• Aucun résultat trouvé

Recours, (non-)reconnaissance et théories profanes de la justice

 

1.1. Recours et (non-)reconnaissance du droit

Les pratiques de droits sociaux dans lesquelles sont engagés les sujets que nous avons interviewés dans les deux lieux d’accès aux droits sont ancrées dans le thêmata reconnaissance/non-reconnaissance. Autrement dit, ils se sentent plus ou moins reconnus via les droits auxquels ils recourent. Si quelques sujets rencontrés et interviewés à ALIS se sentent relativement reconnus par le système social français (y compris quand ils ne reçoivent pas tous les droits auxquels ils recourent152), une large majorité de notre échantillon exprime un sentiment de non-reconnaissance et de discrimination dans leur situation et dans leurs pratiques de recours aux droits et aux aides. Ce sentiment survient particulièrement dans des situations où les sujets ne reçoivent pas les droits sociaux ou les aides sociales auxquels ils recourent et/ou estiment avoir droit, extrêmement saillant dans les BD/MJD du fait de l’offre d’accès aux droits que propose cette association. Dans ces cas-là, les sujets interviewés ont souvent évoqué le manque de reconnaissance dont ils se sentaient victimes en tant qu’individus, mais davantage encore en tant qu’appartenant à des catégories sociales spécifiques. Cela fait émerger aussi des sentiments d’injustice en rapport à d’autres catégories sociales qui seraient davantage reconnues, avantagées.

En effet, ce sentiment de non-reconnaissance s’exprime à travers la mobilisation de catégories sociales, à travers un ou plusieurs « nous » auxquels les sujets se sentent appartenir/participer et au(x)quel(s) ils       

152 Ce sont par exemple Kamel et Christelle que nous avons rencontrés à ALIS, qui ne ressentent pas de sentiment d’injustice et de non-reconnaissance vis-à-vis de leur situation, vis-à-vis de la non-réception d’un ou plusieurs droits. Un autre exemple très marquant est celui de Martin (que nous avons interviewé sans l’enregistrer) qui est originaire du Rwanda et qui a obtenu l’asile politique, il ne s’estime pas lésé par le système de solidarité français, bien qu’il ne puisse pas avoir accès à l’hébergement d’urgence, faute de places et qu’il ait été amené à « dormir » plusieurs nuits dehors. Ils se sentent aidés de manière juste, parce que généreuse et suffisante, et reconnus par l’Etat français et son système de protection sociale.

179

s’identifient. Si ce sentiment émerge de leur expérience vécue subjectivement, ils s’unissent à une communauté, une corporation, un groupe, un ensemble d’individus réunis sous un nom. Se sentant appartenir à ces catégories, ils se sentent rejetés par la société instituée, par un « ils », un « eux », qui peut représenter les pouvoirs publics, l’Etat, le droit, la justice, la France... Ils se sentent discriminés, délégitimés, voire rejetés dans l’inhumanité. Leur expérience vécue vient donc s’inscrire dans des catégories sociales d’appartenance qu’ils estiment non-reconnues, stigmatisées. Ils dénoncent la situation et la position dans laquelle ils se sentent être mis, qui se rapprochent de « rien », tout en revendiquant leur appartenance à une partie ou/et à un tout.

Il est difficile d’énumérer ici toutes les catégories sociales mobilisées par les sujets ayant exprimé ce discours durant les entretiens. Mais elles renvoient toutes à des catégories dévalorisées socialement, en tous cas jugées en tant que telles et comparées, au moins implicitement, à une catégorie sociale opposée. Ce sont les « malades » (Abdelatif, BDV) ou les « handicapés » (Josiane, Sarah, Fatiha, Akio - BDV, Abdel - ALIS), les « invalides » ; c’est la « classe pauvre, plus foncée dans la tête », les « étrangers », les « arabes » (Driss & Lamine, MJDV), les « antillais », les « français black » (Kasan, ALIS) ; les « français » (J.-P., ALIS), ceux qui ont « des papiers » (Thierry, ALIS). Ce sont les « petits » (Tom, MJDV), les « chômeurs » (Patricia, BDCR), les « gens qui sont pas dans le système » (Ben, ALIS), les « travailleurs précaires » (J.-C., ALIS), les « locataires » (Driss & Lamine, Mme Denis, BDV). Ce sont encore les habitants des « Minguettes », les « vieux » (Sarah, BDV), les « artisans », les « indépendants » (Akio, BDV)… Elles montrent toutes des identités sociales en creux, du moins vécues et pensées ainsi. Pour parler de leur rapports aux droits, les sujets peuvent évoquer alors le sentiment de ne pas être « écoutés » (Sarah, BDV), « compris » (Patricia, BDCR ; Josiane, BDV) ; d’être « écrasés » (Driss & Lamine, MJDV), « escroqués » (M et Mme Akio, BDV)153 .

Les sujets interviewés utilisent le plus souvent plusieurs catégories sociales pour décrire, situer et dénoncer leur place, leur situation et leur vécu. Ces catégories sociales ne renvoient pas seulement à celles auxquelles les sujets se sentent appartenir. Elles peuvent être aussi celles avec lesquelles ils se reconnaissent avoir un destin commun, comme les « jeunes » pour Sarah qui se catégorise comme « vieille » ; ou les « retraités » pour Johnny (40 ans, ALIS) qui seraient confrontés à des politiques sociales injustes.

Ces revendications de reconnaissance renvoient, y compris quand les sujets se sentent reconnus, à des théories profanes de la justice distributive et à des conceptions de l’ordre social.

      

153 C’est ce que relate particulièrement Patricia dans son conflit avec le Pôle emploi pour la réception de son allocation chômage et la somme indue qu’on lui demande de rembourser. Elle fait face à de l’incompréhension de la part des agents administratifs, voire du désintérêt pour son existence même ; elle ne serait pas comprise dans ses interactions avec eux (« tu as des gens complètement incompréhensifs en face de toi, mais qui t’aident pas »), qui « tourne(nt) la tête » quand elle explique ses difficultés financières, ne se sentant pas exister : « C’est comme si t’existais plus ». Les interactions ne semblent pas en être tant les discours font émerger l’image d’une communication non-dialogique marquée par un sentiment de mépris. Elle relate, comme beaucoup d’autres sujets interviewés, cette impossibilité pour les agents administratifs de se mettre à leur place, les comprendre, éprouver de l’empathie par rapport à leurs besoins, leurs difficultés matérielles, leur souffrance.

180

1.2. Recours et théorie du besoin et de la souffrance

La dénonciation de la non-reconnaissance et la justification de la revendication de droits sociaux et d’aides s’effectuent de manière saillante à travers la théorie naïve du besoin. Dans le corpus que nous avons recueilli, nous constatons qu’une grande majorité des sujets interviewés dans les deux lieux d’accès aux droits exprime un sentiment de manque matériel, déplorant le fait de ne pas avoir assez de moyens financiers (d’argent) pour se procurer des biens qu’ils considèrent comme primaires, ordinaires. Ils relatent le fait ou leurs craintes de ne pas pouvoir satisfaire leurs besoins, accéder à ces services fondamentaux à la vie, à la sécurité, au bien-être et à la reproduction de leur force physique et psychologique.

Cette thématique du besoin est liée à celle de la souffrance corporelle, à la sensation d’être « mal » (Driss & Lamine, MJDV ; Mme Denis, BDV), d’être dans la « merde » (Johnny, ALIS ; Yannis, ALIS). Une partie des sujets interviewés dans les deux lieux d’accès aux droits expriment un sentiment de vulnérabilité matérielle lié à de la souffrance, du mal-être qu’ils éprouvent actuellement ou qu’ils ont pu éprouver dans un passé proche avant que leur situation ne s’améliore relativement au niveau matériel. Cela est particulièrement le cas des sujets éprouvant des difficultés pour se loger, surtout rencontrés à ALIS, mais également dans les BD/MJD (p.ex. Mme Denis, Josiane, Driss & Lamine, M. & Mme Akio). Assez largement, ils expriment des sensations désagréables, liées à la rudesse et à la rigueur de leurs conditions de vie matérielle. C’est ce que relate dès le début de l’entretien Nissa (ALIS), associant son passé « à la rue » pendant trois ans à la « galère » : « Parce que je suis resté trois ans dans la rue. J'ai beaucoup galéré ». Cette sensation renvoie aux « difficultés » vécues dans ces situations socio-économiques et notamment à la sensation de manque, de privation. Patricia (BDCR) décrit par exemple « une situation […] tellement » « difficile à vivre » du fait que le Pôle emploi lui aie coupé son allocation chômage et lui demande de lui rembourser une somme indue. Moha (ALIS) qui a 56 ans et plusieurs années de vie sans domicile fixe qualifie la « vie » de « dure ». Il oppose la sensation d’être confronté à la rudesse de la vie à la sensation de bien-être qu’il pourrait ressentir en ayant le « pouvoir (de) se laver », de « se raser », de « vivre heureux ». Ainsi, « être bien » en ayant ses besoins contentés (« Si on dort mal, on est mal nourri, on est mal logé ») permettrait d’être heureux. Fatiha (39 ans, BDV) introduit l’entretien, avant qu’on lui pose une question, en décrivant son « histoire » (« assez longue ») par un sentiment d’épuisement (« j’en ai marre ») et en marquant le fait qu’elle « subit » et « que c’est assez »154. Elle localise ses difficultés socio-économiques et les injustices liées à la non-réception de certains droits sociaux sur son dos : « Moi j'ai toute la totale qui tombe sur mon dos », faisant émerger l’image d’une constellation de problèmes et d’injustices accumulés durant son histoire individuelle marquée par l’accès conflictuel aux droits sociaux.

Ces situations de manque matériel peuvent s’expliquer par des ruptures conjugales (Johnny, Nissa, Christelle, ALIS), des situations de chômage (Driss & Lamine, Tom), des problèmes de santé (Abdelatif, BDV) (qui peuvent parfois se mêler). Mais elles peuvent également être dues au système de protection sociale lui-même qui n’aiderait pas suffisamment les personnes pour faire face à leurs besoins (Fatiha). Dans certains       

181

cas, les pouvoirs publics, le système d’accès aux droits, peuvent même mettre en difficultés matériellement les sujets, comme quand les bailleurs sociaux augmentent les charges énergétiques des logements sociaux (Driss & Lamine), que le Pôle emploi, la CAF réclament des « trop perçus » (Julien, Mme Denis BDV ; Patricia, BDXR) ou que les sujets se retrouvent interdits bancaire (Hamed, BDCR). C’est également le cas quand les sujets déménagent, changent de département et que les dossiers mettent plusieurs semaines voire plusieurs mois à être transférés d’une administration à une autre, ce qui décale la réception des droits et des prestations sociales (Nasser, Johnny, ALIS). C’est enfin le cas lorsque les sujets se voient refuser un droit social qui leur permettrait d’augmenter relativement leur budget (Josiane, Sarah, BDV).

L’enjeu ici est le « coût de la vie », le « pouvoir d’achat ». Les sujets parlent des prix, des factures. Ils listent les produits et les services qui leur semblent fondamentaux et qu’ils ont du mal à se procurer provoquant un sentiment d’insécurité matérielle et sociale. Certains biens, comme le pain, les cigarettes (Johnny, ALIS) sont des allégories décrivant cette société qui rend difficile une vie bonne. Ces biens de consommation sont souvent hiérarchisés, le logement, la nourriture étant parmi les plus importants. Les sujets décrivent ainsi une société marchande dans laquelle il est difficile de vivre convenablement, en sécurité, avec, de manière explicite ou implicite, une crainte de voir sa situation davantage s’aggraver. Cette topique du besoin est liée au sentiment de crainte que ses besoins vitaux, notamment relatifs au bien-être et à l’entretien des corps, ne soient assouvis. Ce sont les corps qui s’expriment dans cette thématique, à travers le risque ressenti ou le constat d’être en manque des biens élémentaires, primaires, pour la vie quotidienne : le logement, la nourriture, la santé… Ils développent la thématique et une théorie profane du besoin et expriment un sentiment d’insécurité individuelle et sociale, justifiant leurs besoins d’aide financière et donc leur recours aux droits sociaux et aux aides sociales institutionnelles (qu’ils ne reçoivent pas toujours à hauteur de leurs besoins, qu’ils se voient refuser…). Il faut préciser que les revendications de justice à travers cette théorie profane du besoin sont ancrées dans l’idée de décence. Autrement dit, les revendications de biens, des ressources, ne sont jamais indécentes et sont toujours caractérisée par une relative « normalité ».

Il est donc largement question, dans ces lieux du discours, des dépenses financières liées à la vie quotidienne et de leur coût élevé par rapport à un budget disponible, à un revenu réel. Les sujets sont nombreux à décrire leur budget qu’ils jugent faibles en rapport avec des prix d’achat ou de location trop élevés et qui augmentent toujours plus. Ils parlent de leur budget et revenu « réel », en lien avec ce qui pourrait constituer un « budget de référence », contrairement à un revenu qui serait exprimé en terme absolu, exprimant une représentation de la pauvreté en termes de consommation et non en termes de taux, de seuils ou de revenus médians. Le sentiment de manquer et la sensation de ne pas ou difficilement pouvoir combler ce manque, compte tenu du rapport entre des prix élevés et des budgets bas, mettent en évidence un sentiment de vulnérabilité matérielle et sociale. Ce sentiment d’insécurité sociale est en lien avec un sentiment de frustration et de privation subjective, ressentie comme telle, devenant la réalité objective des sujets eux-mêmes. D’autant plus objective que cette réalité n’est pas seulement individuelle, mais partagée collectivement. Si les sujets

182

interviewés peuvent individualiser les problèmes financiers et matériels rencontrés (comme Moha), ils ne parlent en général pas seulement de leur vécu subjectif, mais décrivent et évaluent un contexte social, auquel beaucoup de sujets et de catégories sociales sont confrontés (dans son immeuble, dans son quartier, dans son pays, dans le monde). Ils s’inscrivent dans un vécu partagé d’une vie « trop chère », où l’on « paye trop de choses » (Sarah, BDV) compte tenu des budgets restreints (« 7, 800 euros » par mois pour Mme Denis, BDV) qui se resserrent (comme « une bonne claque »), listant ainsi leurs charges (loyer, factures, assurance, alimentation, …). Est décrite « une société » dans laquelle « les gens ont des problèmes » à l’image de l’immeuble de Mme Denis où « tout le monde a des problèmes ». C’est donc une conception plus collective de la vulnérabilité matérielle qui s’exprime dans ces discours. Il y a ici socialisation d’un problème individuel, ancrage dans un vécu collectif. Les sujets s’identifient à d’autres personnes qui vivent une situation similaire à la leur. C’est ce qu’exprime avec fermeté Bermude (40 ans, ALIS), tenant un « discours généraliste » plus que personnel sur les difficultés financières : « c’est compliqué pour tout le monde. Moi, je n’ai pas un discours que personnel, moi j’ai plus un discours généraliste que parler de moi ».

1.3. Recours et théorie de l’équité

 

Dès qu’ils le peuvent, les sujets interviewés justifient largement leurs recours aux droits sociaux à travers la théorie de l’équité et l’idée libérale du mérite, relative à un investissement corporel et temporel lié à l’activité travail. Cela est particulièrement saillant quand il y a non-réception et sentiment de non-reconnaissance et d’injustice provoqué par cette non-réception ; mais également quand il y a réception, afin de justifier son recours. Émerge ainsi cette norme sociale fondamentale de notre culture. Le sentiment d’iniquité peut se construire à travers une comparaison entre ce que les sujets estiment avoir donné, investi (en temps, en travail, en santé...) et ce qu’ils reçoivent ou aimeraient recevoir matériellement et symboliquement. La mise en avant d’une identité méritante permet de donner de la grandeur à la revendication des droits sociaux ; et simultanément, elle donne de la valeur à son identité qui peut être largement dévalorisée.

Ainsi, c’est parce qu’ils ont travaillé et/ou parce qu’ils se définissent comme « travailleurs », comme des personnes méritantes, que les sujets revendiquent le droit d’être reconnus de manière équitable par les pouvoirs publics. Revendiquant ainsi leur participation au système économique et au système de protection sociale et donc leur besoin utilitaire et symbolique d’être reconnu par le droit. Ils estiment ainsi « avoir donné » (J.-P., ALIS ou encore Driss, MJDV), avoir « cotisé toute [leur] vie » (Monsieur et Madame Akio, BDV ; Patricia, BCDR), avoir « donné presque [leur] vie » (Driss) et ainsi devoir recevoir en retour, de manière équitable, une part de la collectivité instituée à travers l’Etat ; avoir « le droit de prétendre à ce droit (RSA) » comme l’exprime J.-P. (ALIS). L’idée d’équité, de mérite, peut ainsi être lu à travers le thêmata don/contre-don. Les sujets se représentent ici comme donateurs et en attente d’un contre-don juste en retour par le donataire que représente le droit institué. Aussi, à travers ces discours, les sujets peuvent se comparer à ceux qui ne

183

donneraient pas à la société en participant économiquement, en travaillant, comme « la personne qu’a jamais rien foutu de ses dix doigts », qui ne devraient pas pouvoir recourir au RSA, étant perçus comme des « profiteurs » de quelque chose qu’ils ne méritent pas (J.-P., ALIS) (nous allons y revenir).

L’équité peut être revendiquée par rapport à un effort fourni avant, en ayant cotisé dans une caisse commune, permettant de faire face au risque de chômage, de maladie, de pauvreté… Pour ne pas être « une main devant, une main derrière » comme l’illustre Tom (MJDV) « licencié économique » de son entreprise. Pour lui « il n’y a pas de cadeaux », ce sont « ses droits », ne lui donnant pas le sentiment de « profiter » : « Et ben je profite. Enfin, je profite ? C'est mes droits ». Les sujets n’ont pas ou moins l’impression de profiter des droits, qu’ils se représentent comme leurs droits en tant qu’ils s’en sentent propriétaires : « C’est mon droit » affirmeront ainsi plusieurs sujets interviewés, affirmation ne nécessitant parfois pas plus d’argumentations que cela. C’est ce que nous dira un homme rencontré à la BDV lors d’un entretien juridique, lui demandant s’il avait fait ses démarches pour obtenir le RSA, il nous répond « c’est mes droits, c’est tout ! » mettant un terme à la discussion155.

Pour arguer leur mérite à obtenir des droits sociaux, quelques sujets interviewés mettent par exemple en avant le fait qu’ils n’aient jamais été en arrêt maladie ou très peu, comme l’expriment par exemple Abdelatif et Sarah (BDV) recourant et n’obtenant pas tous les deux des droits relatifs à des problèmes de santé : « Ils ont tapé sur l’ordinateur. Depuis trente-huit ans, depuis 73, jusqu’à 2010. Ils ont tapé sur l’ordinateur. Ils m’ont dit « deux ans », deux ans d’arrêt de travail. Maladie. Deux ans sur trente-huit ans ! Hein ! » (Abdelatif, 56 ans). Abdelatif recourt au statut de « maladie professionnelle » auprès de la Sécurité sociale et dénonce le fait que cette dernière ne veuille pas le reconnaître en tant qu’appartenant à la catégorie sociale (« nous ») figurée par l’image de l’« ouvrier qui fait trente-huit ans à la fonderie », insistant (« écoute-moi bien ») sur l’effort et la souffrance que ce travail nécessitait : « La fonderie c’est pas la salle de prière », « et tu tombes malade. Et un Etat français, il te reconnait pas ». Ils peuvent aussi mettre en exergue la souffrance physique et psychologique qu’a occasionnée leur travail. Ils relatent alors des accidents de travail, les moments où le travail les a abimés physiquement, et montrent parfois les traces qu’ils en ont sur le corps (Johnny, ALIS ; Lamine, MJDV). Ou comme Mme Sarfati (BDV) qui ancre son expérience de licenciement, à 59 ans, d’une entreprise de nettoyage et l’injustice dont elle se sent victime (puisqu’elle est licenciée pour faute grave et ne reçoit pas d’indemnité) dans la mémoire de l’esclavage : « Travailler comme des esclaves ! À la fin qu'est-ce qu'on trouve ? Zero. Ben c'est pas bien ça (pleur) ». Cette rhétorique peut faire émerger un passé mythifié et nostalgique de travailleur. Moha (ALIS) qui a 56 ans et est usager régulier d’ALIS depuis une dizaine d’années relate son « palmarès », ayant commencé à travailler « à l’âge de 13 ans », justifiant ainsi son dépôt de « dossier » pour espérer obtenir « une retraite anticipée » ; mais paradoxalement, le détournant d’un recours à l’AAH. Comme si le présent se construisait via la mémoire et la nostalgie d’un temps où il était autonome et méritant.

      

184

Ainsi, les sujets estiment mériter les droits auxquels ils recourent, ce qui permet d’adoucir le sentiment de stigmatisation qu’ils peuvent ressentir dans leurs situations socio-économiques et dans leurs recours aux droits sociaux. Dans cette manière d’argumenter les recours aux droits sociaux, les sujets se défont de la plainte, de la

pleurnicherie dans lesquelles ils peuvent se sentir pousser pour accéder aux droits et aux aides (dont nous

parlions dans le chapitre précédent), pour adopter une attitude davantage revendicative, voire dénonciatrice,