, en tant qu’ils sont des représentations de l’ordre et du désordre social, autrement dit du vivre-ensemble, agissent comme des « principes organisateurs de prises de positions » à propos des politiques sociales et pénales mises en place dans un groupe, une société (Staerklé et al., op. cit.). Ils participent à mettre en sens, à symboliser les rapports sociaux et à orienter les sujets quant au soutien ou à la dénonciation des interventions des pouvoirs publics face aux inégalités socio-économiques et aux incivilités. La conception libérale des rapports sociaux basée sur l’idée du mérite et une distinction interindividuelle, soutient un « Etat minimal », alors que la dénonciation des inégalités structurelles entre groupes sociaux antagoniques (dominants/dominés) favorise le soutien de politiques sociales réparatrices des inégalités.

2.3. Les limites de l’égalité

Les recherches sur les représentations sociales de la justice et du droit mettent notamment en évidence la grande complexité à rendre la justice dans des situations concrètes, les décisions étant à chaque fois modulées par les contextes sociaux dans lesquels elles sont prises et les individus et groupes en jeu (Clémence & Doise, 1995 ; Clémence & Roux, 1999 ; Doise, 2007 ; Clémence et al., 1994 ; Jaquemain, 1995 ; Elcheroth & Spini, 2007). C’est pourquoi, quand un droit particulier est inscrit dans un contexte organisationnel et social spécifique, on observe que les principes d’universalité, d’indivisibilité, d’inviolabilité, d’égalité des droits, peuvent être mis à l’épreuve, au profit de régulations, de normes sociales et de dynamiques interindividuelles et intergroupes, et notamment du principe à chacun ce qu’il mérite (Clémence & Doise, op. cit., p. 390 ; Doise, 2001, 2004, 2007). Les travaux sur les représentations sociales des Droits de l’Homme (Doise, 2001, 2009), de la justice sociale (Jaquemain, 1995), de la solidarité (Clémence, Egloff, Gardiol & Gobet, 1994), de la citoyenneté (Sanchez-Mazas, Van Humskerken & Casini, 2003), de l’Etat (Staerklé et al., op. cit.) ont largement montré que dans des contextes sociaux, l’application du principe d’égalité est soumise à des logiques psychosociales inscrites dans des normes, des valeurs et des croyances régissant les relations interindividuelles et intergroupes, liées à des catégorisations, des comparaisons sociales ainsi qu’à des explications des inégalités. En effet, l’adhésion théorique et abstraite aux Droits de l’Homme (prônant l’abolition des différences) n’est pas affranchie de pratiques discriminantes, perdant très souvent leurs visées universalistes et « humaines » quand il s’agit de les appliquer concrètement dans des relations interindividuelles et intergroupes. Ainsi, des inégalités sont régulièrement tolérées et justifiées dans la vie quotidienne, notamment quand les individus et les groupes

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victimes de ces inégalités sont dans une situation contre-normative vis-à-vis des normes dominantes et/ou qu’ils sont dans une position sociale dominée (les femmes, les étrangers, les pauvres...) (Doise, 2007).

Les représentations des droits humains peuvent fonctionner à l’envers et engager la mise en place de « conditions qui empêchent leur mise en pratique » (op. cit., 2004, p. 26), mais également à l’endroit, comme une arme symbolique, performative, voire juridique pour dénoncer leur violation (op. cit.) et ainsi pour (ré)affirmer le principe d’égalité et d’universalité des droits. En effet, le principe de justice « à chacun ce qu’il mérite », tendant à constituer des digues entre les individus et/ou les groupes, peut aussi être dénoncé, participant à la revendication d’une réduction des inégalités sociales, à la réclamation de plus de droits sociaux et d’un Etat redistributeur (Staerklé, Delay, Gianettoni & Roux, 2007a ; Elcheroth & Spini, 2007 ; Clémence, Egloff, Gardiol & Gobet, 1994). De ce point de vue, les « droits de l’homme » peuvent être identifiés à des « idées forces » (op. cit., 2001), permettant de dénoncer des inégalités sociales structurelles, l’arbitraire autoritaire, l’exploitation…

Ainsi, ce sont dans les manières de penser le rapport à l’autre que l’idée fondamentale d’égalité peut être revendiquée ou remise en question. Différents « effets frontières » (Jaquemain, 1995 ; Clémence & Doise, op.

cit.) agissent dans la construction des représentations sociales de la justice et des droits, expliqués par des

ancrages sociaux différents (Clémence, Doise, de Rosa & Gonzalez, 1995 ; Doise, 2001 ; Staerklé, Delay, Gianettoni & Roux, 2007a), des contextes socio-économiques variés (Elcheroth & Spini, op. cit.), mais également par l’adhésion à des rapports sociaux symboliques et des conceptions de l’ordre social, liées à des croyances, des normes et des valeurs, agissant comme des principes organisateurs des prises de positions vis-à-vis des droits à distribuer et de la justice à instituer et à rendre.

‐ Sociocentrisme

Ces effets frontières sont notamment activés par le socio et l’égocentrisme (Clémence & Doise, op. cit. ; Doise, 2007 ; Deschamps & Clémence, 2000), autrement dit le favoritisme envers soi-même et son ou ses groupes d’appartenance, faisant écho à la théorie de l’identité sociale (Tajfel & Turner, 1979) et à celle des conflits réel (Shérif et al., 1961). Qu’il y ait compétition ou non entre des groupes, il a été montré que les individus ont tendance à adopter une attitude et des comportements avantageant les groupes auxquels ils se sentent appartenir et s’identifient (Deschamps & Clémence, op. cit., p. 127-128 ; Doise, 1976 ; Clémence & Doise, 1993). De ce point de vue, les mérites et les besoins de son groupe vaudraient en général plus que ceux d’autrui (Roux & Clémence, 1999, p. 105). En effet, les normes de justice mobilisées seront différentes en fonction de la proximité ou de la distance ressentie ou établie avec l’autre (Kellerhals, 1995, p. 267 ; Kellerhals

et al., 1986) faisant varier les limites dans l’accès et l’exercice des droits (Doise, 2004). C’est ce qu’a

notamment démontré Lerner (1977) mettant en évidence un lien entre le choix d’une règle de justice (mérite, égalité, besoin) et le type d’interdépendance à autrui préféré en fonction du degré de proximité institué avec lui (unité, identification, altérité) et d’abstraction des relations sociales (relation personnelle versus positionnelle,

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agentique). Le fait d’avoir en face de soi des individus concrets, personnalisés, activerait moins la règle du mérite que celle d’égalité ou du besoin ; alors que l’anonymat peut davantage être associé à l’utilisation d’une règle de proportionnalité, d’autant plus si l’autre n’est pas personnifié, mais est vu comme un agent social (Kellerahls, Coenen-Hutter & Modak, 1988).

Les normes de justice peuvent s’inscrire dans les variations de conscience du « Nous » (Kellerhals, 1995, p. 267) dans lequel se déroule un échange. Les frontières de la communauté à laquelle s’applique la justice permettent de comprendre en grande partie les normes de justice sociale à appliquer entre les individus et les groupes. C’est ce que montre Jacquemain (op. cit.) à propos des représentations sociales de la justice sociale en Belgique, liées à la question du rapport à la pauvreté et à l’accès aux droits sociaux. Des frontières larges ou restreintes de la « solidarité légitime » se forment en fonction de la définition du « nous » à laquelle adhèrent les sujets. La conception restreinte de la solidarité doit être réservée à la communauté proche, excluant notamment les étrangers, mais plus encore ceux qui ne « contribuent » pas pour recevoir des droits sociaux, autrement dit qui ne les méritent pas. Au contraire, ceux qui optent pour une conception élargie de la justice sociale n’adhèrent pas à cette idée de contribution et ne discriminent pas les étrangers dans l’accès aux droits sociaux. La justice sociale et la solidarité sont également en lien avec les représentations sociales de la citoyenneté,