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Les concepts de personne et d’individu ont une longue histoire dans la philosophie et l’anthropologie. Ils sont fondamentaux dans la réflexion éthique et anthropologique parce que la « personne » se trouve au centre des préoccupations de chacune de ces deux disciplines. Etant réciproquement en

opposition, ces deux concepts sont profondément liés, car ils se déterminent mutuellement.

Ne pas faire la différence entre la personne et l’individu serait un faute intellectuelle dit Jacques, mais ignorer leur liaison profond serait à notre avis aussi une. Pour cela nous nous efforçons à présent d’analyser leur (non)relation. Dans la philosophie de Buber, la différence entre les concepts de personne et d’individu est marquée très clairement. La personne est consciente de son être, alors elle dit « Je suis ». Elle est consciente aussi de l’être des autres. Elle se reconnait en tant qu’un être et la personne, « contemple son soi »141 dit Buber. L’individu est le contraire. Il se voit à travers d’une manière d’être, alors il dit « Je suis ainsi »142. Ainsi la connaissance de soi de l’individu s’accomplit par la connaissance de sa manière d’être. Celle-ci est unique et la différencie des autres. Buber écrit :

Car se connaître, c’est pour lui, le plus souvent, construire une forme de lui-même qui puisse sembler justifiée et qui lui fera de plus en plus illusion ; (…) alors qu’une connaissance véritable de lui-même le mènerait au suicide – ou à la régénération.143

L’attention de l’individu n’est pas orientée sur lui-même, mais sur ce qu’il appartient au monde et ce qui dans ce monde lui appartient. Son langage est rempli par des pronoms possessifs « mon, mien ». Ce « mon, mien » détermine son monde et détermine ses limites que l’individu, incité par ses envies de posséder, cherche à repousser. Néanmoins, ceci ne lui apporte pas de la substance. L’individu est donc « ponctuel, fonctionnel, agent d’expérience et

141

Martin Buber, op. cit. p. 98. 142Idem, p. 98.

d’utilisation, rien de plus »144 écrit Buber. La dualité individu/personne se trouve dans chaque l’Homme et personne n’est seulement l’un ou l’autre. Si la personne est davantage prononcée, l’homme sera appelé une « personne ». Si c’est l’individu qui s’accentue plus, tel homme sera appelé un « individu ». Comment donc les reconnaître ?

La manière de prononcer Je dévoile soit une personne qui à travers ce mot fait une ouverture à Tu, soit un individu qui en disant Tu pense Cela (§ 4.5), c’est-à-dire Je ne laisse pas la place pour l’autre. Pour illustrer ces propos, Buber cite Socrate et Napoléon. Quand le premier incarne le Je profondément relationnel qui s’exprime par le dialogue, et qui appartient à la réalité des hommes, le second exemplifie un être qui n’est ni une personne ni un individu. Buber l’appel le « Tu démoniaque » ou « troisième variété du Je »145. Tel Je n’appartient à aucun monde et aucun réalité et Je est prononcé seulement par l’exigence linguistique, mais il est dépourvu de subjectivité. Une telle posture est une « contradiction intime »146, c’est-à-dire un manque de considération pour les personnes qui se traduit par le fonctionnement dans le seul monde possible, le monde des objets. En employant les termes siemkiens, c’est un Je monologique. Son langage reflète sa façon d’être. « Napoléon n’y mettait aucune force de relation, mais il prononçait le Je de l’acte accompli. »147

La constitution de l’Homme en tant qu’une personne ou un individu n’est pas définitive. Cette dualité étant ancrée, fait qu’une ou l’autre « partie » peut sortir à la lumière du jour.

Francis Jacques s’efforce de différencier la personne et l’individu au sein de son projet « anti-structuraliste »148 qu’il développe dans L’Espace Logique de l’Interlocution et qu’il décrit ainsi :

144

Idem, p. 98.

145 Martin Buber, op. cit. p.102. 146Idem, p. 103.

147Idem, p.103. 148

Nous le nommons ainsi, car l’intention de Jacques est de remplacer le discours sans sujet du structuralisme français par « le discours plurisubjectuel de l’homo communicans » L’Espace Logique de L’interlocution, p. 45.

L’idée étant de construire une philosophie de la personne autour de l’ « expérience » effective d’être en rapport avec autrui et de s’y maintenir par la communication, i.e. d’un point de vue relationnel.149

L’individu et la personne appartiennent à deux ordres différents. L’individu est une certaine unité qui est indivisible et durable. Il se caractérise par une continuité. Pour être un individu, dit Jacques « il faut s’appartenir, être le même, un être resté soi (Selbst) »150 alors il s’agit de la reconnaissance de même d’hier, d’aujourd’hui et du demain. Cette reconnaissance fusionne soi-même et constitue une unité. Cette reconnaissance de soi engendre la reconnaissance de l’autre comme un étranger « qu’il faut assimiler et en cas d’échec rejeter »151. L’individu est toujours saisi en rapport avec quelque chose, le monde, le groupe, « un environnement vital »152. L’individu est concentré sur son individualisme et le met en avance pour se différencier des autres, pour démontrer son incomparabilité. Son identité comme le dit Jacques est dirigée par l’impératif de stabilité et de protection. L’individu n’interroge pas, n’intervient pas, n’aime pas et ne communique pas. Si l’individu manifeste une disposition à communiquer, c’est un début d’apparition d’une personne. Jacques écrit :

Même si l’ouverture de l’individu le prédispose à l’accueil de la compétence communicative, cet accueil est l’acte de naissance de la personne. Il

149 Francis Jacques, Dialogiques II, L’Espace Logique de l’interlocution, PUF, Paris, 1985, p. 45. 150

Idem, p.47. 151Idem, p. 47. 152Idem, p. 46.

constitue une médiation indispensable à toute conversion à la personne.153

La personne communique, aime, interroge et intervient. Elle est au centre d’un « univers de la communication »154. Elle est en relation avec l’autre. En cours de cette relation et la comparaison qui se produit simultanément, la personne se confirme, elle s’identifie. Cette identification est nécessaire car la personne change dans le temps et ce qu’unifie ces changements est la conscience. C’est un processus indispensable pour être une personne. Nous lisons chez Jacques :

(…) la personne n’est pas, elle se produit, ou plutôt, pour elle, être c’est se produire en s’identifiant peu à peu. Un pur agir sur soi, une activité revenant sur elle-même, pour nous détourner de substantifier cette activité qui revient sur elle-même.155

La personne, contrairement à l’individu qui s’identifie par la forme, est un effet concret de l’identification continue et pour cela elle peut être considérée comme un œuvre. Cette identification « est constitutive de la personne »156. Jacques homologue la personne comme l’ego communicans qui est « hétéro-généré autant qu’auto-généré »157. La personne se produit, si nous poursuivons dans l’esprit jacquéin, par le contact avec l’autre qui l’incite à la réflexion sur soi-même. La personne apparaît dans une relation avec l’autre. Et cette relation avec l’autre s’exprime à travers d’une communication. Sur ce champ de la communication la personne se manifeste et agit. « Je » marque, comme le remarque Jacques, «

153Op. cit, p. 47. 154Ibidem, p. 46. 155

Francis Jacques, Différence et subjectivité, PUF, Paris, 1979, p. 42. 156 Idem, p. 41.

le faciendum de l’identification personnelle dans la responsabilité de la parole intervenante. »158

Buber et Jacques se rejoignent en mettant en avant le caractère non seulement relationnel de la personne, mais aussi communicationnel159, dialogique. Buber a écrit qu’au début il y a une relation. Jacques a écrit que « nous cherchons à concevoir la personne à partir de la catégorie de la Relation, en inversant le mouvement ordinaire de la pensée »160 :

La première chose à comprendre c’est que l’homme n’est pas placé parmi les autres étant comme une pomme parmi les autres pommes du panier : il est relié allocutivement et délocutivement à eux. Je dois être capable d’accueillir l’adresse ou l’interpellation d’autrui qui me dit tu, sous peine de ne pas être je. Si je suis celui auquel on se réfère en seconde personne, ce tu alors c’est moi.161