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LE RÔLE DU THÉOLOGIEN PRIMITIF

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Pour bien comprendre la religion primitive, il est nécessaire de sa-voir non seulement pourquoi et dans quel but l'homme a postulé l'exis-tence du surnaturel, mais aussi quels sont les individus qui ont formulé ce postulat et dans quelle mesure la théorie varie d'un individu à l'au-tre. Il est évident que dans chaque groupe seuls un très petit nombre d'individus manifestent de l'intérêt à l'égard des phénomènes reli-gieux et qu'un nombre encore plus restreint d'entre eux sont qualifiés pour les analyser. Cette affirmation est valable pour notre propre si-tuation et l'est encore davantage chez les peuples primitifs. Bien que le nombre des penseurs et théoriciens religieux soit relativement moins considérable dans les sociétés primitives que parmi nous, ils jouent néanmoins un rôle infiniment plus important. Non que leur in-fluence soit plus forte, au contraire, mais chez les primitifs la religion s'attache à la conservation des valeurs vitales et, comme il n'existe pas d'autre moyen de les souligner et de les renforcer, elle pénètre

chaque phase de leur existence. C'est pourquoi la tâche du théoricien est plus large, plus variée, plus significative.

On ne saurait admettre comme allant de soi que chez les primitifs la religion soit représentée comme un moyen d'obtenir succès, bonheur et longévité, ou comme une nécessité pour surmonter les crises de l'existence, que celles-ci soient de caractère biologique ou économi-que. Non, il faut considérer cette affirmation comme incorporant les théories et les interprétations de l'individu particulièrement religieux.

En effet elle n'est pas inhérente à la nature du sentiment religieux et n'est pas contenue implicitement dans la croyance aux esprits. Cette élaboration théorique sera considérée comme plus ou moins satisfai-sante et efficace dans la mesure où la religion comme un tout sera adaptée aux valeurs vitales d'un groupe donné. Ce n'est que dans les civilisations complexes d'Afrique, de Polynésie et d'Amérique que ces théoriciens ont été assez nombreux ou suffisamment sûrs de leur for-ce pour élaborer une théorie cohérente selon laquelle les esprits doi-vent être vénérés pour eux-mêmes [20] et des hymnes et des prières entonnés en leur honneur pour les remercier d'avoir créé l'homme et le monde. Dans la grande majorité des tribus, tel n'était pas le cas, et la force de la religion consistait plutôt dans le fait qu'elle était enra-cinée dans le cours ordinaire de la vie et dans les besoins quotidiens de la communauté.

Cette théorie est formulée de façon claire et succincte dans l'ex-hortation suivante prononcée par un Indien Winnebago. Si je la cite tout au long c'est que je ne connais pas de meilleure expression de cette interpénétration de la religion dans toutes les phases de la vie 5:

Mon fils, quand tu grandiras, aie soin d'être utile à ton prochain. Il n'est qu'un moyen pour toi de lui venir en aide et c'est en jeûnant. No-tre grand-père, le Feu, qui occupe depuis toujours le cenNo-tre de noNo-tre demeure, dispense des bénédictions de plusieurs sortes. Ne manque pas d'essayer de les obtenir.

5 P. RADIN, Crashing Thunder, The Autobiography of an American Indian, New-York, 1926, pp. 56 et suiv.

Recherche la bénédiction de tes grands-pères, les chefs de guerre, les esprits qui régissent la guerre. Veille à ce qu'ils aient pitié de toi.

Alors, un jour, lorsque tu t'avanceras sur la route de la vie, tu sauras ce qu'il faut faire et tu ne rencontreras pas d'obstacles. Sans effort tu remporteras le prix que tu désires, et tu pourras te glorifier des honneurs qui te reviendront. Si, plein de respect, tu t'imposes un jeûne sévère, alors ces bénédictions de guerre te seront dispensées. Pour-tant tu ne les obtiendras pas sans des efforts consPour-tants. Si tu ne pos-sèdes pas l'un des esprits qui dispense cette force et ce pouvoir, tu ne jouiras d'aucune considération sociale et ceux qui t'entourent ne te manifesteront que peu de respect.

Un jour viendra où tu te trouveras avançant sur une route semée d'obstacles et alors tu souhaiteras avoir jeûné.

Essaie d'être un conducteur d'hommes. Pourtant ce n'est pas avec la bénédiction d'un seul esprit, ni avec celle de vingt esprits que tu pourras marcher sur le sentier de la guerre. Pour cela la bénédiction de tous les esprits est nécessaire.

Si tu peux obtenir des bénédictions de guerre, jeûne tout au moins pour améliorer ta situation dans la vie. Si tu jeûnes au moment de ton mariage, tout ira bien, tu n'auras pas à te demander si tu auras des enfants et ton existence sera heureuse. Jeûne pour la nourriture que tu dois recevoir.

Si tu es béni par les esprits et que tu souffles sur les malades, ceux-ci retrouveront la santé. Ainsi tu aideras ton prochain.

Chacun doit s'inquiéter de soi-même dans l'existence et essayer d'obtenir les connaissances qui lui permettront de vivre dans le confort et le bonheur. Instruis-toi donc sur les choses dont tu as be-soin. Si tu les connais, lorsque tu avanceras dans la vie, tu n'auras pas à faire la dépense de te les procurer auprès d'autrui, mais tu posséde-ras tes propres remèdes. Si tu agis de telle façon et si en outre tu jeûnes ainsi qu'il se doit, tu ne seras jamais pris en défaut.

Ainsi s'écoulera ton voyage à travers la vie, le long de la route ver-tueuse qu'ont choisie tous tes frères. Tes actions et ta conduite ne t'exposeront jamais aux sarcasmes de ton voisin.

Aide-toi toi-même tandis que tu avanceras sur la route de la vie.

[21] Il est sur la terre beaucoup d'étroits défilés disséminés ça et là.

Si tu as en toi de quoi te fortifier, lorsque tu parviendras à ces gor-ges, tu pourras alors les franchir en toute sécurité et les gens de ta tribu te respecteront.

Cette subordination de la religion aux besoins de l'homme se ren-contre partout. Même dans une civilisation aussi complexe que celle des Iyala, semi-Bantous de la Nigeria septentrionale, un prêtre n'hési-tera pas à réduire la fonction d'Awwaw, le dieu suprême, à la satisfac-tion des besoins du moment. « Fais tomber la pluie. Fais pousser nos ignames et donne-nous de la nourriture », dit-il en sa prière 6. Puis il ajoute : « Alors nous tuerons une chèvre et une poule, nous laisserons le sang et les plumes et mangerons le reste avec de la bière. Nous ne faisons aucun sacrifice à Awwaw cette année, puisque la pluie est tom-bée de bonne heure. »

Ici manifestement l'individu religieux s'est adapté si complètement au point de vue de ceux de sa tribu qui ne le sont pas qu'il ne forme en fait plus qu'un avec eux. De là aux concepts plus raffinés des Maori, des habitants de l'Afrique occidentale et des prêtres Dakota, sans parler naturellement des anciens Mexicains et Péruviens, les grada-tions sont nombreuses.

Partout où les conditions économiques l'ont permis s'est créé un clergé dont les desseins étaient toujours de double nature. Son pre-mier but était d'élaborer et de manier des croyances susceptibles de renforcer l'autorité des anciens et par conséquent la leur puisqu'ils appartenaient au même groupe d'âge. Le second but était d'obtenir et d'accroître un certain état de sécurité économique. Ainsi libéré du besoin pressant de consacrer une grande partie de son temps à la re-cherche de la nourriture, le chaman ou le prêtre se trouve, à la diffé-rence des autres membres de la tribu, pourvu à un degré variable des loisirs nécessaires à l'analyse et à la synthèse des phénomènes reli-gieux. Là où le système économique avait concentré entre les mains du clergé toute la richesse et le pouvoir de la communauté, ainsi qu'en

6 P. AMAURY TALBOT, The Peoples of Southern Nigeria, London, 1926, vol. II, p. 64.

Afrique occidentale par exemple, une aristocratie put se développer qui parfois trouva son expression dans une pensée abstraite fort éle-vée. Chez les Yoruba, par exemple, nous relevons l'hymne suivant qui fait preuve de préoccupations hautement éthiques, du moins en théo-rie, à l'égard de l'esclave et de l'orphelin :

Le soleil luit et envoie jusqu'à nous ses rayons brûlants.

La lune s'élève dans sa gloire.

La pluie viendra et le soleil luira à nouveau.

Et sur toute chose passe l'œil de Dieu.

Rien n'est dérobé à sa vue.

[22]

Que tu sois dans ta maison ou que tu sois sur l'eau, Ou que tu reposes dehors à l'ombre d'un arbre Il est ton maître.

As-tu cru que parce que tu es plus puissant que tel pauvre orphelin,

Tu pouvais convoiter son bien et le tromper En te disant à toi-même : « Qui me verra ? »

Souviens-toi donc que tu es toujours en présence de Dieu.

Pas aujourd'hui, pas aujourd'hui, pas aujourd'hui Mais quelque jour il te donnera ta juste récompense Pour avoir médité en ton cœur

De tromper un esclave ou un orphelin.

De même chez les Maori où régnait un système de castes plus rigi-de, les prêtres-penseurs de la caste supérieure élaborèrent une théo-logie de l'espèce la plus transcendantale centrée autour du culte d'une divinité appelée Io, complètement inconnue de la caste inférieure des plébéiens. Io est doté d'une série de noms de nature fort abstraite et abstruse. Ce sont qui-sait-tout, le-visage-jamais-vu, Io-l'éternel, Io-l'immuable, lo-sans-parent, Io-qui-ne-rend-pas-à-l'homme-ce-qu'il-retient. Il est à l'origine de toutes choses et a gardé pour lui l'esprit, la forme et la vie. Il n'y a rien en dehors et au-delà

de lui, et c'est en lui qu'est le pouvoir de vie et de mort ainsi que l'es-sence de la divinité.

Les prêtres des Dakota, bien que différents à d'autres égards, re-présentaient aussi une classe particulière. L'ordre socio-économique dans lequel ils vivaient était une démocratie où la richesse et le pres-tige appartenaient aux gardiens des rituels qui se trouvaient être en même temps les guerriers les plus estimés. Ces prêtres formaient des confréries fermées à l'intérieur desquelles se créèrent une théologie ésotérique et une étonnante analyse des conditions subjectives néces-saires à une véritable expérience religieuse.

Les gens de toutes les classes, monologue l'un des prêtres, savent que là où le pouvoir humain s'arrête, il leur faut regarder vers une puissance plus haute pour que leurs désirs soient satisfaits. Nombreu-ses sont les manières d'invoquer l'aide de cette puissance plus haute.

Tout dépend de l'homme. Certains aiment le calme et d'autres veulent tout faire en public. Certains aiment être seuls, loin de la foule, à mé-diter sur beaucoup de choses. Afin que son désir soit accompli, l'hom-me doit se préparer avant de présenter sa requête. Par faute de pré-paration, il ne réussira pas à obtenir réponse à sa demande. C'est pourquoi lorsqu'un homme se décide à demander une faveur à Wakan-tanka, il doit se préparer dûment. Il ne convient pas d'aller présenter soudainement une requête à Wakantanka 7.

Lorsqu'un homme ferme les yeux, il aperçoit beaucoup de choses. Il entre alors dans son propre esprit et tout devient clair pour lui, [23]

mais les objets qui passent devant ses yeux le distraient, C'est pour-quoi celui qui rêve fait connaître son désir par ce qu'il voit lorsque ses yeux sont fermés. Il se décide à aller chercher la solitude sur le som-met d'une colline ou en quelque autre endroit élevé. Lorsqu'il parvient là, il ferme les yeux et son esprit pense à Wakantanka et à son œuvre.

Personne ne peut réussir seul dans la vie et ce n'est pas des hom-mes qu'on peut attendre le secours.

7 Frances DENSMORE, Teton Sioux Music, Bulletin 61, Bureau of American Eth-nology, Wasbington, D. C., pp. 172 et suiv.

Cependant, en dépit de tout le pouvoir dont disposaient ces prê-tres, nous ne trouvons nulle part cette glorification de la divinité en elle-même si caractéristique de la religion des Hébreux dans sa pério-de tardive et pério-de toutes celles qui l'ont prise pour base. De tels concepts auraient été considérés comme totalement antisociaux. Mê-me au Pérou où l'Inca passait pour être le descendant direct du dieu-soleil et où un prêtre poète pouvait s'écrier :

O Créateur ! O Uiracocha, conquérant, omniprésent, Toi qui, inégalable, présides aux destinées de la terre, Toi qui les (les hommes) a créés et leur donne l'être...

même au Pérou donc, on ne s'attarde pas à célébrer la grandeur du dieu ou à louer extatiquement sa bonté ; au contraire l’hymne se ter-mine par une simple demande :

Accorde-leur longue vie Et accepte ce sacrifice, O Créateur !

Le rôle du penseur religieux est donc d'interpréter et de tirer par-ti, à la fois pour son groupe propre et pour l'ensemble de la société, des corollaires psychologiques des réalités socio-économiques. Pour nous exprimer de façon plus concrète, sa tâche est de définir et d'élaborer son propre point de vue ainsi que celui de l'individu plongé dans l'existence quotidienne. De par son essence, c'est un « matéria-liste », s'intéressant au monde objectif, par contraste avec l'homme non-religieux qui est un« idéaliste » inconséquent, en dépit ou peut-être à cause même de son pragmatisme marqué.

Voici qui paraît être en contradiction absolue avec l'opinion qu'on se fait des théologiens et des penseurs des grandes religions histori-ques, lesquels sont tous des idéalistes et des mystiques. Mais, souve-nons-nous qu'ils sont complètement libérés de la lutte pour la vie. Ce sont des individus entretenus, ne possédant aucune autorité

temporel-le et n'étant que de simptemporel-les assistants de ce pouvoir temporel auquel ils prêtent leurs talents pour le défendre et l'étendre. Chez les primi-tifs cependant, la situation est toute autre. Partout où se développe une autorité centralisée, celle-ci est aux mains du prêtre ou du cha-man. Si, par conséquent, ses conceptions philosophiques [24] sont lar-gement entachées de matérialisme, ce n'est point là l'expression de quelque particularité mentale, mais un effet de son statut et de son pouvoir politique. Là où il n'y a pas de traces d'une autorité centrali-sée, nous ne trouvons pas de prêtres et les phénomènes religieux ne sont ni analyses ni organisés. La magie et de simples rites coercitifs règnent en maîtres.

Le degré d'objectivité atteint par le penseur religieux dans une communauté primitive reflète donc dans ses grandes lignes le degré d'autorité centralisée qu'il possède. Comme ce dernier varie considé-rablement de tribu à tribu, aucun type d'objectivité ne saurait préva-loir ; l'analyse et la synthèse du penseur religieux ne sont pas non plus généralement admises.

En gardant ces faits présents à l'esprit, nous pouvons maintenant passer à la description de la tâche du théologien. Commençons par no-tre premier postulat : les définitions et les théories religieuses sont dictées par le statut économique et le pouvoir politique du penseur, ainsi que par le vaste ensemble de croyances, de coutumes et de rites qui depuis des temps immémoriaux se sont concentrés autour des va-leurs vitales de l'homme et des crises psychologiques de l'existence.

Si nous opposons l'un à l'autre les deux points de vue, le religieux et le non-religieux, nous comprendrons mieux comment ce phénomène a pu se produire et de quelle façon le penseur religieux a revalorisé et réin-terprété son ambiance folklorique.

En face d'un sujet aussi vaste, nous ne pouvons guère toucher que quelques points. Je me limiterai donc à la magie et aux rites magiques, au concept des esprits et de la divinité ainsi qu'à la nature de leurs rapports avec l'homme. Nos remarques s'appliqueront aussi, il va sans dire, à d'autres aspects de la religion, ainsi l'interprétation de la ma-ladie et de la mort, la doctrine de l'âme et la croyance à l'immortalité.

Cependant, avant de reprendre le fil de notre analyse, il est de toute importance d'indiquer brièvement de quelle façon l'ambiance

folklori-que est amalgamée aux diverses formes de la vie individuelle ou collec-tive.

Chez les peuples primitifs, l'existence de la magie a toujours été considérée comme allant de soi et des arguments compliqués ont été avancés en vue de l'expliquer. L'objection qu'on peut légitimement op-poser à toutes ces explications est qu'elles opèrent généralement dans le vide, presque toujours autour du problème concernant le but que se propose la magie, et qu'enfin elles aboutissent d'ordinaire à détacher le contenu de la magie de l'individu qui la pratique. Afin d'éviter cet écueil, nous commencerons par nous poser une simple question. Qui dans les sociétés primitives tire le plus grand profit matériel de l'ac-complissement des rites magiques ? La réponse est simple et décisive : c'est le chaman, l'homme-médecine, [25] et le prêtre. Ses services sont doublement rétribués ; tout d'abord il reçoit des dons, soit des aliments ou leurs équivalents, ensuite il acquiert du pouvoir. Il est de son intérêt de faire passer le plus possible de rites et de contenu ma-giques dans l’existence quotidienne de son groupe. Ceci ne veut pas dire qu'il n'existe pas de société où chacun est, pour ainsi dire, son propre magicien. Il en est certes, mais en petit nombre.

Notre première question en entraîne une seconde. Pouvons-nous, sans autre analyse, affirmer calmement que la crainte est l'émotion primordiale que l'homme connut tout d'abord ? La réponse doit être nettement affirmative mais non point dans le sens où l'entendent la plupart des théoriciens de l'ethnographie. Ils conçoivent la crainte de façon générique, comme un héritage de nos ancêtres animaux. Ils se plaisent tous à la traiter comme un instinct. En conséquence, ils par-lent de la peur de l'obscurité, de la peur de l'inconnu, de la peur de l'étrange. Mais toute psychologie mise de côté, que nous apprennent les preuves documentaires que nous possédons des cultures primitives, sous forme de prières, mythes et autobiographies, sur la nature de cette peur primitive ? La réponse est simple : il est une chose que le primitif craint et c'est la lutte pour la vie. Et nous pouvons être bien certains que cette peur de la vie n'est pas le dernier résidu du trau-matisme de la naissance, ainsi que certains psychanalystes le préten-dent. Au contraire, c'est très littéralement la peur de lutter pour son existence dans des conditions économiques difficiles qui règne dans

les sociétés simples. Plus les ressources alimentaires sont incertaines, moins l'homme est techniquement préparé et plus fort sera

les sociétés simples. Plus les ressources alimentaires sont incertaines, moins l'homme est techniquement préparé et plus fort sera