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La rencontre est un moment où deux personnes se rencontrent dans l’espace spatio-temporel et deviennent respectivement Je et Tu. Cette intuition que la rencontre constitue une parenthèse dans la vie de chaque personne singulière nous accompagne dans notre analyse. David Fernandez251 dans son article « De la non-rencontre à la rencontre »252 décrit la rencontre comme « une effraction », « un chamboulement » de notre « film », c’est-à-dire quelque chose qui touche notre projection de la réalité de la vie quotidienne. Il trouve que, consciemment ou inconsciemment, nous envisageons le déroulement des événements de la journée, de la soirée, du trajet entre la maison et le travail, etc., car « on ne peut exister sereinement sans une représentation cohérente et structurée du monde»253. Cette représentation est décisive pour une « production » d’une rencontre potentielle, car la façon dont elle est faite permet ou non de rencontrer. Fernandez illustre ses propos par l’exemple d’une femme qui ne pouvait pas, qui n’était pas en mesure de faire aucune rencontre puisqu’elle s’est « renfermée », elle s’est pliée sur elle-même afin de ne pas souffrir à cause de son vécu douloureux. En voulant se protéger de son passé, elle ne laissait « entrer » personne et « la merveilleuse altérité de l’Autre ne pouvait être accueillie ».254

L’apparition (surtout inattendu) d’autrui bouleverse le rythme de vie de chacun. Citons deux cas les plus extrêmes extraits de la pratique de thérapeute de Fernandez. Le premier :

une adolescente dépressive avait sonné à leur porte et, une fois cette dernière ouverte, s’était

251 David Fernandez, psychologue clinicien, psychothérapeute, erce à Paris.

252 David Fernandez, « De la non-rencontre à la rencontre », Actualités en analyse transactionnelle

4/2011, (N° 140), p. 84-87. 253Idem.

précipitée sur leur balcon pour se jeter dans le vide et mettre fin à ses jours.255

Le second, rapporte l’histoire d’une fille qui dans une soirée « classique » rencontre quelqu’un qui l’impressionne, car cette personne connaît un poème cher à son cœur. Ceci les approche.

Il nous semble que les deux histoires racontent des phénomènes qui sont des natures différentes. Le premier est plutôt un croisement, certes signifiant, forcé et violent, néanmoins ceci reste un croisement. Le second est une action bilatérale et délibérée.

Ces deux histoires montrent deux choses importantes : la force qu’une rencontre peut avoir et elles soulignent la rupture qui se produit au moment d’une rencontre. Ceci permet de distinguer nettement les trois moments : avant, pendant et après la rencontre. Pour cela la proposition de Cécile Duteille256 de saisir la rencontre en tant que rupture temporelle semble très judicieuse. Dans son article « L’événement de la rencontre comme expérience de rupture temporelle » elle discute la difficulté (similaire à celle que nous trouvons au sein de la philosophie (voir § 5.3)) de définir la rencontre. Elle remarque que la manque d’une discipline propre à la problématique de la rencontre est du peut-être à la nature insaisissable de la rencontre-même comme objet. C’est pour cette raison qu’elle l’appel : «l’objet fuyant »257. Elle explique :

On ne peut pourtant pas affirmer qu’un champ de recherche se soit véritablement constitué autour de cet « objet » qui n’en est pas vraiment un.258

255Idem.

256 Cécile Duteille, docteure en sociologie.

257 Cécile Duteille, « L’événement de la rencontre comme expérience de rupture temporelle »,

Arobase : journal des lettres & sciences humaines, Université de Rouen, 2002, 6 (1-2 « Représentation »)), p. 81.

Au sein de la sociologie, la rencontre a été mise en question par deux paradigmes sociologiques, durkheimienne et interactionniste. Cécile Duteille soutient qu’ils n’ont pas réussi à aborder d’avantage la rencontre en elle-même. Car le premier traite « la rencontre comme un fait explicable »259, c’est-à-dire selon la logique cause/effet et les conditions de possibilité. Le second, fortement inspiré par Erwing Goffman, réduit la rencontre aux relations de la vie quotidienne ou « une situation de communication, verbale ou non verbale (Hall) ».260 Compte tenu des insuffisances de ces deux approches261, Cécile Duteille propose de saisir la rencontre comme un évènement et la définir de la manière suivante :

(…) comme ce qui arrive à un individu et le constitue comme sujet, en re-fondant sa biographie. C’est, par conséquent, au moyen d’un examen des temporalités de la rencontre que nous pouvons tenter d’identifier comment se manifeste son caractère déterminant. Envisagé comme surgissement du temps, comme événement, le phénomène de la rencontre se distingue ainsi du fait ordinaire des interactions.262

Duteille fait appel à la méthodologie phénoménologique afin de pouvoir saisir la rencontre en elle-même, dans sa simple expression sans faire recours aux liens entre les individus ou à la société. En établissant une telle définition de la rencontre, l’auteure met en évidence son aspect temporel. Etant donné qu’un événement « arrive », il interrompt la continuité de la vie quotidienne. En

259Idem, p. 81. 260Idem, p. 82.

261 Duteille parle de leurs insuffisances en argumentant qu’aucune de ces approches ne traite la rencontre en elle-même. Elles la définissent à travers quelque chose : durkheimienne – « portrait robot social, psychologique, physique », interactionniste – à travers des liens sociaux.

s’appuyant sur la théorie d’Alfred Schütz et ses continuateurs Berger & Luckmann, elle considère que :

toute rencontre, en même temps qu’elle unit, fait nécessairement rupture. Plus qu’un événement parmi d’autres, la rencontre est l’Événement même qui fait rupture, (…)263 Puisque l’événement dure toujours une certaine période de temps, il fait rupture entre deux réalités : avant la rencontre et la rencontre-même. Cette rupture se fait entre ce qu’il y avait avant et la rencontre-même. Ensuite, entre la rencontre et un « post-rencontre » se manifeste une force créative (qui se produit grâce à la rencontre avec l’autrui) qui offre la possibilité de la re-création (en gardant une certaine continuité personnelle), car chaque rencontre (authentique et sans contrainte) est significative. Duteille explique :

Ce n’est pas la Création, avant laquelle aucune rencontre n’était envisageable, mais autant de re-créations qui nous sont offertes par le biais des rencontres insolites, incroyables et d’autant plus significatives pour nous.264

La proposition de Duteille est assez intéressante, car elle propose de sortir la réflexion sur la rencontre de la pensée religieuse, métaphysique en gardant son aspect phénoménologique et en lui accordant en même temps le statut particulier de l’événement. Ceci permet sans doute de la voir autrement, c’est-à-dire de la reconsidérer dans les termes libres de sa tradition, et de lui attribuer sa propre existence en tant que phénomène dynamique. Pourtant, les points communs avec la pensée traditionnelle de la philosophie de la rencontre,

263Idem, p. 86 264Idem, p. 86

notamment avec l’approche bubérienne, sont visibles. Citons en rapidement trois :

- Premièrement, même si chez Buber la rencontre est un sujet secondaire

par rapport à la relation du Je avec Tu, la similarité se manifeste dans l’« envie » de découvrir, d’atteindre « le noyau » de la rencontre pour révéler sa nature. Ceci est lié certainement à la méthode phénoménologique employée. Buber représente la phénoménologie religieuse, Duteille présente l’approche de l’anthropologie phénoménologique.

- Deuxièmement, comme nous l’avons vu dans le paragraphe concernant Buber, la rencontre entre Je et Tu a aussi cet aspect momentané et interrompant la continuité de la vie de chacun. Le moment de la rencontre paraît comme une sorte de parenthèse.

- Troisièmement, l’intuition que la rencontre est un moment important et

exceptionnel. La différence la plus importante repose sur l’application du facteur humain. Buber montre la rencontre comme le début d’une relation. Mais la rencontre ne se fait pas par soi même. C’est un sujet actif qui fait la rencontre. Dans la proposition de Duteille la rencontre est présentée comme un événement qui « arrive » à un sujet et le constitue. Par conséquent, elle renverse la dynamique en ce n’est pas le sujet qui produit la rencontre, c’est la rencontre qui « produit », qui contribue à un sujet. Ce renversement de la dynamique enlève à la personne son pouvoir d’agir, c’est-à-dire que la rencontre apparaît comme hasardeuse ou prédestinée. Même si nous admettons que la rencontre peut se faire entre les personnes qui se croisent par hasard, ou le résultat de ce croisement est étonnant, car il se transforme en rencontre, nous souhaitons mettre l’accent sur le fait que faire une rencontre est un choix délibéré. Adresser la parole à l’autre personne est une ouverture, une possibilité de rencontre.

La réduction de la rencontre à une situation ou à un contexte minimise l’importance de la rencontre même. Une telle réduction à une autre catégorie de phénomènes, surtout dans la perspective où nous essayons de comprendre la

nature et le rôle de la rencontre dans la communication interpersonnelle, pourrait être trompeuse. Étant donné que la rencontre est un phénomène dynamique qui se produit en conséquence des actions conjointes des acteurs, mais qui est souvent transparent, sa catégorisation est problématique.