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ET SE LE RENDRE PROPICE

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Les méthodes mises en jeu pour se concilier le surnaturel et celles destinées à prendre contact avec lui font partie intégrante du même phénomène. L'un dérive de l'autre. Ces procédés sont à leur tour dé-terminés par la conception particulière du surnaturel qui existe dans une région donnée et par la nature de ses rapports avec les objectifs sociaux et économiques du groupe. L'attitude de l'individu sur ce point dépend en grande partie de son tempérament et de la position qu'il occupe dans la société. Une des principales erreurs commises dans l'interprétation des religions primitives est précisément qu'un sujet de cette ampleur et si riche en aspects différents ait été traité en termes généraux comme s'il n'affectait en tout et pour tout que les aspirations de mentalités naïves. Il est absurde de parler de l'homme primitif comme d'un être qui cherche à se concilier le surnaturel en

lui-même. Les ethnologues qui parlent de cette façon manifestent par là, sans le savoir peut-être, le degré auquel ils acceptent la théorie prédominante suivant laquelle pour l'homme primitif il n'existe qu'une mentalité tout-à-fait indifférenciée.

Nous avons mentionné à plusieurs reprises que la possession démo-niaque se caractérise par sa violence. Cette violence est aussi bien le fait du chaman que de l'esprit. Étant donnée l'intimité de ce contact, il ne saurait être question pour le chaman de propitiation et de conci-liation, pour autant que sa personne est en jeu. On peut même dire que son problème particulier est celui d'une adaptation. Cet ajustement est toujours une des activités essentielles de l'intermédiaire officiel entre l'homme et le surnaturel. Ainsi la violence dans ce rapport s'en-tend aisément. Maintenant il est aisé de comprendre l'élément de vio-lence existant dans ce contact. Cette viovio-lence est un reflet extérieur de ce conflit et est aussi une manifestation de la névrose du chaman.

Cependant le chaman, l'homme-médecine et le prêtre sont les inter-médiaires officiels de gens parfaitement [138] normaux qui souhaitent attirer l'attention des esprits et des dieux sur leurs aspirations qui sont également normales. Comment, du point de vue psychologique, le magicien s'y prendra-t-il pour aborder le surnaturel dans les cas où il doit être à la fois passif et actif ? Il développera une des faces du sujet au détriment de l'autre. Les faits dont nous disposons indiquent de façon définitive que des considérations économiques influencent sa décision et que de façon générale il préfère être un intermédiaire en-tre les esprits et la communauté. Les magiciens concentrèrent leurs intérêts autour de l'élaboration d'une technique qui pût mettre les laïques en contact avec le surnaturel. Leurs rapports personnels avec les esprits passèrent au second plan.

Des considérations d'ordre sociologique et économique renforcè-rent ces facteurs psychologiques si même elles ne les mirenforcè-rent pas en action. N'oublions pas qu'après tout l'homme-médecine gagne sa vie en qualité d'intermédiaire. Le profane s'intéresse médiocrement aux mé-thodes employées pour obtenir l'aide et la protection des esprits, mê-me s'il n'y est pas tout à fait indifférent. Tout ce que l'on veut ce sont des résultats tangibles. La tâche de l'homme-médecine s'avérait donc évidente. Il doit d'abord asseoir sur une base solide ses rapports

avec ses clients. Ce n'est qu'ensuite, s'il en sent le désir, qu'il peut se consacrer à des spéculations concernant ses rapports avec la divinité.

Ces spéculations n'étaient pas pour lui une source de prestige ; même, si elles étaient poussées à l'extrême, elles pouvaient être dénoncées comme antisociales ou dangereuses. Ceci ne revient pas à dire que l'on n'y fit pas attention. Nous avons en fait ample preuve du contraire.

Les analyses complexes dont les rapports personnels du magicien avec le sacré furent l'objet à diverses reprises n'expriment pas un amour réel de la spéculation philosophique. Dans une large mesure elles sont une conséquence de la rivalité entre magiciens pour assurer leur pres-tige et leur influence. D'aucuns auraient préféré se baigner en perma-nence dans la fulgurance de quelque splendeur divine ou se noyer dans la béate contemplation d'une vision comme nos mystiques, Mais les so-ciétés primitives n'avaient heureusement pas de place dans la commu-nauté pour de tels individus.

La fonction primordiale de l'homme-médecine était donc d'être un intermédiaire et sa principale tâche était d'élaborer une méthode pour communiquer avec le surnaturel qui fût au goût du profane et pût lui permettre d'expliquer à volonté ses échecs et ses succès. C'est ici que se montre avec le plus de force l'abîme qui sépare un tempérament religieux de celui qui ne l'est pas. L'homme religieux attache un grand prix aux vertus intérieures, ou du moins à un type déterminé de conduite. L'homme non-religieux ne demande que des garanties de suc-cès, et est parfaitement indifférent aux [139] méthodes mises en œu-vre quoiqu'il préfère celles auxquelles il est habitué. Nous connaissons ces procédés : ce sont les mêmes dont nous usons en affaires ou dans la magie. Toute transaction humaine implique un don et le repayement de ce don. La magie exige la coercition. Les esprits ne pouvaient dé-cemment se montrer moins obligeants que les humains et les cadeaux que l'on attendait d'eux en retour devaient forcément avoir une valeur légèrement supérieure à celle des présents qu'ils avaient reçus. Telle était l'attitude du laïque.

La position du chaman était tout autre. Elle comportait des souf-frances et une initiation ardue et douloureuse. C'est en combinant ces deux attitudes opposées en un système religieux que l'on est parvenu à une solution satisfaisante qui tint compte des deux aspects d'un

pro-blème d'apparence insoluble. L'historique des méthodes mises en œu-vre pour se concilier le surnaturel est l'histoire même du rôle que la destinée assigna à ces deux éléments constitutifs de tout système religieux. Il ne saurait être question de nous adonner à cette tâche.

Je préfère me limiter à certaines données du problème et montrer comment la contrainte fut remplacée par un échange librement consenti entre deux parties liées par un contrat ; comment ces pré-sents devinrent de vraies offrandes et comment enfin charmes et in-cantations se muèrent en prières.

Nous pouvons être certains que les gens du profane ne prirent au-cune part dans la transformation qui substitua la liberté de rapport à la contrainte. Cette tâche était réservée au théologien. Le magicien était enclin à l'objectivité en vertu même de sa nature de penseur et d'artiste, mais avant de s'abandonner à cette tendance, il devait remplir certaines conditions. Il lui fallait acquérir une certaine compé-tence dans sa profession et une certaine technique.

Sa qualité d'intermédiaire devait être reconnue et acceptée. Il était nécessaire aussi que son activité fût rémunératrice pour qu'il pût avoir un gagne-pain assuré et une certaine indépendance. Ces condi-tions requises, il lui était loisible de se consacrer au perfectionnement d'une technique pour atteindre le but conscient ou inconscient qu'il s'était proposé. Il pouvait s'inspirer, pour passer de la contrainte à la liberté, de deux sortes de pratiques qui lui étaient familières : la ma-gie et le traitement des maladies. La mama-gie a deux aspects : l'un néga-tif et l'autre posinéga-tif. Tout charme peut être jeté ou rompu. De même le traitement des maladies a un aspect négatif et positif : l’âme d'un individu ou toute autre entité qui a été dérobée peut être remise en place ou des corps étrangers peuvent être extraits de la personne du patient. Ces pratiques fournirent au magicien un moule dans lequel il lui était facile de verser ses expériences et ses idées.

Historiquement la première question à résoudre était celle de la possession démoniaque. La méthode envisagée pour la solution du [140]

problème s'imposait d'elle-même. Le magicien n'avait d'autre ressour-ce que de se défendre lui-même. C'est ressour-ce qui devint l'élément essen-tiel du système imaginé par lui pour exprimer ses rapports avec le

sur-naturel. Il doit se garder contre lui, l'exorciser. Ces deux activités sont anciennes et profondément enracinées dans la mentalité magique.

Son activité ne se bornait pas à cela. Il en avait une autre à la fois importante pour lui-même et pour le service qu'il faut rendre à la communauté, une activité associée à la discipline qui lui avait été impo-sée alors qu'il était initié à la prêtrise et s'était préparé à recevoir le divin. La pratique fondamentale à la base de cette préparation était la conciliation et la propitiation. Ces deux activités sont historiquement les dernières que le chaman allait combiner avec son ancienne profes-sion d'exorciseur. Entre autres, cette nouvelle orientation devait être le principe actif qui fit des dons à la divinité des offrandes et des sa-crifices et qui transforma les incantations et les charmes en prières.

De façon plus concrète nous pouvons concevoir ces transformations comme suit. La possession par l'esprit, dans sa forme la plus simple, est invariablement accompagnée d'angoisses mentales et de souffran-ces physiques. Cela est vrai du chaman qui est un névrosé et un épilep-toïde, mais cela l'est encore plus lorsque le magicien, à la demande d'un client, est obligé de déclencher artificiellement un état de transe ou de possession ou de le simuler. Le thème de la souffrance caracté-rise l'ensemble de la situation telle qu'il la conçoit. Tout d'abord il y a son angoisse personnelle, deuxièmement la souffrance provoquée par l'esprit qui entre en lui et enfin la pression que le client exerce sur lui pour qu'il atteigne un état qu'il considère comme la seule preuve que le chaman est de bonne foi et qu'il agit de façon correcte et efficace.

Le concept du mal est l'expression sociale de cette angoisse men-tale et de cette peine physique. Manifestement ce n'est pas là la seule source d'où ce concept dérive. Cependant son importance ne saurait être diminuée et elle est en quelque sorte fondamentale dans la pensée religieuse.

Pour le chaman les esprits sont mauvais, ou du moins portés à être mauvais. Il en était de même pour les membres de son groupe qui étaient responsables de sa souffrance. Ne devenait-il pas mauvais lui-même lorsqu'il était pris au jeu ? C'était donc une tâche urgente que d'exprimer ce danger. La mentalité magique lui fut alors d'un grand secours. L'un des caractères essentiels de cette mentalité ne consis-te-t-il pas précisément à se défendre contre les dangers en

accom-plissant certains actes et en s'abstenant d'autres ? Ces deux attitu-des sont devenues attitu-des éléments fondamentaux dans les rapports de l'homme et du surnaturel. Elles ont revêtu une forme significative [141] du fait des fonctions religieuses du chaman. Il leur fallait encore être définitivement reconnues et recevoir leur expression sociale et économique dans l'institution du tabou.

Quelle que soit l'origine du tabou, il ne fait aucun doute que ce sont le chaman, l'homme-médecine et plus tard le prêtre, qui l'ont élaboré et qui ont fixé les formes précises qu'il allait prendre. Eux aussi étaient ceux qui étaient le plus intéressés à son fonctionnement. Ils devaient aussi être ceux qui allaient percevoir les bénéfices les plus considérables de cette institution. Ce qui nous intéresse ici ce n'est pas le tabou en lui-même, mais le fait que le tabou représente la pre-mière étape dans les efforts qui devaient aboutir à dissiper la contrainte qui marquait les rapports entre le magicien et l'esprit qui le possédait. Cette rupture aboutit à associer le mal, non plus avec l'es-prit, mais avec certaines activités déployées par les profanes. En d'au-tres termes, le chaman devait transférer la cause de sa souffrance de l'esprit aux individus qui lui forçaient la main.

Le tabou est le premier chaînon de l'évolution qui devait aboutir à la création de rapports objectifs entre le fidèle et son dieu. Le tabou fut la forme première de la conciliation. Sa nature ambivalente a main-tes fois été signalée. Elle a sa source dans l'homme et non pas dans la nature ambivalente du surnaturel. On connaît la définition de Ma-rett 61 : « négativement, le surnaturel est tabou, ne peut être appro-ché à la légère, parce que positivement il contient du mana, c'est-à-dire un pouvoir au-dessus de la normale. » Une telle affirmation est typique du genre de résultat que l'on obtient lorsqu'on donne libre cours à l'idéologie pure. Les phénomènes et les concepts religieux sont alors attribués en termes généraux à des hommes ou à des femmes qui ne sont là que pour donner quelque lien à des idées vagues et à des émotions encore plus vagues. Le tabou doit être envisagé comme une forme initiale de la conciliation du surnaturel, et il doit être aussi considéré dans le milieu personnel et économique dont il dérive. Ce

61 R. R. MARETT, The Threshold of Religion, Londres, 1914, p. 99.

n'est qu'alors qu'il cesse d'être vainement désigné comme un attribut inhérent de l'activité humaine. Il prend alors la place qui lui est due dans une histoire de l'évolution de la conscience humaine en général et de la religion en particulier.

Le tabou est seulement étape préliminaire à une véritable concilia-tion des esprits. Il n'a pu cependant en lui-même conduire à une théo-rie évoluée de l'offrande et du sacrifice. Il était pour cela trop pro-fondément enraciné dans la magie. Or la mentalité magique a toujours été une menace et un obstacle au progrès de la religion. Mais si le concept de tabou n'a pas eu d'influence perceptible sur une conception raffinée de la notion d'offrande, il a néanmoins été utilisé et mis en œuvre par le chaman et le théologien primitif pour [142] d'autres concepts religieux - par exemple dans l'élaboration de l'idée du sacré et de la notion du péché.

Le même conflit qui a conduit le chaman à élaborer l'idée de tabouc dans ses efforts pour alléger la pression que les esprits exerçaient sur lui, l'a amené à considérer le mal comme un des attributs essen-tiels des esprits. Ceci est mis en évidence par les séances qui ont lieu dans les tribus où le chaman exerce une influence complète. Je pren-drai comme exemple les Bagobo des Philippines 62. Certains esprits qui pénètrent dans le corps du magicien sont en rapport avec les maladies et les épidémies et prennent un malin plaisir à effrayer leurs victimes.

« Je suis la maladie de Malik », s'écrie l'un d'eux. « Je voyage autour du monde pour rendre les gens malades et c'est moi qui donne les rhu-mes et la toux 63. » Un autre se plaint que les tabous ont été violés.

« Malik ne me respecte pas car il a parlé à quelqu'un pendant la pério-de pério-de huit jours où cela lui était interdit. Maintenant je suis fâché contre lui. Il doit me donner huit morceaux de feuilles de bétel ou huit morceaux de noix d'arek 64 » Un autre esprit dit : « Si vous ne vous

62 Laura BENEDICT, A Study ol Bagobo Ceremonials, Magic and Myth, Annals of the New-York Acaderny of Sciences, vol. XXV, 1916, pp. 1-308.

63 Ibid., p. 196.

64 Ibid., p. 198.

dépêchez pas de célébrer le Ginum, vous serez bientôt en proie à la maladie que je vais envoyer 65. »

Dans l'intérêt de la communauté et pour le plus grand profit du chaman, les mauvais instincts des esprits et les machinations de ceux qui étaient foncièrement méchants durent être contrecarrés. On y parvenait en leur faisant des cadeaux. C'est à cette solution que doi-vent être attribués les rites de conciliation que nous trouvons chez les primitifs. Selon cette conception originelle, l'offrande était destinée à détourner le mal. Les présents étaient à la fois des paiements faits au chaman et à l'homme-médecine et des offrandes pour les esprits.

Lorsque les rapports entre le magicien et l'esprit furent devenus plus clairs et lorsque la physionomie des esprits devint plus précise, une fiction se forma en vertu de laquelle les offrandes appartenaient aux esprits et étaient acceptées par eux sinon matériellement, du moins en essence. La dernière étape dans cette évolution fut franchie lorsque les offrandes ne représentèrent plus des objets utilisables par l'hom-me et lorsque la divinité ou les esprits furent censés les recevoir non plus physiquement mais uniquement à titre symbolique. C'est une croyance commune dans de nombreuses tribus que les dieux ne man-gent pas la nourriture qui leur est offerte mais son essence. La notion d'offrande se purifia en même temps que l'attitude subjective du ma-gicien s'affina.

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Des facteurs d'ordre économique sont largement responsables de ces nombreux changements. Ils ne furent pas les seuls, car comme je l'ai déjà indiqué le personnel de la religion officielle avait changé. Cet-te situation se modifia lorsqu'en plus des névrosés épileptoïdes, des gens normaux devinrent des hommes-médecine et des prêtres. Il en résulta un nouveau sens des valeurs et un nouveau réalisme quelque peu cynique se développa, mais par contre le niveau intellectuel de la pro-fession fut élevé. En particulier elle fut moins étroitement et direc-tement dépendante de la communauté. Les intellectuels y gagnèrent des loisirs pour élaborer des théories sur les qualifications éthiques

65 Ibid., p. 199.

des rapports avec le surnaturel. Ils parvinrent ainsi à une conception plus raffinée et plus abstraite de la notion d'offrande. La notion d'of-frande présente trois étapes dans son histoire. La première étape est celle où l'on cherche à s'écarter de la proximité peu désirable d'un esprit. La seconde étape est celle d'un libre échange de dons et de politesses entre les deux parties contractantes. L'étape finale expri-me la gratitude et la reconnaissance d'un humble suppliant envers une divinité sage et compatissante. Nous avons donné ailleurs des exem-ples de cette évolution, cependant je veux encore illustrer la dernière étape par un fait concernant les Indiens Zuñi du Nouveau-Mexique. Je montrerai ainsi comment les offrandes ont été transformées et trans-figurées et comment les rapports entre le suppliant et la divinité ont été recouverts d'une enveloppe mystique. Ce développement obscurcit le fait que nous avons là un simple échange de biens entre la divinité et l'homme. Voici la prière qui accompagne l'offrande 66 :

Aujourd'hui mes enfants ont préparé la nourriture pour vo-tre rite, pour leurs pères et leurs ancêvo-tres, pour vous qui avez atteint la lointaine région des eaux (de la mort).

Maintenant notre père le soleil est allé s'asseoir à la place sacrée. J'ai pris la nourriture que nies enfants ont préparé sur leur foyer et je suis venu.

Ceux qui possèdent nos routes (les êtres surnaturels), les prêtres de la nuit (la nuit elle-même) en montant vers leurs pla-ces sacrées nous rencontreront sur notre chemin,

Ceux qui possèdent nos routes (les êtres surnaturels), les prêtres de la nuit (la nuit elle-même) en montant vers leurs pla-ces sacrées nous rencontreront sur notre chemin,