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Notre étude se focalise sur les enchevêtrements du droit et du phénomène de pauvreté (De Cheyron & Gélot, 2007), à travers le thêmata recours/non-recours aux droits sociaux (Warin, 2009 ; Damon, 2002, 2003).

1.1. Rationalités et communications

Le phénomène de non-recours aux droits sociaux nous intéresse tout particulièrement car il semble mettre en échec les politiques publiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion ainsi que les rationalités officielles qui sous-tendent la production de ces offres de droits : les rationalités légitimées et instituées du droit et de l’économie, et l’image de l'homo œconomicus (Bourdieu, 2000). Ainsi, nous avons fait le choix d’explorer et de comprendre le phénomène du (non-)recours (Warin, 2010 ; Odenore, 2012) à travers le savoir de sens commun guidant les sujets dans leur parcours de droits et d’aides ; ayant une portée pratique et présentant les propriétés d’une véritable connaissance exprimant quelque chose sur l’état du monde et guidant l’action sur lui. Ainsi, le rapport aux droits sociaux et aux aides institutionnelles, en situation de pauvreté relative, apparaît être un objet pertinent pour étudier cette « rationalité autre » (Paicheler, 1984 ; Moscovici, 2012) que représente le sens commun et son épistémologie. Et inversement, l’étude de cette rationalité de sens commun, se distinguant de la communication spécialisée du droit, permettra d’élucider la problématique sociétale posée par le

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recours, à travers ses catégories explicatives (non-connaissance, non-réception, non-demande).

Pour ce faire, nous avons fait le choix d’étudier le recours aux droits sociaux d’un point-de-vue psychosocial et plus particulièrement via le domaine d’études investiguant la psychologie des représentations sociales initié par Serge Moscovici (1961). Plus précisément, nous interrogeons la construction des représentations sociales dans des contextes de recours aux droits sociaux d’un point de vue anthropologique, autrement dit en tant que forme de pensée sociale (Jodelet, 1989a, 2015). Cette approche invite à investiguer des contenus représentationnels spécifiques tout en interrogeant le rapport entre les processus et les produits des représentations sociales. Nous nous centrons donc sur la façon dont les représentations sociales, en tant que théories profanes socialement créées et agissantes, ont affaire avec la construction de la réalité quotidienne, la performativité, les pratiques et les communications qui s’y développent, ainsi qu’avec la vie et l’expression des groupes au sein desquels elles sont façonnées (op. cit., 1989a, p. 39).

Nous serons attentif aux processus d’objectivation et d’ancrage qui animent et permettent la production des représentations sociales, donnant la priorité au contenu permettant aux processus psychologique (objectivation) et social (ancrage) de fonctionner. Partant du principe que les sujets doivent rendre familier leur vie quotidienne et que les représentations sociales le permettent (Moscovici, 1961, 1988, 2013 ; Jodelet, 1984a ; Kalampalikis & Haas, 2008 ; Haas, 2006), nous nous focaliserons sur les manières de faire face à l’altérité de sa situation, à des « situations de crise, où l’apparente solidité du monde de la vie se fissure » (Bégout, op. cit., p. 75) et au risque de stigmatisation que cela engendre ; mais également au fonctionnement inverse de l’ancrage, permettant de maintenir l’étrangeté dans l’étrangéité (Kalamplalikis & Haas, 2008 ; Kalampalikis, 2006, 2009, 2010 ; Jodelet, 2005). Il sera également question de confrontation au savoir expert du droit, représentant « un autre monde » (Hermitte, 1999), en tant que communication spécialisée (Moscovici, 2012) et bureaucratique, non-dialogique (Markovà, 2007), étranger a priori au savoir de sens commun. Observe-t-on des phénomènes d’incommunicabilité (Moscovici, 2012) entre les deux rationalités en présence dans le recours aux droits ? Et comment la communication entre elles est-elle permise, favorisée ?

1.2. Altérités, reconnaissances et stigmatisations

L’intérêt d’étudier le recours aux droits sociaux en situation de pauvreté relative du point de vue de la psychologie des représentations sociales est que cela offre une possibilité d’appréhender un rapport à l’« autre du dedans » ou à des autres du dedans spécifiques, qui à l’instar de la folie, dessinent « les lignes du partage social » (Jodelet, 1989a, p. 33), tout en permettant d’observer les constantes psychologiques et sociales qui agissent dans la confrontation à cette forme négative de l’autre (Jodelet, 1996, 2005). Mieux, ce sont « les autres du dedans » eux-mêmes, les « outsiders » ou les sujets en proie à le devenir (Becker, 1963/1985), que nous souhaitons interroger, questionnant leur propre rapport au processus d’extériorisation auquel ils se confrontent, mais également leur propre rapport aux autres du dedans ; autrement dit « an insider’s View » des outsiders (Oyserman & Swim, 2001). Ainsi, nous questionnerons « (…) l’expérience vécue par ceux qui sont

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en butte à la mise en altérité et l’exclusion qui en résulte » (Jodelet, 2005, p. 46), dans un « coudoiement quotidien » (op. cit., 1989a) avec elle. Nous nous demanderons alors comment l'expérience d'une potentielle discrimination, « (...) qui est ressentie par eux comme un trouble qu’il leur est impossible d’ignorer ou d’éliminer » (Moscovici, 2002, p. 45), est vécue et pensée par les cibles de cette entreprise de rejet social. Rejet auquel les droits sociaux peuvent paradoxalement participer, tout en offrant une reconnaissance.

En effet, les expériences de recours à des droits subjectifs marquées par le principe de discrimination positive (Boujut, 2005) inscrivent les sujets dans une configuration relativement paradoxale mêlant et nécessitant à la fois la mise en exergue de sa différence, de son stigmate et une demande de reconnaissance (Moscovici, 1996). Dans ces configurations paradoxales de la communication, comment se jouent les rapports aux droits sociaux, reconnaissant (relativement) mais simultanément stigmatisant (relativement), comme c’est le cas des dispositifs d’égalité des chances ou de discriminations positives (Lorenzi-Cioldi & Buschini, 2005) ? Car si les sujets et les groupes expriment constamment un besoin de reconnaissance (Markovà, 2007 ; Honneth, 2000, 2006, 2007 ; Caillé, 2007), les identités assignées par les situations que vivent les sujets et par les dispositifs de droits sociaux auxquels ils sont éligibles (ou auxquels les sujets aimeraient être éligibles) peuvent jouer un rôle paradoxal et peut-être pervers dans ces pratiques de recours aux droits, synonyme de non-recours, du moins de tension symbolique dans le recours. Ainsi, dans ces enjeux de reconnaissance et de stigmatisation, nous réinterrogerons le rôle du partage social de son expérience vécue dans ces processus de recours au droit (Fieulaine, Kalampalikis, Haas & Béal, 2009 ; Béal, Kalampalikis, Fieulaine & Haas, 2014). Autrement dit, comment les autres (profanes et experts) agissent dans ces dynamiques de recours aux droits sociaux mobilisant des identités stigmatisées ? Comment les sujets sociaux développent une compréhension partagée de la stigmatisation dont ils peuvent se sentir victimes en tant que membres, ancrée dans des systèmes d’interprétation déjà-là, partant du principe que les « collective representations influence how the stigmatized perceive and appraise stigma-relevant situations » (Major & O’Brien, 2005, p. 399) ?

Aussi, dans ces enjeux relatifs à la reconnaissance et la stigmatisation, quelle place est donnée au corps dans les discours et les pratiques ? Nous faisons l’hypothèse que dans ces situations de manque relatif et dans des contextes de recours à des droits sociaux qui nécessitent souvent de valoriser ses manques (Memmi & Arduin, 2002), les corps auront une place centrale. Mais de quelles manières ces corps seront-ils représentés, à travers quelles figures et quels ancrages (Jodelet, 1994 ; Durif-Bruckert, 1994) ? Quelles incidences auront ces représentations sur les pratiques de droits ainsi que sur le rapport à l’ordre social institué ?

1.3. Conceptions de l’ordre social et représentations de la Justice

Contiguë à ces enjeux de reconnaissance (Dubet, 2007 ; Fraser, 2004), centraux dans le fonctionnement des représentations sociales (Markovà, op. cit.), au cœur du rapport à la pauvreté et aux droits, nous faisons l’hypothèse que le rapport empirique aux droits sociaux s’inscrit dans l’idée de justice et dans les représentations des institutions la représentant. Nous pensons que le recours au droit et en l’occurrence le

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recours aux droits sociaux se fait toujours dans un rapport à la justice (Fieulaine, Kalampalikis, Haas & Béal, 2009), à un niveau tant éthique que déontologique (Ricoeur, 1990, 1995, 2001). Nous observerons particulièrement l’usage des théories profanes de la justice (Kellerhals, Modak & Perrenoud, 1997 ; Clémence & Doise, 1995 ; Deutsch, 1975) et des droits fondamentaux (Doise, 2001, 2004, 2007 2009) dans les parcours de droits sociaux et les demandes de reconnaissance. Nous faisons l’hypothèse que la croyance en la justice du monde (Lerner, 1981), la responsabilité individuelle (Deschamps & Clémence, 2000), la « théorie de l’abus » (Dubois, 2012a), façonnant des conceptions de l’ordre social et expliquant des attitudes différenciées vis-à-vis du système de protection sociale (Staerklé, Delay, Gianettoni & Roux, 2007a ; Clémence, Egloff, Gardiol & Gobet, 1994), agiront comme des représentations sociales normatives guidant les pratiques de recours, pouvant créer des tensions axiologiques et un potentiel non-recours par choix (Warin, 2009, 2010 ; Mazet, 2010). Par ailleurs, qu’en est-il de la place des représentations du système judiciaire, système dont on connaît déjà la place saillante au sein des représentations sociales de la justice (Rober & Faugeron, 1978 ; Tostain, 1999) ? Celles-ci seront interrogées dans la perspective de judiciarisation des droits sociaux (Roman, 2010 ; Bernheim & Commaille, 2012) auprès des juridictions sociales (Joxe, 2014), pouvant participer à la formation d’attitudes plus ou moins favorables aux recours à la justice (Fieulaine, Kalampalikis, Haas & Béal, op. cit. ; Béal, Kalampalikis, Fieulaine & Haas, op. cit.) et à une critique globale des institutions gérant les rapports sociaux (Staerklé , Delay, Gianettoni & Roux, op. cit.).

Par extension et finalement, appréhendant le rapport à l’Etat « par le bas » (Darley, Gauthier & Mainsant, 2010 ; Dubois, 1999) à l’instar de l’étude de la street-Level Bureaucraty ou des travaux sur « la conscience du droit » aux Etats-Unis (Ewick & Silbey, 1998 ; Liora & Pélisse, 2004 ; Pélisse, 2005 ; Sarat, 1990), nous observerons les potentielles fragilisations des représentations du droit et de la justice instituée au regard de l’idée équivoque de justice (Ricœur, op. cit. ; Balibar, 2013). Comment les sujets, dans leur expérience vécue du monde et du droit, construisent-ils et/ou alimentent-ils une image positive et/ou critique de la Justice, du Droit, de l’Etat ; et donc un rapport tensionnel avec l’organisation sociale à laquelle ils participent ? Dans ces cas de figures, quelle est la force des « croyances axiologiques » (Boudon, 1995), des conceptions de l’ordre social et des droits fondamentaux en tant que représentations sociales normatives (Doise, 2001, 2009) et donc comme points d’ancrage des revendications de justice sociale ? Nous appréhenderons donc les discours produits par les sujets dans des contextes de recours aux droits sociaux comme des discours justificateurs et critiques (Boltanski, 1990) concernant tant leur situation personnelle que la société dans laquelle ils évoluent et se projettent ; en tant que praxis (Jodelet, 2006b ; Castoriadis, 1974) pouvant participer aux recours et aux revendications de droits.

Ainsi, globalement, nous nous demandons quelles sont les représentations sociales que les sujets sociaux construisent et mobilisent pour parler d’eux-mêmes, de leur trajectoire, de leur parcours de droit, mais également des autres qui participent symboliquement et/ou concrètement aux épreuves qu’ils traversent,

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renvoyant également à la question de l’organisation des rapports sociaux dans la société à laquelle ils participent ? Comment ces sujets décrivent-ils et évaluent-ils leur situation, leurs expériences, leurs pratiques ? Comment mettent-ils en sens leur expérience vécue à travers des représentations sociales déjà-là ? Comment vivent-ils et se représentent-ils leurs pratiques de droit ? Aussi, quels ancrages historiques, idéologiques, axiologiques sont à l’œuvre dans cette mise en sens, cette construction de la réalité sociale ? Quelles images sociales émergent dans les représentations produites par les sujets et comment celles-ci s’inscrivent-elles dans l’histoire des idées, des mentalités, à propos entre autres de la pauvreté, de la justice, du droit, etc. ?