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Les repères de la pensée narrative

Saisir la pratique

1. La fonction des récits

2.5 Les repères de la pensée narrative

L’analyse des récits s’effectue sur un territoire intellectuel ouvert et sans préjugés. Les récits sont pour ainsi dire dans l’attente d’être racontés et entendus, interprétés et analysés. Le chercheur adopte une approche patiente pour se mettre à l’écoute des récits : l’audition précède l’analyse. Comme les récits se signalent par des repères de temporalité, d’individualité, d’action, de contexte et de certitude, le chercheur se montre attentif à ces repères essentiels à l’expression de la pensée narrative. Les repères font ressortir le caractère narratif des expériences et la réalité des récits.

Les points de repères de la pensée narrative servent conjointement à circonscrire la réalité des récits et à maintenir leur intégrité. Les repères jouent le rôle de signifié et de signifiant. La signifiance narrative des repères guide l’analyse des récits du chercheur :

1) La temporalité permet de situer l’expérience dans le temps afin de retracer son histoire16. Le chercheur considère le passé et le futur de la présente expérience pour en dégager le sens. La pensée narrative se sert ainsi de la temporalité pour associer l’expérience à la personne dans le récit de son déroulement. L’absence de cette notion réduit l’expérience à sa simple expression factuelle. La pensée réductrice dissocie l’expérience de la personne pour attester la conformité et la régularité des expériences du grand récit.

Les récits de ma recherche mettent en avant l’expérience personnelle au sein des Églises mennonites locales. La notion de la temporalité offre aux récits la possibilité de personnaliser cette expérience de membre autrement que par la généralisation de données quantifiables.

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2) L’individualité permet de distinguer un individu parmi d’autres individus. Le chercheur isole une expérience d’entre toutes les expériences de la collectivité afin d’en rendre compte. De l’expression de l’individualité, la pensée narrative induit que l’individu est un sujet libre, capable de choisir et de répondre de ses choix. La pensée narrative se sert ainsi de l’individualité pour légitimer la particularité de l’expérience individuelle. L’absence de cette notion réduit l’expérience à un dénominateur commun applicable à la collectivité17. Le grand récit uniformise l’expérience de la collectivité alors que les récits personnels particularisent cette expérience.

Le grand récit des Églises mennonites raconte un récit d’appartenance à la confession mennonite alors que les récits personnels en racontent l’expérience. La diversité des récits de ma recherche offre la possibilité de relativiser l’uniformité du grand récit. La notion de l’individualité justifie l’écoute de ces récits afin d’analyser l’expérience québécoise de l’identité mennonite.

3) L’action relève du monde des intentions, des motifs et des buts. L’action a du sens, elle signale une histoire et des récits. Le chercheur décèle dans l’action des pistes d’interprétation pour caractériser l’expérience commune de tous par autant de récits distinctifs. La pensée narrative trace ainsi la voie interprétative qui part de l’action et mène à la signification particulière de l’expérience. L’absence de cette notion réduit l’action à la signification collective du grand récit. La notion de l’action distille l’essence personnelle de l’expérience commune18.

Les actions des membres des Églises mennonites locales et nationales signalent une histoire commune et des récits personnels qui permettront d’appréhender la globalité de l’expérience confessionnelle mennonite. Dans ma recherche, l’analyse des récits vise une compréhension pénétrante de l’expérience commune de l’appartenance mennonite afin de mettre en évidence la visée de la recherche sur l’identité culturelle mennonite et québécoise.

4) Le contexte révèle les éléments constitutifs de l’expérience. L’époque, le lieu, les personnes sont les indices inséparables et révélateurs de l’expérience. Le chercheur s’appuie sur ces éléments significatifs pour dégager le sens spécifique de l’expérience. La pensée narrative

17 Ibid., p. 30. 18 Ibid., p. 31.

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rattache toujours l’expérience au contexte immédiat. Elle s’y reporte pour percer le sens caché de l’expérience et acquérir une connaissance exacte et authentique. L’absence de cette notion réduit l’expérience à la dimension invariable et générale du grand récit. La notion contextuelle restitue la réalité historique de l’expérience qui est à l’origine des récits19.

Ma recherche priorise les récits des Églises mennonites locales de préférence au grand récit de l’Église mennonite nationale afin de restituer l’expérience contextuelle de l’appartenance mennonite. L’analyse des récits de ma recherche vise à définir la nature de l’expérience de l’appartenance mennonite.

5) La certitude de pouvoir démontrer l’évidence quantitative d’une expérience décrite par le grand récit est un état d’esprit qui contraste avec l’incertitude qui sied à la pensée narrative. L’incertitude est l’état d’esprit que requiert la pensée narrative lorsque le chercheur se trouve en présence d’un horizon significatif. La pensée narrative admet la difficulté de cerner l’intégralité de l’expérience comme de la rapporter. La notion de la certitude échappe à la pensée narrative de sorte que le chercheur se garde de figer l’expérience dans une analyse définitive. L’analyse de l’expérience est partielle et partiale, relative et subjective, en accord théorique avec l’évolution narrative du récit personnel20.

La notion de la certitude met au défi le chercheur d’aller au-delà de ce qui est reconnu et manifeste afin de faire reculer l’horizon de ses connaissances. L’analyse des récits de ma recherche vise la découverte de perspectives nouvelles capables de raconter l’appartenance mennonite.

Les cinq points de repères de la pensée narrative sont utiles pour distinguer les récits du grand récit traditionnel et pour s’engager dans la voie interprétative adéquate. Il va de soi que l’exercice de penser narrativement n’entraîne pas la démission de la raison ou le refus de recourir aux théories de la taxonomie. L’expérience est un sujet d’étude qui se prête tout aussi bien à la pensée objective et réductrice qu’à la pensée subjective et narrative. Penser narrativement indique donc l’angle d’observation du chercheur. Le grand récit fait ressortir l’importance de l’universalité alors que les récits accordent l’importance à la personne. Ainsi, l’analyse des expériences des

19 Ibid., p. 32. 20 Ibid., p. 31.

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personnes peut se faire à partir des données objectives de l’ethnicité, du genre, du niveau social, intellectuel et culturel convenant au grand récit, comme elle peut se faire à partir des données subjectives convenant aux récits personnels21. Lorsque le chercheur s’engage dans une recherche narrative, c’est pour trouver le sens des récits que racontent les personnes, mais chemin faisant, il garde à l’esprit la proximité du territoire voisin. Le chercheur tire un avantage que le grand récit n’a pas dit le mot de la fin, tout comme les récits, pour mener des incursions sur le territoire requis par sa recherche. Le cadre théorique des deux critères de l’expérience de Dewey et de la continuité enrichit l’étude de l’expérience que racontent le grand récit de la tradition et le récit de la personne. Il s’en suit que les deux territoires sont inséparables, car ils sont interconnectés22.