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2.2 L’approche de Roman Jakobson

2.2.3 Reformulation du modèle jakobsonien

A la suite de sa critique concernant le modèle jakobsonien, Catherine Kerbrat-Orecchioni propose sa reformulation qui introduit plus d’éléments. Son modèle se présente de la manière suivante :

Elle introduit les éléments supplémentaires qui influencent le processus de communication. L’émetteur et le récepteur sont soumis aux mêmes contraintes

et sont pourvus des mêmes compétences. Comme le remarque l’auteure, ce modèle reste encore trop statique et trop schématique, mais il nous semble qu’il reflète bien « le bagage » de l’émetteur et du récepteur, bagage qui joue un rôle important. Il est regrettable que ce modèle ne prête pas davantage d’attention aux positions des interlocuteurs vis-à-vis d’eux-mêmes.

Les modèles de Jakobson et de Kerbrat-Orecchioni sont linéaires : le message est envoyé au récepteur et son rôle consiste à le décoder. Il n’a pas la voix, il est présent, mais passif. Il n’y a ni dans l’un, ni dans l’autre modèle place pour un véritable échange. Ils se limitent soit au listage des fonctions (Jakobson), soit aux éléments qui influencent le codage et le décodage. Néanmoins, malgré ses nombreuses lacunes, le modèle de Jakobson permet d’apprécier son application aux résultats des travaux technique en linguistique. Emile Benveniste a écrit :

c’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l’Homme.91

Le monde humain est un monde langagier. Le langage est à la fois un outil et le mode d’action dans le monde.

DEUXIÈME PARTIE :

LA COMMUNICATION

Chapitre 3

LA COMMUNICATION

Les recherches dans le domaine de la communication en tant que telle commencent au milieu du XX siècle, juste après la Seconde Guerre Mondiale, période pendant laquelle la transmission d’informations a été primordiale. Les efforts ont été focalisés sur la transmission de l’information du point A au point B et avaient un caractère typiquement technique (l’étude de Shannon et Weaver que nous allons discuter dans le chapitre 8.1). Par la suite, les autres disciplines rejoignent ce courant et approchent le processus de communication suivant leurs méthodologies respectives, avec leurs propres vocabulaires et leur propre problématique. Elles travaillent en parallèle, mais indépendamment. Ainsi la base des savoirs concernant le processus de communication s’élargit-elle significativement. La communication est devenue un sujet important et très répandu. L’anthologie de la communication de Budd et Ruben de 1972, « inclut des chapitres représentant vingt-quatre approches disciplinaires qui vont, par ordre alphabétique, de l’anthropologie à la zoologie. »92 En 1996, Anderson a identifié 249 théories distinctes en analysant le contenu de textes sur la communication. Harwood et Cartier ont analysé les articles publiés dans le Journal of Communication eu égard aux définitions employées. Ils ont remarqué que la définition de la communication dépend de l’aspect traité par l’auteur dans son texte. Ainsi ces définitions sont de nature descriptive, normative, intuitive ou fonctionnelle.

- La définition descriptive essaie de décrire ce qu’est la communication. Ceci implique un nombre important de possibilités d’approche. À cause de cela, la définition descriptive n’est jamais complète car il faut toujours choisir un

critère sur la base duquel on traite un fragment. Reste la question : quel critère utiliser ?

- La définition normative tente de dire ce que la communication devrait être (ought to be). Cette approche rencontre des difficultés suivantes: si nous ne savons pas ce que la communication est capable à faire, comment dire ce qu’elle devrait être ? Et si nous disons ce qu’elle est, comment pouvons-nous connaître ses capacités ? En conséquence, la définition normative ne s’avère pas une bonne approche.

- La définition intuitive peut nous indiquer les réponses que nous cherchons ou nous amener à poser les questions pertinentes donc elle ne devrait pas être ignorée.

- La définition fonctionnelle indique l’objectif. Néanmoins les auteurs trouvent cette proposition de définition inadaptée car elle conduit à une erreur : dire que la fonction de la communication est un transfert des idées entre des personnes n’apporte rien de nouveau.

Une autre tentative « d’affrontement » de la multitude des définitions de la communication a été faite par Frank E. Dance dans The « Concept » of Communication. Il les a examinés par le biais de la notion de concept qui a été mis au premier plan. Selon lui :

le concept est le résultat de la généralisation de l’opération mentale. L’approche initiale et la perception des actes individuels ou des réalités, amène au groupement des percepts et à la labellisation de tels groupes. Le groupement est le concept et le nom ou terme servant en tant que label pour un concept spécifique. Un concept est une image générique

généralement repose sur un processus inductif enraciné dans la réalité objective.93

Sur cette base, il a composé une liste des 15 concepts qui sont pour lui constitutifs des définitions analysées. Ainsi, une définition de la communication peut être vue par le prisme des : 1°) symboles/Verbal/parole, 2°) compréhension, 3°) interaction/Relation/ Processus social, 4°) Réduction de l’incertitude, 5°) Processus, 6°) Transfert/Transmission/Interéchange, 7°) Raccordement/liaison, 8°) Commonality, 9°) Canal/porteur/moyens/voie, 10°) Reproduction des mémoires, 11°) Réponse discriminatoire/ modification de comportement/réponse/ changement 12°) Stimulus, 13°) Intentionnalité, 14°) Temps/Situation, 15°) Pouvoir.

Poursuivant ses analyses, il a remarqué que la définition de la communication dépend :

1°) du niveau de l’observation (il s’agit du problème du sens large ou restreint d’une définition. Une définition large inclut un nombre important de phénomènes « communicatifs », mais, ce faisant, elle est très vague. Une définition restreinte se focalise sur un aspect, mais pour être une définition de la communication, elle est peut-être insuffisante.)

2°) de la présence ou absence d’intention (est-ce que la communication est un acte conscient et intentionnel ? ou la communication est-elle une transmission des informations ?)

3°) du jugement normatif bien/mal ; réussi/non réussi (si nous considérons que seulement la communication réussie en est une, alors la définition est restreinte de manière « infirme »).

Dance a constaté qu’aucune des définitions analysées n’englobe tous les aspects de la communication et que le concept de « communication » est trop vague. Par conséquent, il y a une multitude de définitions de la communication qui parfois

93 Frank X. Dance, « The “Concept” of Communication » dans The Journal of Communication, vol.20, juin 1970, p. 202.

sont « en accord » et parfois sont contradictoires. Tel état de choses provoque comme le dit Dance et comme nous l’avons dit, d’un côté un enrichissement des savoirs et de l’autre le chaos. Dance propose la solution suivante : au lieu de chercher un concept qui accorderait toutes les approches – ce qui est impossible et est « handicapant » pour les recherches en les restreignant abusivement – il propose de créer une famille de concepts. Celle-ci pourrait aider les chercheurs à systématiser leurs travaux et par la suite à se débarrasser de ce « chaos » qui règne actuellement. Néanmoins, « l’identification des membres de la famille est une tâche encore à compléter. »94

Une autre solution pour mettre en ordre les savoirs est proposée par Robert T. Craig, un chercheur américain dans le domaine de la communication. Il trouve que la communication en tant que champ d’études n’existe pas encore. Il existe des approches de disciplines particulières traitant la problématique de la communication, ce que Craig appelle une « fragmentation productive » (car c’est une extension de la discipline), mais pour la communication comme discipline à part entière, c’est un « éclectisme stérile ». Craig écrit :

Les fragments tels qu’ils ont été utilisés n’ont pas pu – et ne pourront jamais – se constituer en un tout cohérent qui s’autoalimente et qui est plus que la somme de ses parties.95

La théorie de la communication doit être une pratique métadiscursive au sein d’une discipline pratique qui est caractérisée par la cohérence dialogue – discursive. La construction d’un tel champ commence à partir du moment où les différentes disciplines entrent en dialogue pour mener le métadiscours pratique car « le métadiscours pratique est intrinsèque à la pratique communicative. »96

L’objectif d’une telle coopération est de prendre conscience des similarités et des

94

Idem, p. 10.

95 Robert T. Craig, La communication en tant que le champ d’étude, p. 6. 96Idem, p. 11.

différences et surtout du fait que les différentes disciplines ne peuvent pas s’ignorer mutuellement. Une telle conscience fonde une cohérence dialogique – discursive. Craig dit :

Les théories alternatives ne sont pas mutuellement exclusives, elles offrent plutôt des perspectives complémentaires sur des problèmes pratiques.97

Au fondement d’un tel projet Craig met deux principes : 1°) un métamodèle constitutif de la communication ; 2°) une conception de la théorie de la communication comme pratique métadiscursive au sein d’une discipline pratique.

Il s’agit de la conceptualisation des théories existantes, dans l’application de leurs aspects et de leurs termes pratiques aux problèmes communicationnels concrets pour montrer que le dialogue interdisciplinaire est possible. Dans ce but, Craig fait une composition, un croisement des sept traditions98 de la communication (rhétorique, sémiotique, phénoménologique, cybernétique, psychosociologique, socioculturelle, critique) au sein desquelles les définitions de la pratique communicative ne peuvent être réduites à aucune autre tradition. Autrement dit, ni l’origine disciplinaire, ni le niveau d’organisation, ni l’épistémologie, mais « des conceptions sous-jacentes des pratiques de communication » forment le critère de la catégorisation proposée par Craig.99 Il propose une analyse de ces traditions de la théorie de la communication afin de les organiser en « une matrice qui met en évidence des complémentarités et des

97

Idem, p. 33.

98 Il saisit la tradition en sens de Gadamer comme le fond donnant une légitimité aux théories. Les théories sont toujours submergées dans une tradition même si elles s’opposent à une tradition dont elles émergent.

99

Il ne faut pas perdre de vue l’objectif de son entreprise, notamment la constitution d’une discipline de recherches cohérente par la méthode critique - déductive c’est-à-dire une espace du dialogue interdisciplinaire constructif.

tensions ayant une pertinence pratique. »100 Craig ne cherche pas une définition de la communication. Il accepte plusieurs définitions qui proviennent en l’occurrence des sept traditions. Il veut créer un champ conceptuel qui permet de dialoguer.

La proposition de Craig peut servir de projet ou de « carte de la pensée communicative », mais comme le remarque l’auteur, cette « première esquisse de la théorie de la communication en tant que champ donne beaucoup à réfléchir et laisse beaucoup à faire. »101

Les analyses de Hartwood & Cartier, de Frank X. Dance et de Robert T. Craig sont seulement des exemples démasquant le chaos qui domine la définition de la communication et le champ de recherche qui lui est propre.

Un autre type de classification a été proposé par Denis McQuail. Dans Mass Communication Theory (1983) il a présenté une figure qui stratifie le processus de la communication en société en fonction de la quantité et de la sphère de l’empreinte.

Au niveau inférieur se trouve la communication intra-personnelle, ensuite successivement, la communication interpersonnelle, la communication d’intra-groupe, la communication d’inter-d’intra-groupe, la communication institutionnelle et au sommet de la pyramide la communication de masse.

100Idem, p. 16. 101Idem, p. 30.

La présence de la communication intra-personnelle dans une telle échelle peut être discutée car il s’agit d’un processus psychique dont l’émetteur et le récepteur sont une seule et même personne. Pour justifier la présence de ce type de communication nous pouvons avancer l’argument suivant : si nous supposons que l’émetteur est à la fois le récepteur de son propre message, nous pouvons le

saisir comme un auto-feedback. Néanmoins, nous trouvons que la

communication intra-personnelle constitue un cas à part et qu’il est peut-être préférable de parler plutôt de phénomène intra-personnel, car son statut communicationnel est discutable.

Ce qui nous intéresse dans cette présentation est la graduation entre la communication interpersonnelle et intragroupe. Celle-ci nous permet de déterminer, construire et positionner notre champ de recherches, « notre » communication. Nous n’avons pas la prétention de fournir une définition de la communication, mais il est nécessaire de fir la portée de notre centre d’intérêt. Ainsi par la communication qui fait l’objet de nos investigations nous comprenons un rapport entre les êtres humains qui se produit au moyen du langage verbal parlé. Nous exclurons donc la communication homme–machine, homme–animal, etc. Nous saisissons la communication en tant que phénomène socioculturel102 et, par conséquent, nous adoptons le relativisme culturel.

Nous nous intéresserons à la communication « la plus répandue » selon McQuail, c’est-à-dire la communication interpersonnelle verbale parlée. Notre attention sera focalisée particulièrement sur le rapport mutuel qui se crée entre les participants, les sujets, les egos au moment du « face à face » dans la situation de la communication.

102 Nous adoptons la conception socio-régulatrice de la culture de Jerzy Kmita, un philosophe polonais. Un des fondateurs, à côté de Leszek Nowak et Jerzy Topolski, de l’école méthodologique de Poznan. Selon cette conception « la culture est constituée des certaines convictions systématiquement regroupées et ces convictions (…) – acceptées consciemment ou (en principe) tacitement respectées par des individus formant une communauté déterminée – régulent, de manière générale au sein de telle communauté, la façon de se charger d’une vaste classe d’activités. »