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Les lieux d’accès aux droits et les professionnels du droit

Les professionnels du droit et de l’aide détiennent une place centrale dans les discours que nous avons recueillis et les observations que nous avons effectuées. Le recours à ces professionnels du droit apparaît comme une nécessité pour faire face au manque (partiel ou total) de connaissances, mais aussi et surtout à la complexité perçue et vécue du langage du droit et de la communication spécialisée qui en découle.

2.1. Le langage du droit et le recours aux spécialistes

En tant que tel, le droit et ses agents administratifs peuvent apparaître difficilement compréhensibles. Le langage utilisé par ces derniers chargés d’accorder/d’activer les droits peut être décrit comme un « jargon » de spécialistes, et donc abstrait, complexe et étrange. On observe ainsi dans ce rapport entre le langage profane et le langage expert du droit des effets d’incommunicabilité entre le droit et la pensée de sens commun.

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C’est à travers cette difficulté voire cette impossibilité de communiquer que Patricia (BDCR) décrit son rapport avec les agents du Pôle emploi et leur communication spécialisée. Elle pointe ce rapport à une communication experte, un vocabulaire et une grammaire spécialisés, comme une mise à l’épreuve, une violence qui lui est renvoyée et la sensation d’être rejetée dans une catégorie sociale étrangère. Elle se représente la communication avec « ces gens-là » comme impossible (« On peut pas discuter avec ces gens-là. C'est tout ») du fait de leur « jargon professionnel », « qui fait qu(’elle) peu(t) pas le comprendre », ne se situant « pas dedans ». Dans cette confrontation avec le savoir spécialisé et bureaucratique, elle a l’impression d’être prise pour une folle, une « idiote », une « moins que rien » par les « agents Pôle emploi » (« j’étais vraiment l’idiote, la moins que rien »). Elle se sent déconsidérée, non reconnue, réifiée par ce langage bureaucratique, ce « jargon », qui lui renvoie une image négative d’elle-même. Elle n’arrive pas à entrer « dedans » ce « jargon professionnel », se sentant exclue, extérieure, étrangère à ce savoir. Elle a ainsi ressenti le besoin de « se confronter à des gens qui sont pas dans la folie » et qui se « rendent compte qu’on n’est pas fou » en parlant aux professionnels du droit des BD/MJD.

Rosa (25 ans, ALIS) évoque aussi le rapport à ce langage spécialisé et bureaucratique des administrations comme un rapport difficile et étrange. Et ce malgré le fait qu’elle ait un niveau relativement élevé de formation scolaire. Au-delà du fait que les administrations puissent être relativement déshumanisantes, ne prenant pas le temps de s’intéresser aux personnes, à leur vécu… elle pointe une différence structurelle avec le droit et ses spécialistes. Selon elle, « les administrations, c’est impossible d’avoir un dialogue avec, on parle pas la même langue quoi ». Pour comprendre « comment ça se passe au niveau de toutes les démarches administratives », il faudrait soit « une formation », soit « être une assistante sociale ». Ainsi explique-t-elle encore : « les assistants sociaux savent, savent faire leurs papiers quoi (rire) », « pour les autres c’est galère quoi ». Elle s’en remet donc aux assistantes sociales, comme celle d’ALIS, qui savent « faire les papiers », qui connaissent les droits, les « démarches administratives », qui « sont formées », « connaissent le langage des administrations », mais qui « savent aussi parler normalement », « permett(a)nt une interaction avec les administrations ». Les professionnels du droit comme les juristes des BD/MJD ou les travailleurs sociaux d’ALIS apparaissent comme des traducteurs et des interprètes permettant de passer d’une langue (experte) à l’autre (profane).

En effet, la communication avec le droit semble être permise ou facilitée par les professionnels du droit qui assurent une traduction d’un langage à l’autre. L’interaction avec les agents administratifs est donc rendue possible ou facilitée par des « intermédiaires » qui permettent de communiquer avec eux, à l’image de médiateurs culturels. Des passeurs qui permettent ainsi de traduire et d’interpréter des langues différentes et de rendre possible la communication entre ces mondes autres. C’est que décrit également Kamel (ALIS) pour qui l’assistant social est « un intermédiaire entre (…) la vie et (…) entre les citoyens et l'administration ». Ce phénomène a été largement observé dans les interactions au sein des BD/MJD et notamment durant les entretiens juridiques, dans cette double nécessités de faire correspondre le problème exprimé par les sujets en termes de droit et de vulgariser le savoir et la communication spécialisés du droit en termes courants, profanes.

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Les spécialistes du droit permettent donc de traduire des besoins, des injustices, dans les termes techniques du droit, et parallèlement, de s’exprimer à travers la communication spécialisée du droit. Ils rendent possible l’inscription fondamentale et nécessaire à tout recours aux droits d’un problème, d’un besoin, d’une plainte, d’une injustice dans le discours et les catégories du droit.

2.2. Face au droit, face à l’écrit

Plus largement, c’est le rapport au droit en tant que savoir écrit qui pose problème dans les démarches de droit. Les sujets interviewés et observés dans les deux lieux d’accès au droit expriment largement un rapport fragile avec la communication écrite et bureaucratique propre au droit nécessitant une aide. Les « papiers » concentrent cette communication réifiée, écrite, propre au droit qui pose problèmes aux sujets dans leurs pratiques et leurs recours aux droits sociaux. Nous l’avons observé à ALIS dans les besoins d’aides qu’exprime une partie des sujets usagers pour lire et comprendre ce qui est écrit sur les courriers qu’ils viennent de recevoir, se tournant soit vers les autres usagers soit vers les acteurs de l’association.

Les sujets que nous avons interviewés expriment particulièrement leur besoin d’aide pour lire, pour comprendre le sens de ce qui est écrit, et pour écrire des lettres formalisées selon les canons du droit, remplir des dossiers pour demander des droits ou faire une démarche administrative… Ainsi, le recours aux professionnels du droit apparaît comme fondamental, permettant de pallier ce manque. Cela a particulièrement été exprimé par les sujets interviewés dans les BD/MJD. C’est ce qu’exprime par exemple Farid (MJDV), conducteur de bus, qui sait pourtant lire et écrire, mais qui ne se définit pas comme « un pro de l’écriture ». Ainsi parle-t-il de l’aide des juristes de la MJDV :

« Ha ouais, ça m'a aidé parce que je suis pas un, je suis pas un pro de l'écriture. Hein. Ça m'a aidé. Si ça m'a aidé. Je l'ai envoyé. » « Ouais, j'ai été satisfait. Elle a même écrit le courrier. Que demander de plus. » (Farid, MJDV)

Sarah (59 ans) explique aussi qu’elle vient à la BD de Vénissieux pour être « aidée envers les papiers » : « Parce que je sais pas remplir les papiers. Je sais pas lire. Je sais pas quoi faire. Je suis perdue ». C’est ce que décrit également Lamine, nous relatant sa relation avec les BD/MJD depuis 2009 : « Je viens souvent quand j'ai des problèmes. Surtout je sais pas bien lire et surtout je peux pas écrire. Je viens ici, ils me font des lettres » (Lamine, MJDV).

Un sujet usager de la BDV, y venant pour un problème commercial, recourant parallèlement à l’AAH100, nous expliquera longuement que cet accès gratuit au droit permet aux « étrangers » comme lui ou les « gens d’ici » « qui sont nés en France » mais qui ne savent pas parler français, ou les « illettrés », d’écrire des lettres administratives. Il nous dira : « Le problème qui m’amène c’est les papiers. Je suis incapable de faire une lettre administrative moi-même. Donc je suis obligé de passer soit par la boutique de droit ou par un écrivain public ». Selon lui, les juristes, quand ils traduisent et écrivent une lettre pour les usagers des BD/MJD n’expliquent pas les choses à l’écrit comme on les explique à l’oral : « Ça fait une différence ». Ainsi, selon lui, certaines       

100 Dont nous n’avons pas retranscrit l’interview du fait qu’il venait à la BDV pour un problème commercial et non directement pour un problème de droit social.

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personnes préfèreraient pouvoir écrire eux-mêmes, s’exprimer avec leurs mots, mais ne peuvent pas et sont obligés de recourir aux professionnels du droit (et de l’écrit). Il y aurait ainsi une différence entre ceux qui peuvent écrire avec « leurs propres mains » et « ceux qui le font par l’intermédiaire des autres ». Cet usager ressent donc qu’« il y a toujours quelque chose qui manque » quand on passe par d’autres personnes et d’autres mains qui écrivent pour soi. Les sujets pourraient ainsi ressentir une dépossession de leurs démarches, de leurs affaires, quand ils ne maitrisent pas un minimum la langue française et notamment l’écriture101.

Le recours aux juristes des BD/MJD permettrait, pour les habitants de ces quartiers, de connaître les bonnes pratiques, les manières appropriées de recourir, caractéristiques quand il s’agit d’écrire un courrier. La rédaction d’un courrier juridique nécessite des règles que les juristes permettent de connaître, quand ils n’écrivent pas eux-mêmes le courrier. Fadhila (BDD) évoque les conseils des juristes qui lui permettent d’être dans une démarche « sérieuse » et appropriée aux normes du droit. C’est ce que dira aussi une juriste de la BDV en critiquant un usager qui avait écrit selon elle une lettre « laconique ». Les professionnels du droit permettent de communiquer avec les administrations en utilisant les « tournures de phrases » et les mots appropriés. Ils formulent les phrases correctement selon les règles juridiques nous explique encore Mme Denis (BDV) :

« Et puis parfois, je me dis, nous parfois, effectivement, on sait pas toujours bien formuler les phrases. […] Un mot peut dire beaucoup de choses. Faut faire attention. Y a des tournures de phrases qu'on ne connait pas forcément. Et je me dis quand même, à la boutique de droit ils connaissent mieux que nous. » (Mme Denis, BDV)